La jeune fille se plaqua davantage dans les hautes herbes. Elle fixait, à travers le feuillage, les individus qui approchaient sur le chemin. C’étaient deux hommes, vêtus de brigandines pourpres et de cottes de mailles, et équipés de tout un arsenal. Elle devina, sous leurs casques, des yeux bleus et enfoncés dans les orbites, plantés dans des visages mangés de barbes hirsutes qui devaient probablement être blondes avant d'être recouvertes de crasse et de poussière.
Le duo avançait en s'esclaffant, parlant dans une langue qu'elle ne comprenait pas, et la jeune fille ne pût s'empêcher de détester ces notes bestiales et ces accents gutturaux, entrecoupés de halètements rauques. Ils se rapprochaient d'elle, insouciants, inconscients de sa présence, mais elle attendait qu’ils arrivent à son niveau pour agir.
Il faisait chaud, et elle transpirait. Le vent sec lui portait les effluves du blé mur et des coquelicots. Il s'engouffrait dans sa tunique et faisait danser ses fins cheveux châtains devant son visage. Au loin, elle percevait les meuglements et les bêlements des bêtes errant dans les pâturages.
En même temps, en filigrane, un imperceptible murmure tissait ses notes dans son esprit. Les notes traçaient une partition qui lui soufflait que les deux créatures qui s'approchaient ne méritaient pas de vivre.
Elle guetta le bon moment. Elle passa lentement sa main dans sa crinière pour la rabattre en arrière, ramena ses genoux sous son ventre et planta ses orteils dans le sol sec. Une posture de chat prêt à bondir sur une souris. Les hommes étaient maintenant à portée de saut. Elle tira une dague de sa ceinture.
Au moment où elle s’élança, une autre jeune fille lui tomba dessus et la plaqua au sol. Les deux adolescentes roulèrent dans les herbes sèches et tentèrent de s'immobiliser mutuellement. Les deux hommes, interpellés par le bruit, se penchèrent au-dessus les buissons en brandissant leurs armes et les invectivèrent dans un français imbuvable :
―Qu'est-ce que vous faîtes, cachées dans les buissons ? Déguerpissez !
―Tout va bien messires, mon amie et moi nous jouons simplement à la bagarre.
―Nous ne voulons pas de grabuge dans le coin. Filez avant d'avoir des ennuis !
―Bien messires. Au revoir messires.
Les jeunes filles se redressèrent en prenant soin de dissimuler la dague, puis gagnèrent le chemin en se dirigeant vers le village. Les deux hommes repartirent en sens inverse en jetant des coups d’œil furtifs en arrière. Quand ils furent suffisamment loin, les deux jouvencelles reprirent leur dispute :
―Tu es complètement folle, Jeannette ! Pourquoi tu persistes à vouloir attaquer ces maroufles d'anglesailles !
―Ce sont des monstres, Hauviette, ils méritent tous de mourir. Des envoyés du Diable que n'importe quel Franc digne de ce nom devrait combattre.
―Écoute, tu vas finir par avoir de gros ennuis. Imagine, ces soldats pourraient bien s'en prendre au village, ou à ta famille, si tu blesses l'un d'entre eux.
―Saint-Michel m'a ordonné de combattre les Anglais, et c'est ce que je ferais. Même si le prix à payer est élevé.
―La messe te monte trop à la tête, Jeannette. Tu sais, je dois être la seule à vouloir encore te parler. Les autres jeunes pensent que tu as perdu la tête.
―Je sais… Je suis désolée, mais je n’ai pas le choix. Je ne voudrais pas que mes actions nuisent au village, ou à toi. Je devrais peut-être partir…
―Et ta famille ?
―Je leur suis de plus en plus étrangère. Ils ne me comprennent plus…
Les deux jouvencelles s’éloignaient sous le regard de Blandine Delyon, une femme aux longs cheveux noirs réunis en chignon. Elle ne sentait ni la chaleur de l'été, ni la caresse du vent, ni les parfums des fleurs sauvages. Les Anglais l’avaient traversée comme si elle fût une simple toile d’araignée. Elle avait tout observé depuis l’endroit de l’embuscade. Ses grands yeux verts n’avaient pas lâché Jeannette. Elle avait attentivement écouté le dialogue des deux jeunes filles, et semblait déçue. Elle prit un temps de réflexion, puis se décida à partir.
La vie du village de Domrémy battait son plein. Charrettes, paysans et bétail, artisans et commerçants filaient à travers les rues de terre battue. Le printemps vosgien, doux et ensoleillé, avait réveillé l’activité de la population et avait tiré de sa léthargie hivernale le paysage, qui désormais arborait son festival de couleurs et de senteurs. Jeannette, du haut de ses seize ans, se pressait dans l'allée des commerçants. Elle avait pris une décision importante. Aujourd'hui, elle ressentait le besoin de se libérer de son fardeau, de se confier à quelqu'un de confiance. Il n'y avait qu'une personne capable de la comprendre, et s’il s’avérait difficile d'être persuasive, elle détenait quelques secrets pour faire pencher la balance en sa faveur. Elle s'arrêta devant une grande bâtisse de bois avare en fenêtres. De son seuil s'échappait des effluves de renfermé, de salaisons, de céréales et de sueur. Elle entra sans cérémonie et avala d'un pas assuré la distance qui la séparait d’un homme fort occupé :
―Bonjour oncle Laxart, je suis désolée de vous déranger, mais il faut que je m’entretienne avec vous, c'est très important.
L'homme était en plein travail d'inventaire de sacs de blé et de tonneaux de victuailles de l'entrepôt de son maître. Il posa délicatement son boulier sur la table, prit un chiffon et s'essuya le front :
―Je t'écoute Jeannette, mais fais vite, j'ai du travail.
―L'archange Saint-Michel m'a élue pour sauver le Royaume de France et le libérer des Anglais.
Laxart digéra l'intervention de la jeune femme pendant quelques longues secondes d’ahurissement, avant d'éclater de rire. Il jeta son postérieur sur une chaise en bois pour reprendre son souffle, puis se claqua les cuisses de ses mains larges et calleuses :
―Ma pauvre Jeannette, et comment tu comptes t'y prendre ?
―Ne vous moquez pas. Ma mission est claire et m'a été exposée dans les moindres détails. Je dois d'abord me rendre à Chinon pour rencontrer Charles VII.
―Charles VII ? Toi, une gueuse, illettrée de surcroît, tu penses être digne de rencontrer un nobliau ? Et puis pour quoi faire, les Anglais sont en train de gagner la guerre haut la main et Charles n'a plus que les yeux pour pleurer. Si tu vas lui raconter tes fariboles, ça va l'achever à coup sûr !
―Mon oncle, vous n'avez pas idée de ce que je peux voir, de ce que je peux deviner, anticiper. Vous n'imaginez pas qui sont les esprits avec qui je converse. Faites-moi confiance, je vous en prie.
―Bon, ça suffit, ma journée est assez rude comme ça pour en plus encaisser tes idioties. Tu devrais plutôt t’occuper de te trouver un mari.
Jeannette fronça les sourcils et souffla :
―Ils ne vont pas aimer que vous entraviez ma mission. Vous n'imaginez pas quelle punition divine peut s'abattre sur vous et votre foyer.
―Tu oses me menacer ! Ton père sera informé, jeune écervelée ! Tu vas tâter du fouet !
―Je savais que vous diriez ça. C’est vrai qu'il est difficile de me croire, difficile d'avoir la foi. Et pourtant, vous n’ignorez pas la prophétie selon laquelle une pucelle des Marches de Lorraine sauvera la France. Ils m’ont désignée. Je vois la vraie nature des gens, je suis dotée de pouvoirs de divination, je peux influer sur l'histoire du monde, Saint-Michel me l'a certifié. Si le dauphin est sacré à Reims par mon entremise, la France gagnera la guerre. Vous devez m’aider !
Le commerçant se leva lentement de sa chaise, médusé. Son teint avait pris la même couleur que le vin qu'il se plaisait à engloutir par barriques. Les coins de sa bouche se relevèrent et dévoilèrent un rictus aux dents noircies par le temps et la négligence. Jeannette soutint son regard. Il arma le bras et assena :
―Je vais t’expédier à ton père avec une bonne raclée !
Jeannette esquiva la gifle et s’empressa de jeter :
―Très bien, je lui dirais que vous falsifiez les comptes du bon Gaultier pour vous garnir les poches de son argent, et je dirais à votre femme que cet argent vous sert à payer les services des pires ribaudes de Domrémy.
Laxart resta bouche-bée quelques instants, les yeux écarquillés, puis poussa un hurlement d'ours en serrant les poings :
―Tu n'oserais pas m'accuser sans preuves, petite merdaille !
―Mon don sacré m'a montré toutes les gueuses à qui parler. Contre quelques pièces, elles accepteront de venir témoigner auprès de votre femme, qu'elles connaissent fort bien d'ailleurs, surtout Berthie, et la grande Sophie, et même Lucie se fera un plaisir...
―Cela suffit !
Il transpirait à grosses gouttes. Les yeux hagards, la bouche entrouverte, son esprit semblait plus confus qu'après une nuit de beuverie. Il s’affala de nouveau sur sa chaise, et fixa Jeannette d’un regard à la fois intrigué et effrayé. L’aplomb de cette gamine le chamboulait. Il se calma, réfléchit, puis lança :
―Écoute, je te propose de t'emmener rencontrer le capitaine de Vaucouleurs, c’est le seul du coin capable de te faire rencontrer le nobliau. Tu lui raconteras tes fadaises, et si tu échoues à le convaincre, tu ne m'ennuieras plus jamais avec ça, et tu garderas pour toi tes histoires... abracadabrantes... à mon sujet. Je pars à Vaucouleurs pour les relevailles de ma cousine dès demain. Je m'en vais à l'aube, je ne t'attendrais pas, alors soit ponctuelle.
Blandine Delyon, postée dans l'encadrement de la porte, invisible aux yeux de tous, avait suivi le dialogue avec un vif intérêt. Elle était satisfaite que la jeune femme ait enfin parlé. Voilà des heures qu'elle s'échinait à trouver de nouveaux éléments, en vain, Jeannette ayant été peu prolifique jusqu'à présent. Maintenant, elle découvrait que la jeune fille s'exprimait fort bien malgré son illettrisme, et savait aisément manipuler les gens. Ce qu'elle ne savait pas, c'était si son inspiration mystique était une affabulation volontaire ou si elle adhérait complètement à ses idées.
Blandine s'étira les bras avec un soupir de soulagement. Elle décida de rentrer chez elle et de revenir pour le départ à Vaucouleurs, le lendemain. Alors elle en saurait davantage.
Le bureau de Robert de Baudricourt, capitaine de la forteresse de Vaucouleurs, était une modeste pièce de pierre de taille et de bois de chêne rongé de termites. La lourde porte cerclée de métal qui menait à son office était à l'image de son propriétaire : Forte, froide, incorruptible. Pour bien compléter le tableau, les murs épais étaient recouverts de râteliers débordants d'armes massives et impressionnantes. Jeannette ne put s'empêcher d'admirer les lourdes masses d'armes, les longues épées, les majestueux boucliers et les arcs aux courbes élancées. Cet arsenal n'était pas de première main, et Jeannette imagina quelles batailles avaient pu tracer sur le bois ou l'acier ces éraflures, ces bosses et ces entailles. Elle crut même deviner des traces de sang séché sur quelques lames négligemment nettoyées. La pièce sentait bon l'aventure et la chevalerie. Elle aimait ça.
Aux côtés de l'oncle Laxart, elle présenta sa requête au géant barbu en cotte de mailles, et la réponse fut instantanée :
―Vous avez complètement perdu l'esprit, petite jouvencelle !
Les poings de Robert de Baudricourt frappèrent son bureau à en faire voler les parchemins et les encriers. Il pointa un doigt accusateur sur l’oncle de Jeannette :
―Vous me faites perdre mon temps, Laxart ! Cette petite insolente est bonne à enfermer dans un couvent ! Elle y apprendra les bonnes manières, et les saints qui lui sont si chers sauront la remettre dans le droit chemin !
―Je suis désolé, monseigneur, je lui avais bien dit de renoncer mais elle s'est entêtée, bredouilla l’homme en s’inclinant, rouge de honte.
Jeannette s'interposa :
―Écoutez, capitaine, mon oncle a raison, c'est moi qui ai insisté. Je ne vous demande pas grand-chose, juste une lettre de crédit à mon intention, afin que je puisse me rendre à la Cour et rencontrer le dauphin. Quelles représailles craignez-vous donc ?
―Je doute qu'envoyer une folle à Charles me fasse monter dans son estime !
―Croyez bien que si la prophétie est vraie - et elle l'est, faites confiance à Dieu - Charles vous couvrira d'or pour lui avoir envoyé celle qui permettra son couronnement et libérera le Royaume. Si vous persistez à refuser, le destin se mettra en marche quoi qu'il arrive, mais Dieu n’oubliera pas votre affront.
―Hors de ma vue !
Jeanne se jeta à genoux et se mit à prier, psalmodiant des paroles presque inintelligibles :
―Pardonnez-moi, Saint-Michel, vous aviez vu qu'il refuserait, je me suis entêtée, pardonnez-moi.
Laxart la traîna hors de la salle par le col sous l'avalanche d'injures colorées de Robert.
Blandine Delyon, invisible dans un coin de l'office, eut un regard compatissant pour la jeune femme. Mais elle doutait toujours. Jeannette jouait-elle très bien la comédie ou ses inspirations mystiques étaient-elles sérieuses ? Dans les deux cas, son intelligence ne faisait aucun doute. Peut-être les affrontements locaux entre Lorrains et Bourguignons et la violence qui en résultait avaient affecté sa santé mentale. Elle décida d'aller plus loin.
Deux ans plus tard, la forteresse de Vaucouleurs baignait dans la lueur orangée du crépuscule. Les créneaux des remparts étaient ornés d'un liseré doré, et les casques des sentinelles attrapaient quelquefois un rayon de soleil. Les premières torches étaient déjà allumées dans la cour intérieure, où un petit groupe de personnes conversait. Jeannette à ses côtés, Robert de Baudricourt, le plus grand des protagonistes, se signa devant ses deux invités :
―Je vous le jure, messires, Jeanne a prédit vos arrivées simultanées ! Jean, je ne vous attendais pas avant trois jours, et vous Bertrand, pas avant deux semaines ! Et vous voilà, tous deux, arrivant ce soir !
―C’est certes impressionnant, mais il en faudra davantage pour nous faire croire à un miracle, Robert, jeta Bertrand.
―Écoutez donc. Jeanne m’a dit, il y a quelques mois, que le douze Février un demi-millier de Français périraient du fer Anglais près d'Orléans et perdraient une grande bataille, alors que les Anglais seraient trois fois moins nombreux.
Jean et Bertrand sursautèrent, les yeux écarquillés, et coulèrent un regard impressionné vers Jeanne qu’ils avaient ignoré jusque-là. Jean garda le silence quelques secondes, puis lâcha :
―La France a perdu à la bataille de Rouvray, c’est vrai… Je venais annoncer la mauvaise nouvelle à la forteresse. La Journée des Harengs a été une défaite cuisante, contre toute attente. Comment est-ce possible que vous ayez deviné cela, damoiselle, en prévoyant même la date et l’ampleur de nos pertes ?
―Je n’ai aucun mérite, Messires, ce sont simplement mes saintes visions, répondit Jeanne.
Robert se signa à nouveau :
―Il est impossible que tu aies pu prévoir de tels événements sans une intervention divine. Je te prie de me pardonner mon comportement lors de notre entrevue avec ton oncle il y a deux ans.
―C'est pardonné et oublié. Je vous avais dit à l'époque que le destin se mettrait en marche quoi qu'il arrive. Une prophétie est irrémédiable. Mais Dieu a décidé d’être clément avec vous.
―J’ai entendu des rumeurs aux abords de la ville, intervint Bertrand. Jeanne, vous semblez avoir acquis la confiance des habitants de Vaucouleurs. On m'a aussi rapporté des exploits de guérisseuse, notamment celle du Duc Charles II. Est-ce vrai ?
Jeanne et Robert acquiescèrent, ce dernier se signant de plus belle. La jeune femme posa une main sur l’épaule de Robert et balaya les trois hommes d’un fervent regard :
―Maintenant, je vous annonce ce que Saint-Michel m'a révélé : la libération prochaine d'Orléans ! Puis le dauphin Charles VII sera sacré à la cathédrale de Reims et la France aura de nouveau un Roi. Enfin, Paris sera délivrée du joug Anglais. Mais avant, je dois rencontrer l'héritier légitime du trône à Chinon.
Jean et Bertrand joignirent les mains en regardant le ciel, l’air grave. Leur soudaine ferveur jurait considérablement avec l'état de leurs armures et de leurs capes constellées de boue.
―Damoiselle, je veux croire à vos prémonitions, je veux croire à votre don divin. Vous nous insufflez un immense espoir, souffla Bertrand.
―C'est fantastique. Cela signifie la fin de la guerre et la victoire Française, ajouta Jean. Nous allons apporter ces bonnes nouvelles à Charles VII !
Jeanne leva les mains :
―Attendez, Messires. Les prédictions de Saint-Michel ne se réaliseront que si c'est moi, et moi seule, qui guide le dauphin dans ses épreuves.
Robert s'offusqua :
―Toi ? Toi, guider le dauphin ? À la guerre ? Attends, Jeanne, j'accorde du crédit à tes visions et tu nous as convaincus. Mais tu n'es qu'une jouvencelle sans aucune expérience militaire ! Comment penses-tu pouvoir diriger des soldats, ou te battre ? Tu n'as jamais tenu une épée de ta vie, tu n'as jamais élaboré aucune stratégie ! Tu n'as jamais connu la guerre !
―Vous ne comprenez toujours pas, capitaine, que c'est le Saint-Esprit qui me guide et agit par mon entremise. Que par ma main il abattra les Anglais. Que par ma bouche il nous dévoilera la stratégie à adopter. Que par mon verbe, il ralliera à notre cause les plus infidèles des sujets du futur Roi de France. Ne voyez-vous pas que je suis l’élue de la prophétie, la victoire nous est acquise, car telle est la volonté divine ! Ne voyez-vous pas que quiconque se mettra en travers de ma route s’attirera les foudres du ciel ! Car me faire obstacle dans ma mission, c'est faire obstacle à Dieu !
Jeanne, dont la peau avait viré au rouge et dont les tempes laissaient saillir des veines turgescentes, stoppa net sa diatribe énergique et échappa un cri muet. Robert, Jean et Bertrand virent ses yeux se révulser et ne plus laisser paraître qu'un blanc laiteux. La jeune femme s'affaissa par terre comme une poupée de chiffons, puis fut prise de convulsions intenses, le cou complètement tendu en arrière à s'en rompre les cervicales. Les trois hommes n’osèrent réagir, persuadés que la crise était une communication divine à ne déranger sous aucun prétexte. Lorsqu’une mousse sanguinolente suinta de la bouche de Jeanne, Robert s’éveilla de sa torpeur et se précipita auprès d'elle pour lui pencher la tête sur le côté, pour éviter qu'elle ne se noyât dans son propre sang. Quand les convulsions eurent cessé, Jeanne était à demi consciente et psalmodiait des bribes de paroles presque incompréhensibles. Les trois hommes reconnurent les mots « devoir », « Chinon » et « Jeanne ». Robert la prit dans ses bras et l'amena au moine guérisseur.
Plantée au beau milieu de la cour de la forteresse, l’invisible Blandine Delyon ouvrait des yeux ronds. Elle était profondément perturbée par le spectacle auquel elle venait d'assister. Elle suivit d'un regard stupéfait le capitaine emporter la pucelle inconsciente dans ses bras. Le brouhaha causé par les soldats, qui n'avaient rien manqué de la scène, la tira de sa torpeur. Elle était bouleversée, elle n'aurait jamais imaginé que Jeanne d'Arc fut épileptique. Pourtant, elle se demanda si les facultés de simulation et de manipulation de la jeune fille pouvaient être en cause. En tout cas, son verbe était impressionnant. Sa manière de formuler les menaces ne laissait pas indifférent, Robert lui-même en faisait les frais.
Elle décida de poursuivre ses observations pour étoffer son opinion.
Les appartements privés du Dauphin débordaient de luxe et de raffinement ostentatoire. La grande chambre, aux murs alourdis de riches tapisseries, et surplombée de majestueuses voûtes de pierre, était noyée sous les meubles gravés et ciselés et sous les coffres débordant de fines étoffes et d’accessoires. Pourtant, son occupant ne paraissait pas jouir de son confort. Ses traits tirés et ses cernes creusés accentuaient l’air résigné de sa silhouette voûtée. Du haut de ses 26 ans auxquels quiconque aurait pu en estimer dix de plus, il posait ses yeux éteints sur le valet de bois qui soutenait son ample robe de cérémonie bleue azur, ornée de fleurs de lys dorées, et surmontée d'un col d'hermine doux et soyeux.
Un garde s'annonça, fit entrer Jeanne dans la pièce et referma la lourde porte de chêne. La jeune femme s'était coupée les cheveux. Sa nuque et ses tempes rasées, surmontées d'une coupe au bol, la faisait passer pour un jeune homme.
Charles VII prit la parole sans se donner la peine de se tourner pour lui faire face :
―Jeune fille, si nous avons accepté de vous recevoir, vous le devez uniquement à la lettre de recommandation que nous a fait parvenir messire Robert de Beaudricourt. Vous comprenez que notre rencontre doit rester discrète. Que penserait notre cour en nous voyant nous acoquiner avec une paysanne ? C'est pourquoi vous êtes secrètement reçue ici, dans nos appartements. Maintenant, nous vous écoutons, mais soyez brève et concise, nos affaires nous attendent et ne peuvent souffrir aucun délai.
Jeanne déglutit péniblement, impressionnée malgré elle. Prenant son courage à deux mains, elle s'agenouilla et lança d’une voix vive :
―Gentil dauphin, je suis venu vous dire que Dieu vous considère comme le véritable héritier du trône de France.
―Oui, bien sûr… Robert nous avait prévenu, dans sa lettre, du caractère... particulier... de votre demande d’audience. Nous savons que vous avez rendus de grands service au peuple de Vaucouleurs, ainsi qu'à certains nobles, auprès desquels votre notoriété ne fait aucun doute. Robert lui-même est convaincu que Dieu s'exprime à travers vous. Vous prédisez maints événements, et tous se réalisent. Mais il en faudra davantage pour nous convaincre. Et encore plus pour convaincre le peuple de France.
Jeanne, toujours à genoux et regard baissé, s’affaissa encore :
―Seigneur, vous allez défaire le siège d'Orléans, puis vous serez sacré Roi à Reims. Plus tard, Paris sera délivrée, ainsi que le Duc d'Orléans. Telle est la volonté de Dieu et des saints telle qu'Ils me l'ont transmise. Leur condition est que je mène vos armées au combat, c’est le seul moyen pour réaliser cette prophétie.
―Avez-vous la moindre idée de ce que nous risquons en confiant nos hommes à une simple paysanne inexpérimentée ?
―Oui. Vous avez peur que je fasse décimer votre armée. Et…
Jeanne releva la tête et ajouta, les sourcils froncés :
―Vous avez surtout peur de passer pour un faible en remettant votre destin à une femme.
Charles VII se retourna vivement, son regard devenu noir fusillant Jeanne. Il allait répliquer, mais elle ne lui en laissa pas l'occasion :
―Vous savez que j'ai raison. Dieu m'a révélé votre nature. Vos nuits sont hantées de cauchemars, vous dormez trop peu pour être capable de gérer vos affaires et vos hommes convenablement. Vous êtes tourmenté par votre légitimité au trône. Vous êtes écrasé par les pressions de votre famille et vos conflits avec les nobles. Vous êtes envahi par la peur. Dieu a vu que vous ne ferez rien, que votre oisiveté mettra le royaume de France en péril, et que vous serez oublié de l'Histoire, c'est pourquoi Il m'a envoyé à vous. Pour changer le cours de votre destin !
Le dauphin était passé de la colère à la surprise, puis à la stupeur, en un temps record. Il frissonna, transpira, sentit son ventre se tordre, son cœur s’emballer. Il fixa la jeune femme d’un œil nouveau. Quel culot, quelle audace suicidaire ! Il ne put deviner par quel moyen elle avait obtenu ces renseignements intimes sur sa personne. Se sentir comme un livre ouvert lui déplaisait fortement. Néanmoins, il garda son calme. Peut-être disait-elle la vérité. Il fallait en avoir le cœur net :
―Vous prétendez être vierge ? Vous prétendez avoir la faveur divine ? Il n'y a qu'un moyen de le vérifier. Nous allons vous envoyer à Poitiers, où vous serez intimement examinée, et où le clergé vous auditionnera. Que votre corps et que votre esprit soient purs, jeune fille, et vous pourrez revenir à nous. Nous vous présenterons alors à notre cour et à nos hommes.
―Seigneur, ma pureté ne fait aucun doute, cet examen serait une perte de temps, mais si c'est nécessaire pour vous convaincre, qu'il en soit ainsi. Quand je reviendrais, je vous suggère de prétendre que nous ne nous sommes jamais rencontrés. Vous rassemblerez votre cour, et vous vous déguiserez en serviteur, avant de me faire entrer.
―Pourquoi diable ferions-nous une chose pareille ?
―Vous dîtes avoir besoin que le peuple et les nobles aient foi en moi ? Quoi de mieux que de les galvaniser, en leur faisant croire que je peux vous identifier, sans vous connaître, parmi la foule, et habillé en serviteur de surcroît ! Vous allez même choisir un noble pour prendre place sur votre siège, habillé en tenue royale. Quand je vous reconnaîtrais, l'impact sera tellement fort que plus personne ne doutera de mon lien divin, ni du fait que vous êtes l'élu de Dieu pour le Royaume de France.
Charles VII en resta muet de surprise. Oui, c’était la meilleure chose à faire. Son influence auprès de sa cour n’en serait que renforcée. Il sourit pour la première fois et avoua :
―Vous êtes très astucieuse pour une paysanne.
―Ce ne sont pas mes plans, ce sont les Siens.
Elle joignit lentement les mains et pria, en fixant le dauphin de ses grands yeux humides où dansaient des lueurs de transe. L'homme ne put réprimer un frisson.
Blandine Delyon, invisible au fond de la chambre, était en admiration pour la jeune fille. Il n'y avait pas de doute : Soit elle était très intelligente, soit il y avait quelque chose de réellement mystique dans ses facultés hors normes. Mais elle ne pouvait se résoudre à accepter la seconde hypothèse. Jeanne était probablement une paysanne surdouée, experte en manipulation et en psychologie. Elle aurait même pu convaincre les malades de Vaucouleurs qu'ils étaient guéris. Restait la question de ses prédictions justes... Est-ce que l'épilepsie ou une possible psychose jouait un rôle dans ces formidables facultés ? Elle n'attendit pas plus longtemps et quitta la chambre.
Les hautes murailles de la cité d'Orléans étaient noyées dans un brouillard obscur. Hormis quelques hululements de hiboux, pas un bruit ne venait briser le silence. Pourtant, la cité française était assiégée, et dans les forts environnants occupés par les Anglais, quelques escarmouches faisaient rage pour permettre au convoi de ravitaillement de franchir les barrages. Sur une des rives de la Loire, Jeanne, en armure complète et brandissant fermement sa bannière, regardait des navires s’extraire de la ville et naviguer vers elle, poussés par le vent. Ils venaient la récupérer, ainsi que 200 hommes armés et des sacs de vivres, pour les infiltrer dans Orléans, nourrir la population et organiser la défense. Les bateaux accostèrent, et tandis que les hommes de Jeanne s'avançaient pour y transvaser le chargement, un homme imposant sauta de la proue d’une embarcation et avança vers la jeune femme :
―Je suis Jean de Dunois, commandant d'Orléans. Nous vous attendions avec impatience, nous mourrons de faim et notre moral est au plus bas.
―Je suis Jeanne, l'envoyée de Dieu et du dauphin. Reprenez espoir, j'ai le pouvoir de lever le siège et de repousser les Anglais.
L'homme scruta son interlocutrice de bas en haut. Il ne fit rien pour dissimuler son mépris :
―La population d'Orléans te tient en haute estime. Elle accorde aux légendes et aux prophéties annonçant ta venue beaucoup trop de crédit à mon goût. Je tolère ta présence uniquement parce que le dauphin te protège. Il a dû être ensorcelé pour faire confiance à une femme, paysanne de surcroît. Cette armure que tu portes est pour moi une insulte à l'armée entière, et à la noblesse. Alors tu vas simplement remplir ton rôle de prophétesse pour donner du courage à mes gars, mais le reste, n'y compte pas, ce sont des affaires d'hommes.
―Nous verrons cela plus tard, commandant. Je vous laisse prendre les rênes des navires pour retourner dans la cité. A votre place, je me hâterais. Les Anglais ne pourront pas être tenus à distance trop longtemps.
―Je n'ai pas besoin des conseils d'une gueuse pour savoir quoi faire !
Il tourna les talons et supervisa les derniers chargements. Jeanne et ses soldats montèrent à bord à leur tour. Quand la flotte fût prête, Jean de Dunois donna l'ordre de rejoindre les quais d'Orléans. Les navires firent demi-tour, mais le vent qui les avaient poussés sur la rive Nord soufflait de plus belle et ralentissait considérablement leur progression vers le Sud. Le commandant redoubla d'aboiements pour motiver les rameurs, en vain. Les navires faisaient du sur-place. Jeanne s'approcha de lui et lâcha d’une voix suave :
―Vous avez besoin d'aide, commandant ? Manifestement, vous avez des difficultés.
―Va au diable ! Tu vois bien que c'est le vent qui nous ralentit ! Il n'y a qu'une paysanne pour ne pas s'en rendre compte !
―Les Anglais approchent. Nous sommes encore à portée de flèches. Laissez-moi le commandement.
―Que vas-tu donc en faire ! Tu vas demander à Dieu de porter nos bateaux ?
Elle ne répondit pas, fronça les sourcils en soutenant le regard de l’homme, et attendit. Jean s'emporta :
―Très bien, donne les ordres ! Ridiculise-toi un peu davantage... si c'est possible !
Jeanne se tourna vers les rameurs, leva sa bannière, et cria assez fort pour que les bateaux voisins l'entendent :
―Soldats de Blois et d'Orléans ! Je suis Jeanne, celle que la prophétie a envoyé. Tant que vous serez à mes côtés, Dieu sera du nôtre. Croyez-en lui, croyez-en moi, et la victoire nous sera assurée !
Les hommes, motivés, allaient fournir un effort supplémentaire pour progresser plus vite sur les eaux troubles, quand le vent qui les freinaient tomba d'un coup. A peine remis de leur surprise, ils furent de nouveau subjugués par un intense et brusque changement de direction des rafales. Le souffle les poussait désormais vers leur destination sans le moindre effort. Ils entendirent les Anglais débouler sur la rive Nord, et les quelques flèches qui sifflèrent se perdirent dans les eaux, bien loin des embarcations. Les hommes criaient de joie, sauf Jean de Dunois, qui scrutait Jeanne avec un regard mêlant colère et crainte.
Le vent transportait désormais bien plus que de la force : il véhiculait les murmures des soldats. Et un mot, un seul mot, dominait la rumeur : miracle.
Le siège de la ville fût levé en quelques jours. Jeanne s'était illustrée dans la bataille, bravant la peur, le danger, et même la mort. Elle avait défié les capitaines et prouvé son sens aiguisé de la stratégie et du commandement de troupes. Elle avait aussi survécu à des blessures potentiellement létales, qu'elle avait aussi prédites dans les moindres détails.
Elle alla retrouver le dauphin à Loches, et le guida à Reims, où il fût couronné. Sur son chemin, les miracles avaient fleuri, et l’influence de la jeune femme sur le peuple s’était répandue plus rapidement que jamais.
Blandine Delyon, qui avait assisté à tous les exploits de celle qui était désormais connue sous le nom de « la Pucelle d'Orléans », était sujette à de profonds troubles. Elle avait voyagé jusqu'ici pour une mission bien précise, dont l'aboutissement dépendrait de ses observations. Elle était persuadée que l'histoire de Jeanne d'Arc était empreinte de mythes, dont la source s'abreuvait de probables troubles mentaux. Elle avait imaginé qu'elle souffrait de psychose, peut-être une forme grave de schizophrénie. Mais chaque voyage qu'elle faisait, chaque scène dont elle était témoin, ébranlait un peu plus ses convictions. Les pouvoirs de prédiction, de galvanisation, et de faiseuse de miracles de la jeune femme étaient surnaturels. Il y avait vraiment quelque chose. Un don spécial ? Ou était-elle réellement la main de Dieu ? Elle ne pût s'empêcher de faire des parallèles avec sa propre histoire. Jeanne avait beaucoup de points communs avec elle.
Blandine ne tenait plus. Elle connaissait la fin funeste qui attendait l'héroïne à Rouen : le bûcher. Elle décida de s'y rendre sans plus attendre. Elle retroussa sa manche gauche pour dévoiler sur son poignet un bracelet large, lisse et noir. Elle l'effleura du doigt. L'objet scintilla un instant, avant de faire apparaître une série de chiffres. Elle entra trois nombres : 30 05 1431, suivis d'une heure et de coordonnées géographiques. Elle appuya ensuite sur un petit bouton dissimulé sur le côté, et retint son souffle. Elle sentit un champ de force envelopper son bras gauche et gagner peu à peu l'ensemble de son corps.
Blandine attendit. La place du vieux marché de Rouen était bondée. Le ciel gris laissait échapper une bruine tiède sur les maisons à pans de bois qui ceinturaient la grande cour pavée de pierres claires. Au centre se dressait une estrade sur laquelle s'élevait un bûcher. En face, deux gradins de bois protégés par des toiles tendues rouges accueillaient des ecclésiastiques et des magistrats. Sur un troisième gradin, plus petit et nu, Blandine aperçut Jeanne, aux côtés d'un homme austère. La jeune femme de 19 ans était vêtue d'une simple tunique de toile soufrée, et sa tête était coiffée d'une mitre en papier. Son visage ne laissait échapper aucune expression, pourtant on décelait sur ses traits les stigmates de la fatigue et de la souffrance. Blandine écouta d'une oreille indifférente le prêche et la lecture de la sentence, puis assista sans broncher à l'escorte des soldats qui menait Jeanne au bûcher. Cette dernière fût attachée au poteau, pieds et mains liées par de petites chaînes, et quand le cardinal anglais donna le signal depuis la grande estrade, ses hommes plongèrent leurs torches dans les fagots.
La population hurla. De joie, ou de désespoir, parfois de colère, tout dépendait de leur allégeance. Le ciel s’assombrit davantage, la bruine devint une pluie froide.
Blandine attendit que le feu se soit suffisamment développé et que la fumée âcre qui s'en dégageait soit assez dense pour dissimuler la victime, puis appuya sur un bouton triangulaire de son bracelet.
Le temps suspendit son cours. Les femmes, les hommes et les enfants devinrent brusquement immobiles, comme paralysés. Certains étaient figés en pleine marche, le corps en équilibre précaire. Un chien était même suspendu dans les airs, stoppé au milieu d'un saut. Les toiles des gradins dessinaient des arabesques statiques. La fumée du bûcher semblait être un amas immobile de laine grise perché dans le ciel.
Blandine, libre de ses mouvements, quitta tranquillement la place et se dirigea vers l'église. Elle la contourna pour atteindre le cimetière, et repéra la fosse commune, où quelques cadavres attendaient d’être recouverts de terre. Elle identifia le corps d'une femme assez préservé de la décomposition, et le chargea non sans mal sur ses épaules. De retour sur la place du vieux marché avec son fardeau, elle grimpa sur le bûcher. Les flammes statiques et la fumée immobile cillèrent à peine sur son passage. Elle déposa le cadavre aux pieds de Jeanne, puis libéra cette dernière de ses chaînes et de son accoutrement. Le corps nu au visage grimaçant de douleur de la jeune femme s'affaissa sur les fagots. Blandine entreprit alors de vêtir le cadavre de la tunique soufrée et de la mitre. Hésitante, elle fronça les sourcils : il valait mieux dissimuler un peu le visage de la défunte, par précaution. Elle enfonça la mitre sur le front et les yeux. Satisfaite, elle hissa le cadavre sur le poteau et disposa les liens, puis chargea Jeanne sur ses épaules et descendit du bûcher. Dans un éclair éblouissant, elles disparurent toutes les deux et le temps reprit subitement son cours sans que quiconque n’eût remarqué son interruption.
La jeune femme ouvrit les yeux, puis les referma aussitôt, éblouie par une forte lumière. Elle se sentait bien et toute douleur dues aux brûlures avaient disparues, à sa grande surprise. Elle était allongée, et n'entendait plus ni le crépitement des flammes, ni les clameurs de la foule. Elle imagina un instant être au paradis, puis une voix douce glissa à ses oreilles :
―Bonjour, Jeanne. Tu es réveillée et bien vivante. Comment te sens-tu ?
Elle se força à ouvrir les yeux, et contempla un étrange spectacle : la salle était entièrement blanche, très éclairée par des objets géométriques et fantastiques fixés au plafond. Elle tourna la tête, et aperçut des meubles et des ustensiles tout aussi surprenants. Certains s'ornaient sur leurs surfaces de courbes multicolores dynamiques. Beaucoup de petites lumières clignotaient comme des étoiles. Enfin, elle vit une femme mûre assise dans un fauteuil atypique. Celle-ci la regardait et lui souriait.
―Qui êtes-vous ? Où suis-je ? demanda Jeanne, intimidée.
―Je m'appelle Blandine. Tu es dans une clinique – c’est comme un hôpital - pour y être soignée de tes brûlures.
Jeanne se redressa difficilement et fronça les sourcils.
―Où est le bûcher ? Qu'est-il advenu des anglais ?
―Je t'ai sauvée du bûcher. J'ai remplacé ton corps par un cadavre. Personne n'a vu quoi que ce soit, donc tout le monde te croit morte.
―Mais il faut que je retourne auprès du dauphin ! Auprès de mes troupes !
―Jeanne, le temps d'où tu viens est très loin derrière nous. Je t'ai emmenée avec moi dans un temps futur. Ici et maintenant, la France est un grand pays qui n’est plus gouverné par des Rois, et nous sommes en paix avec les Anglais depuis au moins trois siècles.
Les yeux exorbités, la jeune femme ouvrit la bouche pour parler, mais fût incapable de formuler les questions qui se bousculaient dans sa tête. Blandine reprit :
―Dans ce monde, moi et quelques autres sommes capables de voyager dans le temps. Nous avons cependant l'interdiction absolue de modifier le cours des événements, c'est pour cela que nous voyageons souvent sous forme de fantômes, invisibles et impalpables, pour seulement rester des observateurs, sans interagir. Une de mes missions est... d'observer des personnages célèbres et disparus.
―Je… je suis célèbre dans votre monde ?
―Très célèbre, oui. Tu as accompli de grandes choses, avant de finir brûlée vive sur le bûcher.
―Donc j'aurais dû brûler, mais vous avez changé le cours des événements malgré que vous n'en aviez pas le droit.
Blandine fût de nouveau étonnée de la perspicacité de la jeune femme. Elle répondit :
―Le cours des choses ne va pas changer. Pour ton époque, tu es bel et bien morte. Ton exécution a fait de toi une martyre et une idole. C'est pourquoi tu ne peux plus poursuivre ta vie là-bas. En revanche, tu vas pouvoir vivre ici parmi nous.
―Dieu m'a dit que j'allais être brûlée. Mais il m'a aussi révélé que j'allais être sauvée...
Blandine frissonna, muette. Jeanne continua :
―Il m'a certifié qu'une étrangère viendrait à mon secours avant que je ne meure, et qu'elle m'emmènerait loin de chez moi. Si loin que tout me serait inconnu. C’est pour ça que je ne suis pas surprise.
Blandine laissa échapper une larme, son cœur battait de plus en plus vite. Jeanne ajouta :
―Dieu m'a dit de ne pas avoir peur quand le moment viendra, car l'étrangère sera bonne et me guidera. Il m'a révélé qu'une autre mission m'attendrait et que je devrais l'accepter. Madame, vous attendez forcément quelque chose de moi.
Blandine, le souffle coupé pendant l’échange, prit une grande inspiration saccadée, et hocha doucement la tête. Jeanne demanda :
―Quel est votre temps ? Combien d'années se sont écoulées ?
―Plusieurs siècles. Au moins sept, souffla Blandine.
Jeanne ouvrit de grands yeux, et balaya son regard alentour, comme pour essayer de trouver des preuves que la femme avait tort. Blandine continua :
―Écoute, tu as raison, j'ai une mission à te proposer. Je t'ai beaucoup observée durant ta vie, et j'ai cru d'abord que tu avais une maladie mentale. Mais plus j’ai poussé mes observations, plus j’ai réalisé que je me trompais. Tu es très intelligente, et tu possèdes de réels dons d’empathie et de persuasion. Ta clairvoyance, tes prédictions, sont les fruits inconscients de ta sagacité et de ton esprit d’analyse. Tu sais parfaitement anticiper les événements. Tu sais quoi dire aux gens au moment opportun grâce à ton extrême empathie. Tu t'es servie de la religion pour manipuler ton entourage et justifier ton tempérament aventureux et belliqueux. Selon moi, tu parviens même à simuler des états de transe, et je l’avoue, c’est très crédible.
Jeanne écoutait, impassible. Blandine enchaîna :
―Tu es aussi très douée pour inciter les gens à croire à tes miracles. Pourtant, je pense que tu sais simplement tirer parti des changements pour leur attribuer un caractère divin. Quelquefois, tu n'as même rien eut à faire ni à dire, et à laisser jouer ta réputation. Les Hommes sont assez naïfs pour croire n'importe quoi sans ton aide. D'autres fois, tu as toi-même tout manigancé, comme quand le dauphin t'a convoquée à sa cour, déguisé en serviteur.
―Comment osez-vous !
―J'ai tout vu, tout entendu, Jeanne. Écoute, peu m'importe que tu dises la vérité ou non. Sache que je suis comme toi.
Interloquée, Jeanne regarda Blandine se lever de son fauteuil et entamer les cent pas dans la petite chambre, fixant un point vague sur un horizon imaginaire, avant de résumer son histoire :
―Je suis née en 129 après Jésus-Christ, dans l'empire Perse. J'ai été capturée puis vendue comme esclave aux romains. J’ai pu m’enfuir et, plus tard, j'ai rejoint une communauté chrétienne qui m'a menée jusqu'à Lyon. Là-bas, les romains nous ont débusqué, moi et mes camarades, et nous ont livrés aux bêtes sauvages dans une arène. J'ai survécu aux fauves grâce à mes connaissances des animaux et du dressage, et la population y a vu un miracle. J'ai ensuite été torturée, puis avant d'être égorgée, un étranger est venu me libérer, de la même façon que je t'ai sauvée. Sans le savoir, tu connais déjà mon histoire, puisqu’elle est enseignée à l'église. Je suis plus connue sous le nom de « Sainte Blandine de Lyon ».
Jeanne n'en crut pas ses oreilles.
―Oui, Jeanne, je suis une martyre et une sainte, comme ce que tu es devenue. Ma foi en la religion m'a poussée à l'utiliser pour réaliser de grandes choses. J'ai protégé et assisté beaucoup d'esclaves et de mendiants. J'ai converti des multitudes au christianisme. J'étais puissante, comme toi.
―Qui est l'étranger qui est venu vous libérer ?
―Un homme de sciences, paradoxalement doté d'une foi incomparable.
Blandine se planta devant Jeanne, retroussa sa manche et montra son bracelet noir.
―Cet homme s'appelle Christian Sejus. Il a inventé ces bracelets, qui permettent de manipuler le temps. Voyager dans le passé, le futur, en simple observateur ou doté d’un corps matérialisé. Arrêter le temps tout en permettant au voyageur d'interagir. Fantastique, n’est-ce pas ? Il garde sa découverte très secrète, et ne s'en sert que pour sa quête mystique. Il a d'abord observé les personnages historiques qui ont marqué la religion : les saints, les martyrs, les prophètes...
Jeanne eut soudain une pensée qui l'intimida au plus profond d’elle-même. Blandine continua :
―Puis il a commencé à ramener quelques-uns des plus compétents dans son temps, comme moi. Il nous a formés, nous a enseigné l'histoire, la technologie, et le maniement du bracelet. Il nous a appelé les Séculaires. Ceux qui étaient prêts ont pu voyager à leur tour et ramener d'autres personnages emblématiques sélectionnés. Nous avons autant de temps que nous le désirons pour cela, puisque nous le manipulons.
La jeune femme ne put s'empêcher de poser la question qui lui brûlait les lèvres :
―Est-ce que… Est-ce que vous avez ramené... ? Je n'ose pas y penser...
―Le Christ ?
―... Oui.
―Pas encore. Ce sera l'objet de ta propre mission. Quand viendra le temps. Quand tu seras prête.
Fin