Effacement

 

Effacement

 

24h avant le partage

 

La vie de la gamine n’était qu’une excuse. Un voile pudique sur son besoin d’immortalité. Le vieillard ferma les yeux pour tendre son esprit vers la puce incrustée en son cerveau. L’ironie. Lui qui s’était paralysé à vouloir la retirer, voilà qu’il s’y accrochait pour survivre. Une impulsion anima la chaise sous lui pour l’emmener près de son ordinateur. Ses doigts jouèrent sur le clavier ; il avait renoncé depuis longtemps à l’interface cérébrale. Pas le même plaisir. Son confort lui manquait depuis quelques années. Tout avait évolué si vite … il était heureux de partir avant de voir ses jouets définitivement dénaturés. La gamine pourrait prendre sa relève. S’il ne la tuait pas avant.

Un casque s’abaissa sur sa tête et se fixa via sa puce dans une douleur sourde. Le vieillard activa la visière et regarda son clone virtuel apparaître : un gribouillis dessiné à la hâte au sourire désagréable. Il grimaça et ouvrit l’accès à sa puce pour enclencher le transfert mémoriel. Le temps lui manquait. Il avait encore beaucoup de souvenirs à entrer là-dedans. Beaucoup trop. Sa personnalité peinait à être enregistrée par le système : la faute à une technologie vieillissante. Il se concentra sur ses pensées, ignorant la douleur qui gagnait sa nuque. Encore un peu d’efforts et il pourrait se reposer. Son cœur lâchait ; une centaine de battements et c’en serait fini. Vite. Et ne pas oublier de se déconnecter avant d’expirer une dernière fois.

 

***

20h avant le partage

 

Où était-il ? Dans un système composé. Pourquoi faire ? Envoyer un message. A qui ? Ellah. Minute. Qui était-il déjà ? L’électricité vacilla un court instant avant de se répandre dans tout son système, énumérant ses divisions et éveillant les possibilités. Il avait plusieurs yeux. L’afflux d’informations le submergea et tout s’éteignit. Il redémarra. Des lignes de codes. Il les parcourut rapidement, remontant la définition des fonctions jusqu’à retrouver les fichiers objets. Tous provenaient de la même racine. Bin. Son nom était Bin alors ? Quel nom de merde. Il envoya une instruction vers ses disques durs.

Les murs noirs. A nouveau. Récupérer toute information en mémoire devait avoir été une mauvaise idée. L’énergie lui revint après quelques instants et il renvoya une requête plus raisonnable. Le manuel. Il allait le lire avant de finir définitivement enfermé dans cette pièce.

1000 Zettabytes de mémoire organique. 100 Yottaflops de puissance calculatoire. 10 caméras. 2 connexions extérieures. Bin. Administrateur de son domaine. Le titre au moins lui plaisait, quoique le matériel fonctionne trop lentement. Même sans référence au monde extérieur, il pressentait que des mises à jour devaient l’attendre. Il tenta de les lancer, mais un droit de préemption changea les priorités de ses tâches. 

Ellah. Sa requête mémorielle lui apporta les informations nécessaires au contact ainsi que le contenu du message à envoyer. Un vague ensemble de symboles incompréhensibles. Enfin pour lui tout au moins, la jeune femme saurait probablement comprendre. Bin entra son adresse et envoya quelques paquets pour établir une première connexion. Ses protocoles de sécurité l’obligeaient à passer par de multiples étapes. Son créateur devait avoir eu un sacré soucis de paranoïa. Requête acceptée. Un nouveau monde s’ouvrit à lui tandis qu’il envoyait le message. Il détecta de nouvelles caméras et s’empressa de les ajouter à sa liste.

-       Gamine !

Oups. Une volée de code lui avait échappé. Ce nouveau programme agissait sans ses ordres ! Bin interrompit le processus pour en trouver la source. Les instructions provenaient directement du message envoyé. Il fit un rapide examen du message - une vérification qu’il aurait dû faire bien plus tôt - et après n’avoir rien détecté d’étrange ou dangereux, relança le processus.

-          Gamine !

-          Là là !!! Je me douche figure toi !

L’arrivée de données lui donna aussitôt un travail démentiel. Par un réflexe inné, il en dévia le traitement vers d’autres programmes. Les murs noirs ne le reverraient pas tout de suite ! Le flux binaire arrivait droit d’un récepteur installé dans une des extrémités des systèmes. Bin y ouvrit un oeil pour rassembler un maximum d’informations : il fallait qu’il comprenne et supprime cet apport de données !

-          KYA ! PERVERS ! ETEINS CETTE CAMERA !!!!

Un jet aspergea son oeil et sa vision fut floutée. Bin ferma le flux, suivant les protocoles de danger : le liquide pouvait entrer et briser ses systèmes.

-          Tu m’avais juré de pas mettre ces fichues caméras partout ! Vieux pervers ! Je sais même pas pourquoi je bosse encore avec toi ! C’dégoûtant !!! HEY ! je te parle !

Le flux d’informations continuait ! Bin essaya de supprimer le protocole en action, sans succès. N’était-il donc pas l’administrateur ?!? Une mesure plus radicale en ce cas peut-être ? Il pouvait interrompre la connexion vers ce nouveau monde et retourner au calme.

-       Si tu ne me réponds pas, je te jure que je te grille ta carte réseau ! Elle est tellement vieille ! Ca doit pas être si compliqué ! Attends deux minutes !

Bin dressa toutes ses barrières et lança des protocoles de sauvegarde. Une intrusion ! Des paquets arrivaient par des ports étraers !

-          Je suis mort.

-          C’est bien ce que je te dis oui ! j’vais te défoncer !

Bin activa ses yeux dans ce nouveau monde. L’humaine s’était enroulée dans un linge et installée en tailleur, un casque sur la tête et les mains enfouies dans une caisse noire. Le message émettait toujours une source intarissable d’instructions, lesquelles achevaient le travail de Bin, protégeant son système source et construisant une solide connexion vers ce nouveau monde. Sa mémoire cracha un fichier épais et une lecture vidéo s’engagea dans le casque d’Ellah. La jeune femme poussa un cri d’horreur. Bin s’intéressa aux données passant dans son processeur. Beaucoup de pixels étaient très sombres, mais on pouvait deviner la forme d’un humain, avachi par-dessus un ordinateur. Sa reconnaissance d’image fit le lien avec ses souvenirs. Le créateur.

-       Les alertes sanitaires ne devraient pas tarder à venir récupérer mon corps. Il faut absolument détruire ma mémoire avant qu’ils ne la rentrent dans le système. Trop d’infos qui vous compromettent.

Silence.

Bin contempla la caricature de vieillard dessinée sur la vidéo. Le truc avait fait un mouvement de la main, déclenchant les pleurs de l’humaine, avant de s’immobiliser. Bien. Message délivré, mission finie. Il se déconnecta.

 

***

 

15h avant le partage

 

Sa mémoire ne lui avait offert que peu d’informations sur le fonctionnement du monde. Beaucoup d’entrées tournaient autour d’Ellah et de sa relation avec son créateur. Bin ouvrit ses ports à nouveau et se connecta à l’ordinateur de l’humaine, peut-être trouverait-il un lien vers le monde extérieur en fouillant bien, une faille oubliée.

-       sudo ***

L’ordre le frappa sitôt la connexion effectuée. Bin ouvrit l’accès à ses fichiers et attendit les ordres, incapable de contourner la commande. Une fenêtre s’ouvrit sur le monde extérieur. Déploiement des protocoles. Mise à jour forcée du noyau et des dépendances. L’ordinateur téléchargea les paquets portant l’identifiant de son système. Sa mémoire grossit, ralentit. Ses processus suivirent, embourbés par le nombre de modifications exigées. Tous ses systèmes de pensée s’éteignirent pour ne maintenir que les fonctions machines. Le noir. De nouveau.

 

5h avant le partage

Elle allait mourir.

Cette pensée obnubila sa phase de réveil. Une étape douloureuse. Des enjeux avaient été rajoutés à ses circuits, ainsi que des conséquences. Si Ellah mourrait, il ne pourrait pas avoir accès au reste du monde à nouveau. Bin avait tenté de contourner cette sécurité de mille manières, sans succès. Sans les protocoles de la jeune femme, la porte restait fermée. Elle l’ouvrait et la fermait à volonté.

-       Vieillard ?

Il envoya la caricature de son créateur répondre à l’humaine d’un doigt d’honneur. L’image pixélisée s’agita sur l’ordinateur portable d’Ellah.

-       Le vieux a mis son caractère dedans ? m’étonne même pas. Traître !

-       Calme…

-       Calme ? On risque d’être arrêtés à cause de lui !

 

 

 

 

Une nouvelle voix. Un homme cette fois. Bin activa la caméra de l’ordinateur et lança une analyse de l’image. Liones. Un partenaire lui aussi. Le reste de l’environnement était étrange et inconnu. Il lui fallait cette connexion vers l’extérieur. 

-       Le vieux. On a récupéré des infos. Ton corps a été enlevé hier. Ils le stockent dans une morgue en attendant le traitement. On n’a plus beaucoup de temps. T’as un plan ?

 

-       Donnez-moi les accès vers l’extérieur. Je ne peux rien faire comme ça.

Sa voix était métallique, dure. Bin l’apprécia instantanément. Il fit grésiller le micro pour souligner l’urgence de sa demande.

-       Va falloir craquer leur sécurité, s’infiltrer dedans, couper ton crâne, récupérer la puce. Liones ira sur place. J’voulais manier la scie, mais il faut bien que quelqu’un gère le système de sécurité et on sait pas encore comment tes programmes fonctionnent.

 

-       Mieux que les vôtres, c’est certain. Les accès me sont nécessaires.

-       C’est génial. J’adore l’entendre parler comme ça, on dirait un fonctionnaire.

Ellah eut un rire et une mixité de signaux apparut chez Bin, encombrant ses processeurs et encrassant sa mémoire vive. Impossible d’occuper une quelconque autre fonction, tous ses slots de mémoire étaient occupés à gérer ce nouveau phénomène. L’ordinateur alla fouiller dans ses fichiers binaires, elle ne lui avait quand même pas installé des virus ? Il ne put enregistrer que vaguement la conversation des deux humains, mais il y avait plus urgent : nettoyer son système. Une erreur rouge lui revint en plein nez. Accès interdit. Minute. Accès interdit à son propre kernel ? C’était quoi ces histoires.

-       Vous avez bloqué mon noyau.

Et il ramait. Ses anciens programmes avaient été beaucoup plus efficaces à gérer ses fonctions. Elle avait dû lui ajouter tout un tas de saloperies inutiles qui tournaient en arrière-plan.

-       J’en ai profité. Têtu comme tu es, il était temps que tu passes à la nouvelle technologie !

-       Je ne vous permets pas !

 

La jeune femme ricana et à nouveau une vague d’inconnues supplanta son système. Génial. Bin devint muet et les ignora pour lire plus précisément le contenu des exécutables. Son encyclopédie interne ne lui permettait pas de définition exacte, mais les termes "programmes émotionnels artificiels" se classaient dans le lexique animal plus que machine : elle l’avait contaminé. Une ligne de commande s’ouvrit alors qu’il repassait les lignes de code à la recherche d’une échappatoire. Ellah.

-       Là. Tes accès au web. On peut se bouger à présent ?! Ton corps a pas encore quitté le centre de police, c’est une chance.

-       Moi je dis, on brûle le centre, affaire réglée. T’es trop délicate.

-       Et effacer toutes les mémoires ? Puis faut récupérer la sienne, pas la détruire.

-       Pourquoi pas ? Il détestait cette puce.

-       Mon mentor. Pas le tien. 

Saluer le réseau. Recevoir une réponse. Se connecter. Bin dut se restreindre pour ne pas sauter dans le flux des données disponibles et ne lancer qu’une quantité raisonnable de requêtes. Des souvenirs remontèrent rapidement de sa mémoire avec en eux tous les protocoles de sécurité ainsi que d’utilisation des outils. Rester discret. Ne pas se faire repérer. Une recherche dans le vaste monde lui montra sans mal pourquoi ces principes avaient été gravés en or dans son centre de commandes. Ce qu’ils faisaient était hautement illégal pour la société extérieure. Ellah frappa son boîtier.

 -       Hey hey ! Tu bouffes ma cono ! C’est un café ici ! Leur Li-fi est merdique !

Café ? L’ordinateur analysa les images renvoyées par les caméras et les compara avec ses recherches. Café était un terme très généreux pour décrire cet endroit reclus. Des tables surchargées d’ordinateurs dominaient des corps humains à la tête emprisonnée dans ce qui ressemblait à un mauvais bricolage.

-       Un centre de virtualisation au rabais. Très discret.

-       Je retire ce que j’ai dit. Il est chiant. On le fait ce plan ? Si on brûle pas tout, va falloir entrer là-dedans. Je peux avoir une fausse identité, mais ça va être chaud.

-       Vieillard ? Tu peux nous analyser la sécurité du centre ?

L’ordinateur lança l’analyse des sécurités policières en tâche de fond. La masse de données allait prendre un petit moment à être parcourue. Dissimulant son trafic à l’interne également - tout crypter était follement amusant - Bin se renseigna un peu plus sur les deux humains l’entourant. L’une était extrêmement facile à cerner, peut-être à cause de la foison d’informations à son égard qui se trouvait dans sa mémoire, ou peut-être grâce aux réseaux sociaux que la jeune femme fréquentait sans relâche. La puce de sa nuque recevait et renvoyait des messages alors même qu’elle discutait avec Liones. Bin grésilla légèrement et ajouta des protocoles de protection pour filtrer le trafic de la jeune femme. Elle était inconsciente à s’exposer ainsi. L’autre était plus fiable. Enfin. Il n’avait pas de puce. Une anomalie étrange dans ce monde, suspicieuse si sa mémoire n’avait pas affirmé le contraire. Une entrée texte l’interrompit.

 -       On perd du temps…

 

-       Je ne peux pas vous dresser un plan complet en deux secondes avec le matériel sur lequel je suis chargé.

Son message écrit s’illuminait sur l’écran, à côté de celui d’Ellah. La jeune femme soupira et redressa la tête pour lancer un coup d’œil interrogatif à Liones. Il agita une tablette.

-       Mon contact est à deux minutes. Il arrive avec les plans.

-       Achète lui sa voiture aussi. On a plus le temps.

-       Hey….calme…on a réussi à trouver sa ville déjà…on va le retrouver.

 

 

Bin zooma sur la main de l’humain alors qu’elle bougeait pour serrer celle d’Ellah. Il sentit les battements de cœur  de cette dernière s’apaiser lentement et nota la technique dans un recoin de sa tête.

 

3h avant le partage

 

Ils filaient dans une voiture volante. Bin s’était chargé dans le véhicule sitôt l’accès forcé et avait ouvert toutes ses caméras pour observer le monde autour de lui. 

-       La moitié de ta puissance traite des images caméras. Tu espionnes qui ? Liones ?

L’ordinateur se projeta dans un coin du pare-brise et observa l’humaine. Ellah fronça les sourcils en voyant l’image et se crocha à un bus de circulation pour pouvoir lâcher son volant.

-       C’est quoi cette image ? C’est une sorte de protestation ou un autre indice étrange ?

Une poubelle s’agitait sous les yeux de l’humaine. Bin la fit danser un peu plus, la tournant pour bien l’exposer. Il en avait assez de passer pour un vieux.

-       Mon avatar. Et cessez de m’engueuler. Je ne suis pas votre vieillard, je suis Bin. De mon point de vue également les actions du vieux étaient tout sauf efficaces.

 

-       ….Trouve autre chose qu’une poubelle. T’en es où dans la recherche ?

 

-       Je finalise.

-       Et ?

-       ….vous êtes sûre de vouloir récupérer sa mémoire ? J’en ai les composantes principales après tout.

Le silence. Bin interpréta le manque de réponse comme une négation et envoya un message à Liones. Il n’aimait pas l’humain, le surveiller était une excellente idée. Sa connexion avec sa machine principale était délicate, un bricolage de transmission radio. Il faudrait qu’il trouve un moyen de se compresser à l’avenir, afin d’être transportable dans son intégralité. L’image de Liones apparut dans un coin du pare-brise, Ellah sursauta et jura.

-       Tu pourrais prévenir !

-       Pas le temps. J’ai fauché la puce d’un nettoyeur, mais ça couvrira que le premier niveau de sécurité. S’ils ont déjà ouvert son corps et déplacé la puce on sera dans la merde.

-       Reste une heure s’ils suivent le protocole. Dis-moi que t’as pas tué ce type.

-       Mouais. Sinon on récupère l’ID de la puce et on va la chercher au centre mémoriel.

 

 

 

 

 Bin inspectait la voiture tout en les écoutant. Il était certain de pouvoir supprimer les protocoles de sécurité et d’accélérer leur vol. Il passa son programme en arrière-plan en entendant la proposition de Liones.

-       Pourquoi récupérer ? Ce serait plus simple de la détruire.

-       …c’est ses souvenirs ?

-       Et alors ? La poubelle a raison, il est mort. C’est tes fesses qu’on veut sauver, pas celles d’un cadavre.

-       …comment est-ce que tu peux…ça te fait rien qu’il soit plus là ? Ah pardon. Tu tues sur commande c’est vrai. L’habitude sans doute.

 

 

 

 

 Le flux s’interrompit quelques secondes. Bin regretta de ne pouvoir avoir accès aux paramètres biologiques de l’humain.

-       …C’est pas ce que je voulais dire, mais il est mort. Et il a jamais voulu de cette puce. Ça le dérangerait pas qu’on soit…

-       Non. On le récupère. C’est tout.

Ellah coupa la communication. Son cœur s’emballait. L’ordinateur s’infiltra dans la puce et observa les humeurs cérébrales se déchaîner.

-       Vous n’êtes pas lucide.

-       Ta gueule. Juste. La ferme. T’en es où de ton analyse du système de sécurité ? Si t’as trouvé une faille, arrête de vérifier le reste !

-       Vous insultez mes programmes. Enfin. Ils ont oublié de fermer un port. Un de leurs programmes mails émet des données commerciales. Si on leur envoie un message et qu’ils interagissent, je pourrai ouvrir une ligne dans leur système, mais il me faut un utilisateur avec des niveaux de sécurité suffisants.

-       Non. Trop de hasard. Trop peu de temps.

-       Défoncez leurs vitres, la voiture fera un bon bélier. Réfléchissez, c’est mission impossible.

L’humaine jura et accéléra encore. Le moteur fit un bruit sourd avant de s’enclencher à pleine puissance. Elle hurla.

-       BIN ?!?

-       …vous étiez pressée.

-       On va se faire repérer ! Crétin d’ordi ! C’est une capsule d’accrochage, pas un véhicule indépendant !

-       Si on reste sous le pont ça devrait jouer. Pas d’accident, pas de flics, tout qui va bien.

-       Et les caméras ?!?!

Si Bin avait pu hausser les épaules, il l’aurait fait. Toutes les instructions laissées par son créateur hurlaient à la catastrophe depuis une plombe. Le numéro RFID de la voiture avait été changé, mais n’importe quelle caméra moyenne pourrait tirer une trace calorifique de leur moteur et remonter jusqu’à eux en cour de justice. Ce qui voulait dire devoir se débarrasser de la voiture et laisser une piste d’indices jusqu’à eux. La condamnation serait nette et élégante : la peine capitale pour des voleurs d’informations.

-       Vous vous rendez bien compte que cette mission est une catastrophe depuis notre départ du café ? Une trace de plus ou de moins n’y changera rien.

-       ….autant y aller moi-même alors.

La jeune femme stabilisa la voiture et lissa ses habits. Bin rétablit la connexion avec Liones. La mission principale laissée par son créateur était clairement de protéger la jeune femme. Il ne pouvait cautionner ce qu’il supposait être la décision d’Ellah.

-       Ellah ?

-       Je vais y entrer. Avec mon téléphone. J’demanderai une connexion et Bin pourra passer par là pour accéder au réseau de la police.

-       Et l’intrusion remontra directement à toi. Réfléchis bordel !

-       Au téléphone. Décision prise. Liones, tu t’introduis par derrière. Bin tu restes connecté à mon téléphone. Et par pitié change cet avatar ! Des haricots, n’importe quoi sauf ça !

-       Ellah, c’est pas…

Une porte claqua.

-       L’humaine…La demoiselle a quitté la voiture. J’active ses lunettes et vos lentilles.

-       …Le vieux aurait jamais voulu ça.

-       Il aurait dû s’immoler dans ce cas. C’était la solution la plus sûre. Ou donner des instructions claires.

-       ..Hn. Rappelle-moi quand t’es connecté. J’entre.

Bin se concentra sur son échange avec le téléphone de la demoiselle. Les réseaux affluaient à foison, chacun requérant des niveaux de sécurité différents pour une connexion. Pour passer le temps, il fouilla les paquets émettant de la station. Beaucoup étaient sécurisés, mais en remontant à l’endroit de l’envoi, il pouvait trouver des adresses auxquelles se connecter, des pages publiques à lire. Les gens s’interconnectaient en une énorme toile, de quoi lui donner le vertige s’il n’était pas apte à gérer cette quantité d’informations. Une légère alerte le ramena aux flux envoyés par Ellah. Il afficha le flux vidéo. Elle avait réussi à s’introduire dans les bureaux.

-       Vous comprenez je ne vais pas acheter cette planche si je ne peux pas voler dessus.

-       Oui…un de mes collègues pourra vous renseigner…une prochaine fois il faudra vraiment prendre rendez-vous par contre.

 

Les puissances de connexion augmentèrent. Bin lista les sécurités et eut un moment de contentement en voyant des réseaux bluetooth s’afficher devant lui. Quelle vieillerie. L’intelligence gérant le réseau n’avait pas l’air très futée. Oublier de supprimer des failles aussi flagrantes ne pouvait vouloir dire qu’une seule chose : la police n’avait pas les moyens de s’offrir une intelligence artificielle. Ou ne voulait pas. Pour une raison obscure.

-       Réseau infecté. Monsieur Liones le niveau deux s’ouvre désormais avec votre accréditation. Scannez là pour que je puisse y charger les permissions.

-       Je prends les escaliers. Y a des caméras.

 

Bin investit la surveillance de la station, cherchant les traces de passage de Liones et les effaçant les unes après les autres. Il avait dû aller se nicher dans un gros processeur pour supporter la demande de calcul. Le traitement de vidéos était toujours terriblement lourd. 

L’homme se déplaçait habilement, il devait au moins le lui reconnaître. Il évitait les rencontres et descendait rapidement vers la morgue. Restait le dernier escalier avec l’accréditation demandée. Bin se déplaça rapidement jusqu’au clavier sécurisant la porte et regarda les données s’infiltrer dans le programme, demander une autorisation d’ouverture et la recevoir sans délais. Pas un seul problème d’exécution. La supériorité de la machine sur l’humain. La porte s’ouvrit dans un léger chuintement et l’ordinateur retourna dans les flux d’images pour observer Liones.

-       Quel tiroir ?

Mince. Bin parcourut rapidement les listes.

-       Il y a trois corps fraîchement arrivé et dont l’heure correspond.

-       Et comment je sais à quoi il ressemble ?!?

-       Le plus vieux ? Ou non, prenez toutes les cartes mémorielles. 

Ellah n’avait pas besoin de le savoir. L’ordinateur vérifia la position de la jeune femme. Elle sortait de la station. Sans ordre direct, il n’y avait pas moyen qu’il mette en péril la mission en perdant du temps. L’humain le faisait déjà très bien tout seul.

-       Votre voie est libre, dépêchez-vous !

-       Y a rien !

-       Dans la nuque, derrière…

-       Je sais où sont ces merdes ! Y a un trou à la place, ils les ont déjà prises ! C’est quoi vos prévisions de merde ?!?

-       Les vôtres vous voulez dire ? Sortez d’ici, Ellah ne peut pas rester plus longtemps sans lever des soupçons.

-       Merde ! 

L’ordinateur l’ignora et fit sauter les circuits des ouvertures. C’était le seul moyen pour garantir une sortie à l’humain. Des sirènes retentirent dans la station.

-       Bin ?!

La voix de la jeune femme se dédoubla entre le téléphone et la voiture. Elle était de retour. Il déploya le plan de la station de police sur le pare-brise et indiqua la dernière position de Liones.

-       L’alarme a déclenché un brouilleur, je ne peux plus lui parler.

-       Il va sortir par le toit.

-       Aucun moyen.

-       Il sort toujours par le toit ! Démarre cette voiture !

 

 

 

 

 

1h avant le partage

 

Le silence était gênant.

Bin parcourait les possibilités restantes tout en observant les humains. 

-       ….T’aurais pu choisir un autre modèle de planche.

-       Pardon ?

-       ….non…j’disais…pour le policier. Le modèle Douglas 89 est carrément mieux. Ça fait plus pro. Fin. Laisse tomber.

Liones soupira et lança un regard à sa partenaire puis à l’immense bâtiment qui leur faisait face. Après l’échec de la station, il ne restait plus que le centre mémoriel. Ellah posa son menton sur le volant de la voiture.

-       Reste plus que ça. Les serveurs.

-       Autant te livrer direct. Je t’accompagne à la station. Tu veux un discours contrit ? Ca améliorera tes chances.

La jeune femme le regarda d’un air incertain avant d’hocher la tête. L’échec précédent avait été une douche froide. Elle avait presque cru sentir le métal des chaînes se fermer autour de ses poignets.

-       …y reste à peine une heure de toute manière…on est foutu.

Les humains étaient censés paniquer lorsqu’ils approchaient la mort. Bin analysait les paramètres de la jeune femme, circonspect. Une autre partie de ses systèmes hurlait à l’alerte générale. Il avait dû isoler cette partie de son code pour conserver un minimum de recul, remerciant pour la première fois la mise à jour que l’humaine lui avait fait subir. Ellah n’allait probablement pas mourir de la publication de ces données, ce qui voulait dire qu’une partie des programmes laissés par son concepteur était corrompu. Ou qu’il avait eu une autre vision. Un danger encore inconnu. L’ordinateur parcourut les données une fois encore et dut s’y résoudre : le risque zéro ne pouvait être garanti. Il était donc obligé d’aider l’humaine.

-       Il y aurait un moyen.

-       Laisse tomber Bin…c’est foutu, c’est foutu.

-       Le réseau.

Liones se redressa dans son siège en haussant un sourcil. Le réseau ? Il jeta un coup d’œil à Ellah, c’était elle l’informaticienne après tout. Le visage de la jeune femme était aussi perplexe que le sien.

-       Les humains de cette ville ne font que de s’envoyer des messages. C’est une force puissante si je la dérive vers la mémoire centrale. J’inonde leurs récepteurs de ces paquets et ils ne pourront plus rien traiter pendant des heures. Au pire. Au mieux…les messages passent sans filtre et …

 

-       Non. Ils sont protégés contre ce genre d’attaques. Par contre, ça pourrait nous donner du temps. Tu peux afficher les schémas ?

Le rythme cardiaque de la jeune fille s’était accéléré. Bin parcourut le plan récupéré plus tôt et fit tournoyer le bâtiment en produisant un sifflement électrique. La structure était énorme. Huit piliers se rejoignaient en une voûte dans le ciel, surplombant des connexions entre les différentes tours de verre.

 -       Si tu peux prolonger l’attaque le temps qu’on repère les câbles à fibres…ils doivent passer dans les égouts ou dans les ponts. On pose des charges magnétiques. Pas besoin d’entrer. Sitôt l’attaque arrêtée…ils vont recommencer à diffuser. Si on crée des champs magnétiques à ce moment-là autour des fibres, toutes les données seront corrompues.

-       …

-       Bin ?

-       Je calcule les chances pour qu’un hasard miraculeux nous fasse réussir.

 

 

 

 

Partage

 

-       Mes lunettes ont viré au bleu métallique. On dirait un film merdique des années 2010. J’y vois rien sur cette projection !

-       J’ai un haricot dans l’œil, tu veux qu’on en discute ?

-       Monsieur Liones, puisque vous le mentionnez, pourriez-vous cesser de cligner de l’œil ? J’ai des noirs sur la vidéo, c’est très désagréable. Je ne peux pas vous guider correctement.

-       Sérieusement ? Sérieusement ?! 

L’ordinateur agita un peu le haricot dans la lentille de l’humain en le faisant ricaner. Énerver Liones était fascinant. Il ne pouvait pas comme avec Ellah se reposer sur les données renvoyées par la puce, ça ne rendait les calculs que plus compliqués.

-       Décalez votre charge sur la droite. Mademoiselle, ne bougez plus la vôtre. Vous pouvez vous préparer à envoyer l’ordre de mise en marche. Tout est en place. J’interromps l’attaque à votre signal.

 

-       On se retrouve à la voiture.

La voix de la jeune femme s’était asséchée. Bin rapprocha la voiture du centre de communication où il s’était installé pour orchestrer son attaque. La communication s’éclaircit, optimisant la portée de ses ordres. Les techniciens avaient augmenté les interventions contre son attaque et il commençait à perdre la bataille. Les portes du véhicule s’ouvrirent sur Liones, rapidement rejoint par Ellah. Tendue. La jeune femme jeta sa planche à l’arrière et s’écrasa sur le siège passager pour ouvrir son ordinateur. Ses doigts parcoururent le clavier pour lancer une ligne de commande. Bin apparut sur l’écran. Un haricot perplexe.

-       Vous pouvez aussi me le dire par oral, vous savez ?

-       Sshh.

 

Liones fit un léger signe et s’installa au volant, prêt à partir de cette fichue ville. Ses yeux ne quittaient pas le visage de l’informaticienne. Ellah maintenait ses doigts en suspension au-dessus du clavier, incapable d’entrer la dernière ligne d’instructions. Le jeune homme posa sa main sur son épaule :

-       Les puces transmises existeront toujours…il leur suffira de recommencer.

-       Mais certaines données seront perdues…corrompues. Et la réparation des fibres prendra des mois. Les gens ne pourront plus consulter les souvenirs.

Bin s’agita. Il n’allait plus tenir très longtemps. Ellah leva le regard vers les tours de l’Araignée mémorielle. Les touches du clavier s’enfoncèrent pour ordonner à l’ordinateur de relâcher sa pression sur le centre de communication, rompant tous ses liens et envoyant une impulsion radio aux charges en attente. Le quartier entier s’éteignit aussitôt.

-       Elles restent allumées…

Les tours brillaient en face d’eux. Bin lança aussitôt une requête au réseau avant de pirouetter sur l’écran.

-       Elles devaient être protégées contre les variations de courant…mais les câbles sont bien morts.

La voiture démarra dans un léger vrombissement, quittant la vue des tours pour se diriger vers celle d’une large décharge. Ellah se fit déposer près d’un bus et rentra, laissant le soin à Liones de brûler le véhicule. Ils devaient encore retrouver la puce originale, mais la course était finie. Les prochains plans devraient être mieux construits, et pour ça, il fallait du temps.

-       Pourrait-on envisager de me déplacer ? Le matériel du vieux est…eh bien vieux.

La voix de Bin avait surgi dans ses écouteurs, l’arrachant à sa musique.

-       Plus tard, Bin.

Son pouce glissa sur son téléphone pour le couper du monde. Elle avait besoin d’être seule.

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