Le soir était tombé, Maura Harper vaquait au rituel de son coucher. Elle avait enfilé sa chemise de nuit, ôté soigneusement son maquillage, étalé avec vigueur de la crème sur son visage, s’était brossé les dents, puis les cheveux. Elle était prête. Elle disposa un verre d’eau à son chevet, ainsi que le dernier roman de Jacqueline Susann. Il la passionnait, elle en lirait quelques pages avant de s’endormir. Elle ouvrit la fenêtre pour aérer la pièce et profiter un instant encore de la douceur de l’été. Elle fut foudroyée par l’horreur. Là, au fond du jardin, à demi dissimulée entre deux thuyas, se tenait une forme blanche spectrale, un masque figé, dénué d’expression, aux membres décharnés, aux yeux rougeoyants pointés sur elle. Elle voulut hurler, aucun son ne sortit de sa gorge. Ses jambes cédèrent, elle tomba au sol évanouie. Après un temps qui lui sembla une éternité, elle entendit des pas dans l’escalier. La porte de la chambre s’ouvrit, son mari, Clive, poussa un cri de surprise. Il vint aussitôt à son secours, la releva, la porta sur le lit, la pressa de questions. Elle tendit la main vers son verre, il lui glissa le bord entre les lèvres. L’eau la ranima partiellement. Son esprit prit conscience de l’épouvante vécue, elle éclata en sanglots. Clive eut grand peine à la calmer. Il suggéra d’appeler le docteur Foster. Elle refusa, elle passerait pour folle. Cédant aux injonctions de son mari, elle lui décrivit en phrases hachées l’apparition. Il se précipita à la fenêtre, l’arrière de la maison était plongé dans les ténèbres, il ne vit rien. Il voulut procéder à une inspection à la lampe torche, elle l’en empêcha par crainte de demeurer seule. Elle devina les premiers doutes surgir dans l’esprit de Clive. Cela lui fut plus douloureux que la terreur ressentie. Elle insista pour qu’il ferme la croisée et qu’ils se couchent ensemble. Une fois les lumières éteintes, Maura joignit les mains et pria avec ferveur. Elle s’endormit, mais son sommeil fut peuplé de cauchemars menaçants.
Son premier geste, à son réveil, fut de contempler le jardin par la fenêtre de sa chambre. Il lui apparut dans toute sa normalité. Elle descendit, enfila une veste et ses vieilles chaussures de jardinage, puis se dirigea, non sans appréhension vers les thuyas. Ils s’alignaient contre la palissade, verts, immuables. Elle examina ceux d’entre lesquels avait émergé la figure spectrale. Elle ne vit rien. Ses parterres, sa haie lui présentaient leur décor habituel, sans le moindre interstice pour une ombre de l’au-delà. Elle rentra et pleura en silence dans la cuisine, terrassée par le chagrin. Le drame avait débuté ainsi pour sa mère. Elle croyait voir des personnes, entendre des voix, sentir des odeurs. Rien de tout cela n’était réel : il s’agissait des symptômes d’une maladie mentale qui, en s’aggravant, finit par emporter sa raison. Elle fut internée. Aucun traitement n’eut d’effet, ses incessantes visions la consumèrent. Maura se remémora sa dernière visite. Sa mère, émaciée, attachée à son lit, délirant sur le diable et l’enfer. Elle était décédée peu après, laissant Maura privée d’amour et d’attention maternelle. Son tour était-il déjà venu ? Elle se reprit en entendant Clive se lever et se laver. Elle lui prépara son petit-déjeuner habituel. Elle-même se contenta d’un café. Clive l’embrassa avec douceur et s’enquit de son état. Elle feignit de se sentir mieux. Il alla à son tour inspecter les thuyas, en revint sans constatation particulière. Il lui recommanda de se reposer, lui proposa de prendre congé pour rester à ses côtés. Elle refusa, soucieuse de le rassurer, de lui prouver qu’il ne s’agissait que d’un incident mineur, isolé. Dès qu’il fut parti au volant de sa Mercury, elle s’habilla rapidement et téléphona à sa voisine, Jeanine, qu’elle la rejoigne. Jeanine Carson était sa confidente, sa meilleure amie, elle serait de bon conseil. Elle jeta un œil dans l’allée, le mari de Jeanine, Bruce, était lui aussi en route pour son bureau. Elles auraient la matinée pour examiner la question. Fidèle, Jeanine s’en vint frapper à la porte de la cuisine un quart d’heure plus tard. Elle comprit sur le champ le désarroi et l’inquiétude de Maura. Celle-ci lui décrivit avec précision l’apparition, l’abjection ressentie et la suite des événements. Jeanine ne la jugea pas. En femme pragmatique, elle monta dans la chambre de Maura et Clive, examina la scène à distance, puis redescendit contrôler à son tour les thuyas. Le gazon à leurs pieds ne portait aucune trace particulière. Les deux seuls accès au jardin, la porte donnant sur la rue et celle communiquant avec la propriété des Carson, étaient verrouillés. Difficile de croire à une intrusion.
Après le départ de Jeanine, Maura eut une nouvelle crise de larmes. Elles avaient discuté de la probabilité que Maura soit atteinte d’une maladie mentale. Jeanine lui avait recommandé de s’adresser au plus tôt à son médecin généraliste. Les traitements chimiques réalisaient désormais des miracles. Un cachet et la perspective de l’asile d’aliénés se dissolvait. Maura promit, peu convaincue. Elle se raccrochait à l’espoir désespéré qu’il s’agisse d’une vision unique, causée par la fatigue et la lecture de ce roman où des jeunes filles se perdaient dans la drogue et l’alcool. Elle consacra le restant de sa journée à son ménage, sortit pour quelques courses en ville, avant de rentrer préparer le souper. Lorsque Clive revint de son travail, il la soumit à un examen attentif. Elle parvint à le tromper, à masquer le tumulte en elle. Leur soirée se déroula selon sa normalité quotidienne. Du moins jusqu’à l’heure du coucher. Maura accomplit son rituel du soir, les mains tremblantes. Quand elle fut prête, elle se figea. La raison lui indiquait le refuge de ses draps. L’instinct la poussa malgré tout à regarder par la fenêtre. Son esprit se fissura. L’apparition spectrale se tenait à nouveau entre les thuyas, blanche, menaçante, la fixant comme pour lui annoncer le terme prochain de son existence. Elle écrasa son poing contre sa bouche. Ses jambes s’amollirent, mais la soutinrent jusqu’à son lit, où elle s’écroula, vaincue par la peur et la détresse. Elle succombait à l’atavisme. Bientôt le réel rassurant cèderait, tel un décor de papier, sous l’irréel schizophrénique. Elle serait engloutie par des hallucinations sans fin, son être se dissoudrait dans la démence. La montée de Clive lui insuffla l’énergie du désespoir. Elle éteignit sa lampe de chevet, rabattit le drap sur elle et fit mine de déjà dormir. Clive, la croyant épuisée, se déshabilla et se coucha en silence. Maura vit le piège mental se refermer sur elle. Si elle avouait ses tourments, son mari, sa famille, ses amis la contraindraient à consulter et son médecin la ferait enfermer, tout comme sa mère. Il lui fallait dès lors mentir, simuler la normalité, prétexter des migraines, se plaquer un sourire artificiel sur le visage, tout cela plutôt que les neuroleptiques et la camisole de force.
Les jours suivants furent pour Maura un trou noir, un enfer. Elle fut réduite à l’état d’automate, de façade lézardée. Elle se donna des airs de banalité. À l’intérieur d’elle-même, elle endurait mille maux, à commencer par une épouvante perpétuelle. Ses journées s’écoulaient sans but, si ce n’est celui, chaque soir recommencé, de l’abominable apparition au fond du jardin. Elle la subissait comme un calvaire parcouru seule. Le spectre blanc se montrait fidèle au rendez-vous. Immobile, il semblait l’attendre. Son aura sinistre frappait Maura. L’inévitable se répéta une semaine durant, jusqu’à ce qu’elle trouve en elle une ressource inouïe. Elle affronta le monstre de longues minutes. Elle dut s’appuyer à la tablette pour ne pas s’écrouler. Elle supplia intérieurement Clive de la rejoindre. Après une éternité, il entra dans la pièce, s’étonna de la trouver encore debout. Le spectre n’avait pas bougé. Maura appela son mari faiblement et lui prétexta avoir repéré du mouvement dans le jardin. Clive scruta l’obscurité, lui dit ne rien voir. Elle s’affaissa, se détourna de lui pour dissimuler son désarroi. Quand elle le regarda à nouveau, il la fixait, soucieux, le front plissé. Elle lui adressa un pâle sourire et se coucha sans plus attendre. Le lendemain, il l’interrogea longuement sur sa santé. Elle lui donna le change. Jeanine passa. Elles échangèrent leurs impressions sur les jours écoulés. Maura mentit, elle affirma à sa meilleure amie qu’elle se sentait bien mieux et que tout cela n’était rien moins qu’un rêve éveillé. Elle vit une lueur de scepticisme dans le regard de Jeanine. Elle s’accrocha à sa version des faits. Jeanine sortit un flacon de comprimés de son sac à main, le déposa sur la table de la cuisine. Elle avait obtenu une ordonnance de son propre médecin. Elle encouragea Maura à prendre deux cachets avant de se coucher. Le remède était efficace contre les insomnies, la nervosité et la dépression. Maura refusa. Cela était inutile à présent. Jeanine n’insista pas. Avec sa douceur caractéristique, elle assura Maura de son soutien. Elle la tint enlacée et lui souhaita tout le courage nécessaire, lui promettant de demeurer à ses côtés jusqu’à ce qu’elle soit rétablie. Maura lui en fut extrêmement reconnaissante. Elle la laissa néanmoins repartir sans lui avouer les tourments mentaux qui la déchiraient.
Ce fut ce soir-là, à sa fenêtre, alors qu’elle affrontait une nouvelle fois le spectre blafard, qu’elle prit sa décision. Demain, elle se tuerait. Ce n’était qu’une question de temps avant de finir comme sa mère. Elle préférait s’épargner cette agonie, l’épargner à Clive, à ses proches. Elle s’ôterait la vie, proprement. Elle serait délivrée de ses souffrances, les autres seraient délivrés d’elle. Elle leur causerait une douleur vive, mais brève. Ils ne ressentiraient pas la peine longue, occasionnée par la chute d’un être aimé dans les abîmes de la folie. Elle adressa un faible sourire à l’apparition. Elle la rejoindrait bientôt. Cette nuit-là, elle dormit à peine. Elle repensa à tous les moments heureux de son existence, trop peu nombreux. Ils avaient du moins été réels, non imaginaires. Au petit matin, elle accomplit ses gestes quotidiens en marionnette sans âme. Elle embrassa Clive une dernière fois. Il partit, inconscient de la gravité de l’instant. Elle rangea sa maison. Quand elle en fut satisfaite, elle rédigea un bref mot d’adieu. Elle y explicita les raisons de son acte, la folie, son hérédité, disculpant ainsi ses proches, leur épargnant jusqu’au remords de son suicide. Elle monta dans la salle de bains, se fit couler un bain chaud. Elle se déshabilla, s’y glissa et demeura quelques instants sans bouger, savourant cette dernière sensation de réconfort. Elle s’empara alors du rasoir de Clive et se taillada les poignets. Elle contempla, sereine, l’eau rougir, sa vie s’en aller, sombrant dans l’inconscient avec soulagement. Elle mourut, délivrée de ses peurs et du fantôme blanc entraperçu chaque soir entre les thuyas.
Clive trouva son corps en rentrant. Il appela aussitôt les secours, puis prévint Jeanine et Bruce qui demeurèrent avec lui tout au long des constatations. Les policiers procédèrent aux premiers relevés, le docteur Foster officialisa le suicide, les ambulanciers emportèrent le cadavre. Les gyrophares des véhicules teintèrent de bleu le quartier tout entier. De nombreux voisins vinrent aux nouvelles, assurèrent Clive de leur soutien, repartirent en hochant tristement la tête. Ils songèrent avec pitié à Maura, plus encore à Clive. Le chagrin des vivants surpassait la douleur éteinte des défunts, désormais en paix. Chacun regagna son foyer, conscient du privilège d’être en vie. Jeanine et Bruce laissèrent Clive, non sans lui garantir leur entière disponibilité durant la nuit et les jours à venir. Clive les remercia avec chaleur, se retrouva seul. Il sortit dans le jardin, alla jusqu’aux thuyas, rit doucement. Dans son dos, la porte de communication avec la propriété des Carson s’ouvrit. Il se retourna. Bruce le rejoignit et lui tendit un sac. Clive examina son contenu. Le masque blanc en plâtre, l’habit en lin grossier, l’attirail ayant servi à effrayer Maura était au complet. Il le brûlerait dans la chaudière. Il serra la main à Bruce. La première partie de leur plan était réalisée. Au tour de Jeanine à présent.