« Monsieur,
Dix mois se sont écoulés depuis votre indiscrète visite, depuis votre offensant passage afin de documenter votre prochain ouvrage. Comme l’aurait fait Darwin devant un rassemblement de tortues, vous notiez vos observations dans votre carnet, avide des détails les plus miséreux. Avez-vous trouvé les justes mots pour décrire notre triste famille, l’immonde bassesse dans laquelle pullule mon espèce? Avez-vous bien inscrit l’absence de lumière dans l’œil de mon père? L’allure fanée de ma mère? Les têtes rouges et gonflées de mes frères? La blondeur délavée de ma sœur? Et mon dos bossu? Et mon menton reposant sur mes épaules, les avez-vous bien documentés?
Je ne vous écris pas pour vous faire un procès, je vous demande une ultime rencontre, pour vous offrir une version sincère de mon monde. Les hommes, les femmes, les enfants y survivent à peine, épuisés par l’appétit vorace des maitres. Ici chaque pépite de charbon est imprégnée du sang des gueules noires, alors que les administrateurs roulent sur l’or. Lorsque l’on creuse dans les profondeurs de la mine, on y extrait des vérités sombres qui doivent être mises au grand jour.
J’en appelle à votre conscience, j’en appelle à votre rigueur, j’en appelle au journaliste.
Diane Grodecoeur »
Il n’était pas journaliste. En fait, il ne l’était plus depuis trois ans, la lettre de Diane lui avait retourné l’esprit. Il se souvenait très bien de la demoiselle : cette visite furtive chez les Grodecoeur l’avait bouleversé. Il voulait se plonger dans le banal quotidien d’une famille de mineur, il était tombé sur cette fillette à l’intellect clairvoyant, prisonnière d’un monde industriel, esclave de son corps handicapé, triste fatalité avait-il noté alors.
Il rédigea sa réponse, debout, au coin de son bureau, avala le gâteau aux marrons que lui avait préparé sa femme et finit sa tasse de thé. Puis il rangea son binocle dans la poche de son veston, y joignit la missive enveloppée avec soin et sortie de chez lui, béret sur la tête, valise et manteau sous le bras. S’il partait à bicyclette maintenant, en tenant compte de son détour aux Postes, il arriverait juste à temps pour l’express de 13 h 20. Sans doute le train aurait du retard, il estimait atteindre à destination vers 20 h 30, probablement avant sa lettre. Cette compétition contre le service postal l’amusa; il se fit penser un moment à Philéas Fogg et sa ridicule course autour du monde. Le temps du voyage, il emprunterait le nom de sa mère, Aubert, il éviterait ainsi les dérangements en cours de trajet et n’attirerait pas l’attention lors de son séjour au grand hôtel du Commerce.
La valise sanglée à son vélo, il traversa l’allée de tilleuls bordant sa résidence, déterminé à remporter le défi improvisé, résolu à honorer l’invitation de la pauvre Diane.
*
20 h 22, montre en main, monsieur Émile Aubert sorti du train l’air triomphant; comme il l’avait imaginé, il avait devancé d’une journée l’inefficace service des postes. Il récupéra son vélo au fourgon de marchandise et roula les quelques kilomètres qui séparaient l’hôtel de la gare.
Lorsque l’employé vit arriver monsieur Émile, museau rouge et mains gelées, il se précipita vers la monture à roues de son client.
- Laissez-moi remiser votre vélocipède, monsieur, proposa le groom.
- Vous êtes bien aimable, j’ai sous-estimé le vent du nord, il est mordant en cette saison, voilà quelques sous pour graisser la chaine de la bicyclette et pour vous graisser la patte, plaisanta-t-il.
Un portier lui ouvrit l’entrée double vitrée, un réceptionniste distingué lui remit les clés de sa suite, un bagagiste porta sa valise jusqu’à la chambre; le Grand Hôtel du commerce répondait parfaitement aux exigences des clients les plus fortunés, accueillant riches producteurs et autres négociants de l’industrie du charbon.
- Monsieur désire que j’allume le foyer? demanda le bagagiste.
- Non merci, le chauffage de l’établissement me suffit, vous pouvez disposer.
Il s’installa au bureau, alluma la lampe au gaz et trouva la première page vierge de son carnet. « Nulla dies sine lenea » pas de jour sans une seule ligne, avait-il pour devise. Il jeta sur papier ses impressions, grattouilla du crayon en repassant sa journée, la course contre la lettre, le voyage de train, le parcours glacial à vélo, son arrivée au luxueux hôtel. À quoi avait-il pensé? Il devait déplacer le rendez-vous, rencontrer la demoiselle dans un lieu plus approprié; l’établissement pompeux, fréquenté par l’aristocratie, allait certainement l’intimider. « Peut-être ce cabaret tranquille… comment s’appelait-il déjà ? » se remémora Émile en fouillant dans ses notes « Ah, voilà : cabaret de la Cantinière, rue Saint-Louis » C’est là qu’il allait relocaliser l’entretien.
*
« Rejoignez-moi à 15 h au cabaret de la Cantinière, Émile. » La missive intrigante avait été livrée tôt le matin par un employé de l’hôtel du Commerce. Ils attendaient là, depuis bientôt une heure, assis devant leur choppes de bière à deux sous; Diane avait convaincu Gwion de l’accompagner et persuadé sa mère de les laisser partir encore une fois.
- Tu ne devais pas le rencontrer à son hôtel? demanda Gwion.
- De toute évidence, il a changé d’idée, remarqua Diane.
- Tu es certaine qu’il va venir? Peut-être qu’il est trop important pour se déplacer.
- J’ai confiance en lui, ce n’est pas un homme banal, s’il a une cause à défendre, il le fera sans abdiquer, s’il m’a fixé ce nouveau rendez-vous, ce n’est pas pour me faire poireauter.
Devant les grandes baies vitrées du pub, un cycliste emmitouflé posa son engin à roues, entra avec presse, retira ses gants pour se frictionner les mains et s’approcha des deux uniques clients du bar.
- Mademoiselle Diane?
- Monsieur Zo...
- Monsieur Aubert ou Émile fera l’affaire, coupa l’homme. Je préfère que l’on reste discret sur mon identité.
- Je comprends. Gwion, je te présente Monsieur Émile, il va nous aider à dénoncer les mauvais traitements que subissent les travailleurs de la mine et…
- Mademoiselle Diane, je crois qu’il y a mépris. Je n’écris plus pour le Figaro depuis déjà quelques années… Si j’ai accepté votre invitation, c’est pour vous offrir mes excuses en personne, je vous ai blessé, j’ai déshonoré votre famille en me servant d’elle pour alimenter mon roman et j’ai heurté votre sensibilité. Je tenais également à vous remercier personnellement de m’avoir ouvert les yeux sur…
- Attendez? Vous avez fait tout ce chemin pour obtenir mon pardon? Vous auriez pu simplement m’envoyer une lettre ! je n’ai pas besoin de vos excuses, je comptais sur la précision de votre verbe et sur votre influence incontestable, se fâcha Diane.
- Vous m’en voyez désolé, avoua Émile.
- Désolé ? Pourquoi êtes-vous tous désolés? Désolé pour la mort de monsieur Sam? Désolé pour les noyés? Les écrasés? Les étouffés? Les regrets ne changent rien, monsieur Émile, ils n’ont jamais fait bouger les choses, cria Diane.
Le gros cabaretier dressa le sourcil et cessa de frotter ses verres, agacé par l’agitation soudaine à la table des clients.
- Ils ont ouvert le courrier des Grodecoeur et lu votre lettre, ils sont au courant de votre présence dans la région, chuchota Gwion en soutien à Diane.
- Qui donc? demanda Émile.
- Les propriétaires, les administrateurs, les hommes en noir, le porion de la mine. Ils sont tous dans le coup, tous occupé à camoufler la vérité, j’en suis persuadée. Ils vont vous rencontrer, vous convaincre que tout va très bien et vous retourner chez vous, sans protestation, les poches alourdies d’un généreux pot-de-vin ou charmé par je ne sais quelle diablerie, ajouta la fille.
- Ah, ah, vous fantasmez les enfants, je ne veux pas vous contrarier, mais je suis arrivé à l’hôtel depuis plus de 24 heures et personnes n’est venu m’interroger, me menacer ou me soudoyer, et croyez-moi, je suis incorruptible. Pourquoi les mineurs ne s’insurgent-ils pas avec autant d’accidents dans leur mine? Je les ai rencontrés l’hiver dernier, leur seule revendication était une hausse salariale, profitez donc de votre jeunesse et laissez les adultes se charger de leurs affaires, conseilla Émile.
- Vous me décevez, monsieur, et je comprends maintenant. Si vous voyagez sous ce faux nom, ce n’est pas pour agir avec discrétion : c’est pour protéger votre honneur, éviter des excuses publiques. Tu viens Gwion, nous n’avons plus rien à faire ici, décréta Diane en se levant.
- Mademoiselle, ne soyez pas absurde.
- Ce qui est absurde monsieur, c’est vous et votre ridicule bicyclette inadaptée à la rigueur de novembre, au revoir, monsieur Émile « Aubert ».
*
Un crachin désagréable et un vent de face cruelle entravaient la progression d’Émile. Après quelques kilomètres, détrempé des pieds à la tête, il se répétait en boucle les derniers mots de Diane : « ridicule bicyclette… inadaptée à la rigueur de novembre ». La petite l’avait de nouveau secoué, il dut se rendre à l’évidence qu’elle avait raison sur ce point : ce nouveau moyen de transport n’était pas adapté à l’hiver. Lorsqu’il parvint à l’hôtel à côté de son vélo, une mare d’eau dans les souliers, le béret flasque comme un nénuphar, l’écharpe de laine ruisselante sur les épaules, il ressemblait à une grenouille sortant de son étang. Le groom accouru vers lui, équipé d’un parapluie.
- Tenez monsieur, prenez mon parapluie, proposa le valet.
- Je suis complètement imbibé, merci. Lorsque j’ai quitté ce midi, le ciel bleu n’annonçait pas de pluie, bredouilla l’homme éponge.
- Le climat est changeant dans le nord, la prochaine fois, demandez que l’on vous conduise en fiacre. Préférez-vous emprunter la porte de service? Votre entrée sera moins remarquée, je vous ferai porter des serviettes pour vous sécher.
- J’accepte votre offre volontiers, nous éviterons l’inondation de votre hall.
Chaussures vidées, chaussettes essorées, Émile se cramponnait à son bouillon chaud, assis à la table des domestiques. Une couverte sur les épaules, il admirait le dévouement des employés qui se confondaient en excuses, comme s’ils avaient invoqué la pluie imprévue.
- Nous sommes navrés pour cet inconfort, monsieur. Le consommé est à votre goût? S’assura le valet.
- Il est parfait, je parlerai en grand bien du service de l’hôtel, vous êtes tous remarquables. Pouvez-vous m’escorter à ma chambre? Je crains de m’égarer dans les méandres de votre établissement.
L’étroit corridor des domestiques aboutissait à l’arrière d’une colonne de la réception. Émile s’apprêtait à traverser le hall achalandé pour regagner l’étage lorsqu’il aperçut l’homme à l’allure sombre assis en retrait. Positionné pour guetter les arrivés, il attendait immobile, chapeauté, gantelé, cintré d’un grand imperméable noir. Émile se replia derrière la colonnade. L’indescriptible guetteur ne semblait pas l’avoir remarqué.
- Il y a un autre escalier pour accéder aux chambres? demanda Émile au domestique.
- Oui, monsieur, celle de service. Vous avez un problème?
- Non, j’aimerais simplement éviter d’être aperçu dans cet accoutrement, mentit-il.
Diane avait raison : cet homme en noir l’attendait, sans doute pour le soudoyer ou le menacer. Il se laissa guider par le valet, déstabilisé par la paranoïa. Au bout de l’allée menant à sa suite, adossé contre le mur, guettait un second homme tout aussi noir que celui du hall. Le visage invisible dans l’ombre de son chapeau, il fixait de ses yeux brillants Émile qui se pressait vers l’appartement. La clé trembla contre la serrure, refusant de s’y introduire. « Allez, tu vas entrer foutu clé », rageait Émile, se butant à un portail infranchissable.
- Vous avez besoin d’un coup de main? demanda le valet.
- Je ne comprends pas, la clé, elle ne veut pas s’insérer.
- Vous êtes certain que c’est la bonne chambre?
- Que je suis bête et distrait, effectivement je me suis trompé de porte, remarqua Émile en risquant un œil vers la vigie du couloir.
L’homme s’était éclipsé. Émile entraina le serviteur dans la pièce, verrouilla, glissa la chainette de sécurité et plaqua le valet contre le battant.
- J’ai encore besoin de vous. Vous avez remarqué cet homme au bout de l’allée? demanda Émile.
- Non, monsieur.
- Peu importe, restez là, gardez le passage fermé. Les canailles ont assurément fouillé la chambre, mon bagage a été déplacé j’en suis certain, heureusement, je traine toujours mon carnet avec moi et la lettre de Diane est demeuré dans ma poche, dit-il en tapotant sa veste.
- Vous devriez alerter la direction de cette intrusion, proposa le domestique.
- Inutile, la direction de l’hôtel est probablement dans le coup… Écoutez-moi bien… monsieur?
- Coursier, monsieur.
- Monsieur Coursier, je vais vous confier quelques pages de mon calepin et un message pour Diane Grodecœur. Vous devez les lui livrer sans délai, en main propre, évitez d’être vue ou suivi… Vous avez bien compris?
- Diane… Diane Grodecœur?
- Une jouvencelle du coron des 72… J’inscris son nom et son adresse au dos de la missive, répondit Émile en pliant le mot. Vous avez bien saisi?
- Oui, monsieur.
Il déchira avec soin les dernières pages de ses notes, les inséra dans la lettre et tendit la liasse à monsieur Coursier. Puis il déverrouilla, s’assura que le passage soit libre et lâcha le messager, l’observant disparaitre au tournant du corridor avant de s’enfermer à double tour.
Dix minutes s’étaient écoulées depuis le départ du valet. La pluie tenace crépitait contre la fenêtre de la chambre. Émile avait tiré la chaise près du foyer pour faire sécher sa veste posée sur le dossier. Il s’acharnait sur sa huitième boulette de papier, incapable d’allumer le feu, lorsqu’il remarqua le cloporte fuyant de l’écorce. « Ce bois est beaucoup trop humide», pensa-t-il en cherchant à retourner la buche : la peau décomposée céda entre ses doigts, libérant des dizaines de coléoptères rampant le long de son bras. Stupéfait il se racla la manche pour se débarrasser des bestioles qui continuaient à se disperser, vomis par millier de la cheminé. Pris de panique, Émile se précipita vers la sortie. La poignée de laiton vibrait de façon étrange, bourdonnante comme une abeille captive. Il recula, la porte s’entrouvrit violemment, stoppée par l’entrebâilleur tendu; forcée par une puissance inconnue, la chainette éclata, dégageant l’ouverture. Émile se replia contre le bureau, la fuite s’avérait impossible : l’issue était bloquée par une indéfinissable créature à la cuirasse obscure.