En haut des toits

Ewaëlle volait.

La sensation était extraordinaire, une sensation de liberté absolue, délivrée de toute contrainte terrestre.
Et, alors qu’elle était dans cet état d’apesanteur, une voix s’immisça dans sa tête.

“La nuit bleue approche, fille de Sélène. Seras-tu prête ?”

Ewaëlle n’eut pas le temps de s’attarder sur cet étrange message qu’une autre voix, plus proche et plus pressante la sortit de cet état de transe.

“Tes genoux Ewa, plie tes genoux !”

Émergeant soudainement, instinctivement, elle plia les genoux et se réceptionna en un parfait roulé-boulé. Alors qu’elle se relevait, elle vit Max courir vers elle, de la grâce féline qui le caractérisait.

—  Ça va, tu n’as rien ?
—  Non, tout va bien, c’était… extraordinaire, comme toujours, lui répondit Ewaëlle.

Saisissant la main qu’il lui tendait, elle finit de se remettre d’aplomb. Elle fit alors en sens inverse le chemin de son arrivée et regarda alors le vide qu’elle venait de franchir.
Sifflant entre ses dents, elle se retourna vers Max

—  Il n’était pas mal celui-ci, non ? J’étais un peu courte sur ma prise d’élan, ce qui fait que mon angle de vol n’était pas parfait, mais j’étais large à la réception. La prochaine fois, il faudra que…
—  Je ne sais pas si il y aura une prochaine fois, Ewa, la coupa brutalement Max. Tu n’étais pas du tout dans ton saut, tu semblais complètement ailleurs. Tu sais pourtant qu’il faut être à fond dans ce que tu fais.
—  Oui, je sais, soupira Ewaëlle. C’est juste que…
—  Que rien du tout! Si tu décides de mettre ta vie en danger, libre à toi, mais pas sous ma responsabilité, pas quand tu risques aussi de mettre le groupe dans le pétrin. Ok ?

Baissant la tête sous la remontrance, Ewaëlle acquiesça.

—  Allez, c’est bon pour cette fois, mais que ça te serve de leçon, reprit Max en souriant de nouveau. Viens, la vue est magnifique de là-haut!

Max se mit alors à courir, suivi par la petite bande qui, de nuit, arpentait les toits d’Androsion. Ewaëlle les suivit dans leur course, enchaînant à leur suite passements, sauts de chat et autres saut d’appui, progressant avec aisance et fluidité sur les hauteurs de la ville. Quand elle s’arrêta, ce fut pour les rejoindre au bord d’une corniche abrupte, qui surplombait la cité.

Sous ses pieds, s’étendait Androsion. 

Le regard était tout d’abord irrésistiblement attiré par la Tour des Maîtres, édifice blanc qui s’élevait au centre de la cité. Au pied de la tour, il y avait la Place du Peuple, lieu des rassemblements officiels et des annonces des Maîtres. Puis, de cette place, la cité se répandait en cercles concentriques. 

Il y avait d’abord le quartier d’affaires, dont les tours de bureaux semblaient vouloir rivaliser de hauteur. On arrivait ensuite dans les quartiers riches des membres des Premier, Deuxième et Troisième Cercles. 
Dans le Premier Cercle, ce n’était que débauche de villas plus opulentes les unes que les autres, de jardins à la française et de démonstration de richesse et de pouvoir. Le Deuxième Cercle n’était pas en reste, bien que l’on sentît qu’il ne pouvait prétendre à autant d’extravagance que le Premier Cercle. Les maisons individuelles du troisième Cercle étaient, elles, simples, pourvues de tout le confort moderne et d’un jardin.
Tout de suite après le Troisième Cercle, s’étendait le Marché. Quartier commerçant d’Androsion, c’était également le lieu de jonction entre les trois premiers Cercles et les deux suivants, dont on devinait les barres d’immeubles pour le Quatrième et les bidonvilles pour le Cinquième. Juste après le Cinquième Cercle, la ville était close par un mur immense, percé de quatre portes à chaque point cardinal. 
De l’autre côté du mur, des champs s’étendaient jusqu’à une chaîne de montagne qui semblait former comme un second mur de protection autour de la cité.

La nuit était calme, seulement percée par le bruit caractéristique des hélices des drones de surveillance. Seules la Tour des Maîtres et quelques villas du Premier Cercle étaient éclairées, mais la lune brillait dans un ciel sans nuages, permettant de distinguer le moindre détail, taillant les ombres comme au couteau. Ewaëlle vit passer au loin le train aérien qui traversait la ville, flèche blanche lancée dans le noir de la nuit et de la cité.

Alors qu’elle contemplait ce panorama, un cri la fit sursauter.

— Les DDS ! Deux en approche !

La petite bande s’égailla sans un bruit, sautant par-dessus les gaines d’aération qui couraient sur les toits. Il ne faisait pas bon se faire prendre par les Drones de Surveillance des Maîtres, plus familièrement connus sous le vocable de DDS. Ils étaient réputés pour ne pas prendre de gants, envoyant presque instantanément leurs seringues d’un puissant sédatif, puis récupérant les contrevenants et les emmenant au Centre de Police le plus proche.
Ewaëlle et la bande dont elle faisait partie connaissaient bien ce type de drone, et surtout comment leur échapper. Ils se faufilèrent donc sur les toits, puis, entre deux buildings, se laissèrent glisser sur le sol le long de la gouttière. Là, dans l’ombre, les drones ne les voyaient plus. Ils se saluèrent rapidement, puis s’égaillèrent sans mot dire. Il ne resta plus que Max et Ewaëlle dans la ruelle sombre.
S’approchant, Max parut vouloir dire quelque chose à Ewaëlle, mais au dernier moment se ravisa et disparut à son tour dans la ville endormie. Un peu surprise, Ewaëlle se demanda ce qu’il lui était passé par la tête, tout en se dirigeant aussi vers l’artère principale. 
Tout à coup, une voix métallique la fit s’arrêter net.

— Citoyen ! Vous êtes dehors à une heure non autorisée, malgré le couvre-feu. Vous devez nous montrer votre visage afin de vous identifier. Nous procéderons alors à votre interpellation.

Ewaëlle commença à reculer vers le fond de l’impasse, réfléchissant à une façon de se sortir de ce mauvais pas.


La machine se remit à parler : 

— Citoyen ! Vous êtes dehors à une heure non autorisée, malgré le couvre-feu. Vous devez nous montrer votre visage afin de vous identifier. Nous procéderons alors à votre interpellation. Dernier avertissement !

Alors qu’elle reculait encore, Ewaëlle se prit les pieds dans une crevasse du trottoir et tomba à la renverse. Elle tenta de reculer encore, mais les diodes rouges du drone se rapprochaient inexorablement.

— Citoyen ! Vous êtes dehors à une heure non autorisée, malgré le couvre-feu. Nous allons immédiatement procéder à votre interpellation.

Des canons situés de chaque côté du robot surgirent deux aiguilles enduites de sédatif, qui foncèrent sur Ewaëlle. Cette dernière ferma les yeux et leva les mains devant son visage en un dérisoire signe de défense. Elle sentit alors une chaleur l’envahir tout entière, et il lui sembla mieux percevoir son environnement. Ne sentant pas la piqûre tant redoutée, elle se risqua à ouvrir un oeil, et ce qu’elle vit la stupéfia. Ewaëlle était entourée d’une lumière blanche qui émanait de ses cheveux, et le temps semblait comme arrêté. Les deux aiguilles étaient suspendues en l’air, de même que leur lanceur. Sans se poser de questions, Ewaëlle contourna le danger et s’enfuit à pas rapides. Alors qu’elle s’éloignait de la menace, ses cheveux perdirent en intensité jusqu’à redevenir de leur couleur naturelle. Sans se retourner, Ewaëlle retourna chez ses parents, escalada la façade de leur petite maison du Troisième Cercle - une formalité après la cavalcade de la nuit - et, après s’être déshabillée, s’effondra sur son lit d’un sommeil sans rêves
 

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