Entre deux chaises
- On peut dire que c’est un mystère.
- C’est l’évolution. Bientôt ils seront tous comme ça.
- Oui, mais quand même... C’est moche, non ?
Laura est allongée de profil dans le lit, les yeux grands ouverts. L’air est moite ; elle transpire, mais on lui a défendu d’ouvrir la fenêtre. La lumière dorée des lampadaires se faufile à travers les stores et éclaire le minuscule berceau en plexiglas posé juste à côté de son matelas.
Le visage du bébé est tourné vers elle et elle ne peut pas détacher ses yeux de la bouche minuscule, du petit nez en trompette, si proche de celui de David.
- C’est moi qui l’ai fait, pense-t-elle.
Laura a lutté contre le désir de le faire dormir tout contre elle, dans le lit et maintenant, elle se retient de se redresser pour mettre son doigt sous les petites narines pour vérifier s’il respire encore.
- Arrête, tu deviens folle... Tout va bien. Dors, tant que tu le peux !
Mais il n’y a pas de buée sur le plexiglas et cela l’angoisse. N’y tenant plus, elle se lève pour vérifier : son fils respire bien. Agacée contre elle-même, Laura se rend à la salle de bain pour boire un verre d’eau. La pièce peinte en jaune poussin est minuscule et les WC prennent la moitié de la place. Elle s’assied un instant sur la cuvette, bois. Son périné la lance, mais la culotte couche qu’elle change cinq fois par jour lui fait comme un cocon de douceur..
Laura voulait un bébé depuis des années. Elle avait été une petite fille traditionnelle, qui jouait beaucoup à la poupée, et à l’arrivée de ses sœurs, elle avait beaucoup aidé sa mère avec plaisir. Plus grande, elle n’avait cessé de rêver du jour où ce serait enfin son tour, mais il avait fallu des années avant de réussir à tomber et sur l’homme idéal et enceinte.
Elle était sûre que ces premiers jours avec son bébé seraient les plus beaux de son existence, mais maintenant qu'elle est en train de les vivre, elle ne sait plus très bien.
Elle n’a jamais vécu un tel pot pourri d’émotions et peut-être que là se trouve le désenchantement. Les sensations s'enchaînent vite sans se fixer. Tout ce qui devrait être parfait devient un mélange doux-amer de bonheur et de déception.
A l’émerveillement de la rencontre se succède la douleur et la fatigue.
La douceur de la peau de son enfant sur la sienne s’oppose à sa différence auxquels ses parents n’étaient pas préparés et qui a provoqué ce tout petit moment de recul qui n’aurait pas dû exister.
Les petits doigts qui se referment sur le sien contre la sage-femme revêche et blasée qui la réveille six fois par nuit pour lui demander s’il a bien mangé à heures fixes.
L’amour infini qui fleurit dans tout son être contre les vagissements de faim qui arrivent à n’importe quelle instant de son sommeil.
L’enfant magnifique que l’on voit laid parfois quand on ôte de nos yeux cet amour de mère.
Et puis, dernier chaud-froid, l'arrivée triomphale de la famille, venue accueillir en grande pompe le petit enfant dans la tribu, puis celle de la belle-famille et de ses petits commentaires, qui l’avaient sérieusement agacée. Ah oui, c’est vrai, il n’est pas que de moi ce petit là, il est aussi de l’autre et il portera en lui nos deux histoires familiales, comme autant de piliers ou de gouffres.
La veille, la sage-femme l’a bien prévenue :
- C’est le troisième jour. Pour beaucoup de femmes, cela correspond au baby-blues. Vous allez peut-être vous sentir triste, découragée. Cela n’a rien d’anormal, vous allez avoir une chute hormonale et votre corps doit se réadapter, cela provoque régulièrement un bouleversement de l’humeur.
Les parents de David et son oncle sont arrivés de bonne heure et Laura n’avait pas fini son repas. Retranchée derrière sa fatigue, machonnant du fromage sans goût, elle écoutait son compagnon radieux qui portait leur nourrisson de bras en bras, comme on fait circuler les petits fours. Un sentiment nauséabond s’est formé dans son ventre en voyant les lèvres molles des uns et des autres se coller sur la peau du petit visage qui geignait sous les baisers sonores.
- Ce petit nez en trompette, c’est tout le portrait de David.
Laura s’est retenue de faire un commentaire. Elle l’a porté neuf mois, a été malade pendant neuf mois et nul ne voyait à quel point il avait ses sourcils élégants, dessinés en ailes d’oiseaux. David, lui, avait juste trempé son biscuit, et récoltait triomphant un fils à son image.
C’était une réflexion injuste car elle s’était émue elle-même de la ressemblance quand on lui avait mis dans les bras, la première fois.
- Bon par contre, la petite difformité, à mon avis, ça ne vient pas de chez nous.
Ça, c’était l’oncle. Les parents de David, gentils, mais fades, n’auraient jamais proféré un jugement aussi méprisant. Laura aurait bien voulu lui dire “d’aller se faire foutre”, mais elle n’osa pas car il leur avait offert cette poussette incroyable dont elle n’avait fait que rêver en parcourant sur son téléphone les réseaux sociaux des mamans les plus en vogue du moment. Elle a senti les larmes lui monter aux yeux, mais son compagnon, hilare, a désamorcé la bombe.
- Tu crois ? Est-ce qu’on ne peut pas dire que ton frère Bastien n’est pas une grosse difformité à lui tout seul.
- C’est vrai que Bastien a été un peu fini à la pisse.
- Oh Bernard ! protesta la mère de David, mollement.
Laura étouffait. Il faisait trop chaud ; elle n’en pouvait plus de ces gens. Le grand-père tapota la tête du bébé qui s’était remis à geindre.
- Enfin bref, pour en revenir à son… petit problème..., ça ne servait pas à grand-chose au final, ça ne le pénalisera pas plus tard.
L’oncle Bernard n’était pas d’accord :
- Et la baise ? hein ? Tu as pensé à la baise ?
C’était la goutte d’eau qui faisait déborder le vase. Laura se leva ; elle dut contourner les chaises, qui prenaient toute la place, pour venir arracher son fils aux bras moites de sa belle-mère. L’action avait manqué de tendresse et l’enfant se mit à pleurer franchement cette fois. Elle articula mécaniquement avant de se diriger vers les toilettes :
- Il a faim, je vais l'allaiter.
- Tu peux rester, on aime bien les beaux tétés ici.
Cette fois David intervint, franchement agacé :
- Bernard, s’il te plaît, tais-toi.
Assise sur sa cuvette, Laura repense à ce moment, où la veille, elle s’est dissimulée pour donner le sein à son bébé tranquille, loin de cet oncle grossier. Enfin, elle s’était sentie en paix pendant quelques minutes, le bébé se lovant contre son ventre tandis qu’elle voyait sa petite gorge se soulever au rythme des déglutitions.
Elle le contemplait avec adoration. Il était son trésor. Qu’importe sa différence !
Et alors qu’elle se fondait dans cette osmose avec son enfant, elle réalisa qu’il allait mourir.
- Parce que j’ai voulu qu’il vive, il devra mourir, et je ne pourrais sans doute pas l’accompagner ce jour-là.
Assise sur son WC, elle pleura doucement.
De l’autre côté de la cloison, on entendait la famille qui discutait encore, et par dessus la voix des autres, celle de l’oncle pénible :
- Mais quand même, ce gosse, pourquoi n’a-t-il qu’un seul cul ?
Photo de couverture créé par valeria_aksakova - banque gratuite
Mais pareil...J'ai du réfléchir pour la chute etc. Mais comme le décalé, le tragi comique, le chaud froid, sont des arts difficiles ! En tout j'adore ça et si ce genre te plait, ne lâche pas !
Comme toi je m'y essaie parfois et cela ne prend pas souvent, il semble que je ne parvienne pas toujours à choisir comment amener la touche décalée d'absurde comme il faut, si moi je vois les liens, les choses s'installer, les copains moins... :/
Merci pour les émotions, bonne continuation.
Alors pour le coup, je ne m'attendais pas du tout à cette phrase de fin... xD
C'est très bien écrit et on ressent facilement les émotions de la maman et ça reflète malheureusement un peu trop la réalité :(
J'ai passé un excellent moment de lecture. Une nouvelle très viscérale et intime sur les premières instants d'un mère. Il y a un réalisme dans les réactions humaines qui est vraiment palpable. On est emporté par les mots sans le moindre soucis.
La dernière phrase est incroyable !
A bientôt :)
Mélange de réalité vécue et de réalisme par rapport à certaines attitudes pas très fines, entre une mère qui essaie de vivre sa maternité comme toutes les mères (actuelles) malgré la différence qui, quelle qu'elle soit, n'empêche pas l'amour maternel inconditionnel, et des remarques (parfois lourdes) de la famille qui laissent anticiper des difficultés pour l'enfant dans l'avenir du fait de cette différence.
Jolie illustration dans un registre particulier de ce qui se passe lorsqu'on sort des standards.
N'empêche qu'à part cette fin "pied de nez", tu abordes des thèmes sérieux : le baby blues et toutes les émotions étranges liées à la maternité, l'héritage familial, le sexisme...
Et on sent bien que c'est tiré de l'expérience, ça ne s'improvise pas !
C'est très réussi, bravo !
Bisous
En tout cas, merci beaucoup pour cette très belle lecture !
J'avoue que je n'avais pas compris non plus, la chute. Après, une fois expliqué ça fait sens avec le titre de la nouvelle.
Par contre, est-ce que c'est vraiment une évolution ?
J'ai bien aimé la douceur de la maman et la façon dont tu représentes la belle-famille. On sent qu'il y a du lourd avec l'oncle et on a envie de le jeter dehors. Mais après, je me demande s'il ne dit pas tout haut ce que pense tout bas, les autres.
Par contre, je n'avais vu aucun des indices, malgré le fait que je cherchais à essayer de deviner qu'elle était cette "évolution" (je croyais au début qu'il avait deux visages, va savoir pourquoi).
L'histoire en elle-même est bien réaliste, et le seul "détail" qui m'a dérangé, c'est l'allusion à la mort du bébé, que j'ai compris au démarrage comme plus immédiate.
Bref, une nouvelle à chute réussie de mon point de vue, même si j'aurais préféré des indices plus clairs, le simple fait que ce soit les autres qui sont "double culs" et pas l'inverse est bien trouvé :)
Super nouvelle, les descriptions des sentiments de la mère nous portent, et malgré toutes les contradictions dans ses sentiments on ne peut s'empêcher de la comprendre, c'est touchant.
Et puis l'oncle qui est un peu (beaucoup (trop)) beauf ! Il fait rire, bien qu'il soit aussi très lourd 😆
Pour ce qui est de la chute, comme les autres, je n'ai pas tout à fait compris avant de voir l'explication. L'idée que les autres puissent avoir deux culs m'a bien traversé l'esprit, mais cela paraissait tellement invraisemblable que j'ai pensé avoir mal compris 😅 désolé d'enfoncer le clou
Quoiqu'il en soit, j'ai passé un très bon moment en lisant ta nouvelle, merci 😁
Mais quelle nouvelle prenante, ma lecture est passée à toute allure !
Le ton est à la fois tranquille et dramatique, et tellement juste, j'adore !
Gros coup de cœur notamment pour le personnage du papa qui est super bien traité, critiqué avec mauvaise foi (sur fond de vérité) et qui en même temps s'interpose quand il faut, un équilibre pas évident à trouver mais qui fonctionne super bien pour la vraisemblance de ta nouvelle :)
Le mystère de la difformité arrive à prendre de l'importance même si c'est juste là, de temps en temps, et je me demandais vraiment ce que ça pouvait être ! Finalement j'ai pas eu la bonne interprétation à la lecture de la chute, sorry, je suis de ces personnes qui ont imaginé une seule fesse (alors qu'on dit jamais "deux culs", mais je sais pas, peut-être que c'était la seule chose imaginable pour moi à ce moment là, et puis vu que c'est dans la bouche de l'oncle, j'étais pas dans un mood de tiquer sur le lexique) MAIS de fait ça m'a bien fait rire donc en tant qu'experience de lecture c'était une réussite totale pour moi x) Je comprends cela dit que ce soit frustrant pour toi ^^"
Bravo pour ce texte, ta plume me plaît beaucoup !
En dehors de ça, j'ai beaucoup aimé l'ambiance de l'histoire et cette plongée très personnelle dans le ressenti d'une jeune mère.
J’avais effectivement envie d’un truc qui parlait de la maternité avec ses côté un peu plus amers et de finir sur un truc débile. Maintenant que j’y repense, j’ai aussi l’impression que les lecteurs que je connais et qui ont compris sont ceux qui connaissent le plus mon humour idiot XD.
Merci encore pour ton commentaire trop chou <3
À part cela, j'ai adoré. Le ton doux-amer du texte est très beau. J'ai trouvé la mélancolie de la femme très prenante, surtout mis en conflit avec les remarques odieuses (mais sans en faire trop) de sa belle-famille. Je m'attendais à un truc cul-cul de "la maman qui aime son petit plus que tout", et là je découvre avec surprise tous les sentiments contradictoires de cette mère en plein baby-blues (terme que je ne connaissais pas du tout, d'ailleurs).
Voili voilou. Si la chute ne m'a pas vraiment convaincu, le reste du texte est vraiment exemplaire, félicitations. Maintenant, je vais vérifier si j'ai le bon nombre de fesses, moi...
Oui je pense que j’ai un soucis avec le fait que mon récit a l’air très réel (d’ailleurs inspirés de fait réels vécus ou racontés) fait qu’on a du mal à se sortir de ce qu’on imagine. Mais d’ailleurs c’est en partie ce que je voilais. qu’à la fin, on se dise « Quoi ? Mais s’il n’a qu’un seul cul, alors combien en ont les autres? ». D’ailleurs on ne considère jamais qu’on a deux « culs » du coup ça me frustre un peu que tout le monde ait amalgamé cul=fesses parce que ce n’est pas le même sens. Mais si beaucoup de gens se plantent, c’est qu’il faut que je retouche d’une façon ou d’une autre !
Merci encore pour ton retour !
A+
Normalement, tu aurais du réaliser que les persos ne sont potentiellement pas humains, ou en tout cas, pas humain comme nous. C’était ça ma chute. Mais si tu n’as pas compris, c’est que ça manque de clareté, je vais y réfléchir.
Merci beaucoup pour ton retour !
Tu as raison, en ajoutant ici ou là des indices plus forts, ou des pistes qu'on est dans un univers "parallèle" par exemple, ça passerait au poil ! de cul :D