La première chose qu’elle fit fut d’inspirer un grand coup, comme si l’air recyclé de l’étage était différent de celui du reste de l’institut. Puis elle poussa un discret « Et merde ».
Elle avait visiblement oublié de vérifier l’heure, car au lieu de tomber sur un ciel bleu, elle avait trouvé du noir, quelques étoiles et un grand cercle blanc représentant la lune. Elle pesta, obligée d’admettre à quel point son horloge interne était déréglée, à moitié à cause des lumières des étages administratifs, toujours allumées, et à moitié à cause de son rythme de vie n’incluant aucun sommeil. Elle aurait pu s’en douter en voyant la faible quantité de personnes dans les couloirs, mais les vers luisants étaient maintenant un très bon indice.
2h24 du matin. Lever du soleil prévu pour 5h39. La petite montre digitale lui donnait juste assez de temps pour grimper au sommet de la seule montagne, et observer le lever de soleil, ou du moins sa simulation sur les écrans géants. Elle réajusta le sac sur ses épaules et entreprit de monter par le sentier dédié à la randonnée. Les panneaux affichaient « Needle’s Tip 2h40 ». Le nom lui rappelait de mauvais souvenirs des lits de l’infirmerie, et les mots de son médecin « J’ai rarement vu une personne aussi peu athlétique que vous. A quelqu’un de normal, j’aurais conseillé une activité physique réduite, vous, je vous déconseille de vous lever trop vite de votre chaise. ».
Elle ne pouvait pas particulièrement lui donner tort. Chaque pas lui demandait un effort considérable et une concentration toute particulière sur le placement de ses pieds entre les roches et les racines. Dans leur professionnalisme les ingénieurs avaient pris soin de recréer la pente variable et les cailloux pointus caractéristiques des sentiers de montagne. Le seul point positif était que la Lune était pleine et qu’il n’y avait pas trop à s’inquiéter de la visibilité. Après à peine quelques dizaines de minutes de marche, elle était déjà couverte de sueur, épuisée et pestait contre la terre entière et sa décision de commencer l’ascension. S’il y avait bien une chose dont elle était incapable, c’était de renoncer à une tâche qu’elle s’était confiée. La hargne et la ténacité venaient à bout de beaucoup de choses, mais parfois au prix de frustration et d’ampoules aux pieds.
Le dernier tiers fut le plus long. Les jambes tremblantes, elle rampait pour ne pas faire de pause, sachant que cela signifierait rater le lever de soleil. Chaque racine, chaque pierre, chaque piqûre d’insecte était une épreuve en plus et elle commençait à se demander si elle n’avait pas fait une grosse connerie en choisissant de grimper à cette heure-ci. Ses genoux étaient griffés et un peu de sang perlait, son tee-shirt était trempé et elle avait déjà mangé son sandwich et les gâteaux à sa première pause. Enfin, elle vit le panneau « Needle’s tip 0h30 ». Elle regarda immédiatement sa montre et faillit perdre l’équilibre. 5h02. Elle allait réussir. Avec un espoir renouvelé elle se traîna sur les derniers mètres et s’écroula sur le petit plateau du sommet, à côté des bancs pour les pique-niques. Le sang qui tambourinait dans ses tempes se calma peu à peu et elle put profiter du paysage qui se présentait.
Le ciel était encore noir, mais grâce aux discrets éclairages le long des chemins, on pouvait voir s’étendre jusqu’à l’horizon des sillons entre les champs, où les vers luisants ondulaient comme des bancs de poissons. Le tout donnait un spectacle presque irréel qui aurait pu prendre pour des fonds marins. Ici et là des employés de l’étage se réveillaient ou étaient déjà au travail et se trahissaient par de petites lanternes suivant le rythme de leurs pas.
Et là, au bout de son champ de vision, les premiers rayons. L’horizon basculait doucement vers le bleu et le rose. On pouvait voir la vague de lumière dépasser et couler vers le Nord et le Sud. Itès aurait pu jurer connaître la fonction de gradient opérant sur les pixels des écrans se traduisant par ces changements de couleur. Peut-être une convolution classique via une transformée de Fourier discrète, ou alors-
Elle n’eut pas le temps de finir sa réflexion. Le monde venait d’être plongé dans le noir dans un grand « clac » de fusible. Elle restait figée, incapable d’admettre ce qui venait de se passer. Les plombs avaient sauté.
L'image des lucioles qui forment des bancs de poisson me plait beaucoup, combinée à la nuit cela combine les ténèbres, les champs et l'eau. C'est très poétique je trouve.
Quant à l'idée d'un faire sauter les plombs sur une montagne artificielle, sous une Lune artificielle, j'ai trouvé ça tellement génial que je n'ai pas attendu le troisième chapitre pour commenter. Je retourne à la lecture de ton histoire.
Merci encore.
J'adore cette montée au sommet. Itès qui veut se prouver et prouver aux autres – et à son médecin – qu'elle est capable.
Comme ça a pu être déjà souligné, c'est vraiment joli le contraste entre l'artificiel de la simulation, et le réel de l'épuisement, des blessures, et de l'effort. J'aime beaucoup.
Hâte de voir la raison de cette coupure de courant ! Cela dit... On voit bien ici la thème sans soleil, le personnage en cherche désespérement mais pour l'instant n'arrive pas à le trouver...
Dernière partie, j'arrive,
— 🦉
Je laisse un tout petit commentaire avant de lire la fin, pour te dire que ce passage :
"J’ai rarement vu une personne aussi peu athlétique que vous. A quelqu’un de normal, j’aurais conseillé une activité physique réduite, vous, je vous déconseille de vous lever trop vite de votre chaise. »." --> m'a fait rire tout haut ! Ça m'a prise de court x)
Allez je vais lire la dernière partie !
Merci pour ton retour ça me fait très plaisir !
-"Le tout donnait un spectacle presque irréel qui aurait pu prendre pour des fonds marins"=> "qu'elle/qu'on aurait pu prendre pour des fonds marins"? Le "qui" ici ne fonctionne pas.
Je poursuis ma lecture :b
J'ai bien aimé la métaphore de la montée jusqu'au sommet du personnage principal. Cela ressemble à un parcours initiatique dans un monde où on se demande ce qu'est devenu l'humain. Justement, le côté humain du ressentiment de l'héroïne tranche avec tout l'artificiel qui l'entoure. À la fin du chapitre, la plongée dans le noir fait penser à tous ces incidents qui arrivent aujourd'hui dans notre monde, où de plus en plus on dépend de la technologie. Je trouve ça bien vu. Finalement, même dans un univers qui parait maîtrisé, les bugs existent.
Merci pour cette lecture