Une sensation de déjà-vu envahit Abbie dès qu’elle pénétra dans la partie sauvage de la forêt. Ce qui s’était passé une semaine auparavant ne cessait de remonter à la surface de sa mémoire. Sébastian marchait devant elle. Malgré ses vêtements de ville, il était à l’aise. Ses pas légers et fluides ne laissaient presqu’aucune trace sur le sol terreux. Ils avançaient en silence et, alors que les bois domestiqués laissaient la place au cœur ancestral de la sylve, Abbie commença à sentir les différences.
Elle leva les yeux et laissa l’atmosphère l’envahir pour calmer son angoisse à l’idée de revoir le Leschein et d’affronter la perte de Tomàs. Elles ne résidaient pas dans la lune, en train de décliner, ni dans l’absence des sentiments d’urgence et de danger. C’était bien plus subtil. C’était un chant inaudible qui gonflait autour d’elle, se répandait dans les racines, les troncs, les branches, le feuillages, jusque dans ses propres veines, une énergie qui faisait vibrer la terre.
— Cet endroit a bien changé, murmura Sébastian. Jamais je ne l’ai vu ainsi ; c’est comme si la forêt s’était éveillée.
— Eveillée. Comme moi, se dit Abbie.
Lorsqu’ils atteignirent la combe, Abbie ne put retenir un sifflement de stupéfaction. Le Hêtre la dominait de toute sa splendeur luminescente. Son tronc épais avait à nouveau une teinte brune qu’aucune pourriture ne déparait plus ; au-dessus de leur tête s’étendait son faîte aux larges feuilles d’un vert profond et vivace. Ses racines épaisses qui émergeaient de la terre en un entrelacs vivant paraissaient pulser d’une énergie verdoyante qui s’enfonçait par vague à travers toute la forêt. Le visage sculpté en son centre respirait l’apaisement. Alors qu’elle laissait errer son regard dans le Sanctuaire, elle distingua la silhouette difforme du Leschein emprisonné et se figea. Le souvenir de Tomàs déchira son cœur et elle détourna les yeux.
Puis elle perçut la solennité de l’atmosphère. Sheraz, vêtue d’une tunique aux couleurs chatoyantes, qui dévoilaient ses épaules et ses bras tatoués, ses cheveux réunis en une longue tresse, attendait juste devant le tronc. Tout autour de la combe, formant un cercle, se trouvaient les autres membres de la meute. Abbie avait du mal à comprendre leur sentiment sur leurs visages inexpressifs ; ils gardaient le regard figé droit devant eux, rivé sur l’arbre. Elle reconnut Stan, Emma et Bérol, ainsi que Sergueï qui lui fit un clin d’œil. A l’orée de la forêt, cachés dans les ombres, les deux loups qu’elle avait aperçu la semaine auparavant étaient assis. On devinait bien d’autres silhouettes lupines tout autour.
Un mouvement dans les branches d’un arbre en périphérie attira son attention. Deux billes noires la regardaient fixement à travers les branchages. Puis le singe se laissa pendre et elle reconnut la créature à quatre bras. Il n’était pas seul.
Sébastian l’attendait, la main tendue, un pied posé sur l’une des racines, juste à la limite d’un cercle formé par elles. Abbie sentit la présence familière du fragment de Gaïa, juste à la limite de son esprit. Respectueux, il n’entra pas. Tout était silencieux et immobile ; tout était calme ; tout attendait. Elle avança, prit la main de son Alpha et la serra délicatement, puis elle s’agenouilla sur le tapis d’herbes douces et de mousse, ouvrant son esprit et ses sens.
Des tiges, frêles et délicates, jaillirent du sol et enserrèrent ses poignets. Sa vision se brouilla, puis s’éclaircit. Elle voyait la combe, ses amis, les arbres, mais tout était voilé, flou. Une silhouette se matérialisa devant elle. Humaine, sans l’être totalement, elle avait de grands yeux émeraude, sans pupilles, des oreilles effilées et des cheveux d’une doux vert, comme des lianes. Son corps fin, aux bras très longs, n’était ni féminin, ni masculin, mais les deux à la fois. Sa peau d’écorce brune était parcourue de filaments d’un vert profond qui formait des dessins étranges et saisissants, qui changeaient sans cesse.
— Que penses-tu de ma forme ?
Dans sa voix à la tonalité changeante – harmonieuse puis âpre, douve puis glacée -, Abbie sentit une joie légère, une minauderie qu’elle n’avait jamais entendu dans la voix mentale qui l’avait pourtant accompagnée pendant des jours.
— Elle est belle.
Et c’était vrai. La vampire la trouvait magnifique dans son étrangeté.
— Pourquoi es-tu venue ?
La question la prit par surprise. Elle balbutia :
— On m’a dit que … vous vouliez me voir…
— Pourquoi es-tu venue, Abbie ?
La vampire réfléchit et la réponse apparut, dans toute son évidence, preuve de sa vulnérabilité et de sa solitude.
— Parce que vous m’appelez « ma fille » et que vous le pensez, même si ce n’est pas vrai.
— Tu es une enfant de Gaïa, comme tout ce qui vit sur cette terre. Et, d’une certaine manière, je suis Gaïa.
— Je ne vis pas. Je suis une vampire. Je ne peux être votre fille.
Un rire qui sonnait comme le crépitement de la pluie à la surface d’une rivière retentit autour d’elle.
— Tout est affaire de point de vue. Les Vampires ont été créés par les Sorciers, des humains à qui Hékatia a fait don de la magie. Ne sont-ils donc pas autant les enfants de Gaïa que leur créateur ?
— Comme vous le disiez, c’est votre point de vue.
— Le seul qui compte, en ce lieu et en ce temps, ma fille.
Une vague de soulagement s’empara d’Abbie. Elle se sentait acceptée et aimée.
— Veux-tu faire partie de cette meute ?
— Oui …
A nouveau le doute. Le méritait-elle ? La Bête quoi dormait en elle ne l’avait-elle pas condamnée, éternellement arrachée à son héritage ?
— Tu es unique Abbie. Jamais aucun vampire n’a réussi à transformer un Garou avant toi. Tu es l’enfant de deux mondes. Tu es nécessaire pour la survie de nos peuples.
— Je suis un monstre, une Bête.
— C’est vrai : une bête sommeille en toi, comme en Sébastian, en Sheraz, en Tomàs et dans chaque humain. Des Bêtes différentes, mais tout aussi mortelles. Es-tu digne de faire partie de la meute, Abbie ?
Les doutes s’enfuirent sous la puissance de sa résolution. Après tout ce qu’elle avait découvert, tout ce qu’elle avait vécu, les pertes, anciennes et nouvelles, elle ne pouvait pas faire un autre choix.
— Oui.
Gaïa sourit et ses yeux s’enflammèrent d’une lueur émeraude. Elle tendit les mains. Abbie y posa les siennes et le slongs doigts fins s’enroulèrent autour de ses poignets. Les veinules vertes s’agitèrent et rampèrent sur sa peau pâle, dessinant un délicat symbole sur son avant-bras gauche.
— Je t’ai fait un don, ma fille, fit Gaïa, une fois le rituel terminé. La soleil ne sera plus ton ennemi, au moins pendant quelques heures par jour.
Abbie, enveloppée dans la douceur et l’amour de Gaïa, hocha la tête, même si ces paroles lui parurent lointaines.
— Bienvenue dans ta famille, reprit Gaïa. Une dernière chose, avant que tu ne partes : écoute et regarde !
Sur ces mots, l’entité disparut. Abbie cligna des yeux, interdite. Écouter et regarder ? Elle observa les environs, toujours dans cette dimension brumeuse, qui semblait exister par-dessus la réalité. Un battement rythmique régulier, mais faible, se répandit autour d’elle. Elle se retourna dans la direction d’où il venait et écarquilla les yeux : là, le Leschein, et en surimpression Tomàs, sous sa forme de loup garou, les yeux fermés. Était-ce une illusion ?
Réprimant la vague d’espoir qui menaçait de l’engloutir, elle ferma les yeux et se projeta vers lui, à travers le lien psychique qu’elle avait maintenu clos pendant une semaine. Obscurité et froid, puis un éclair de lumière. Elle sourit.
— Abbie ?
— Je suis là, Tomàs.
— Je ne te vois pas, je ne vois rien.
La panique transparaissait dans sa voix. D’une caresse mentale elle le calma. Puis, gardant le lien, elle se laissa glisser hors de cette étrange dimension et retourna auprès des autres. Sans faire attention aux félicitations de Sébastian et Sheraz, elle se leva d’un bond et se précipita vers le Leschein. Elle posa la main sur sa peau, à travers la prison de branchages. Tomàs était toujours là. Derrière elle, elle entendait la voix alarmée de Sébastian, mais elle l’ignora.
— Tomàs ?
— Je suis là. Même si je ne sais pas où c’est.
— De quoi te rappelles-tu ?
A nouveau la terreur.
— De rien, fit-il, rapidement, trop rapidement.
— Je sais que si…
Elle dérouta une seconde son attention de son ami, pour regarder Sébastian, qui avait posé une main sur son épaule et la fixait intensément. Elle murmura :
— Attends.
Il hocha la tête.
— Le Leschein est sous contrôle. Tu n’as blessé personne. La créature a été vaincue. Le Sceau a été réparé.
Le soulagement traversa le brouillard rouge de sa peur et c’est une voix plus assurée qui lui répondit.
— Je suis dans le noir.
— Tu es un loup, fit Abbie. Tu vois dans le noir.
Un silence. Puis elle se sentit soudain aspirée le long du lien qu’elle avait maintenu grand ouvert. Après quelques instant vertigineux, où elle eut l’impression d’être à la fois debout dans la combe et en train de se déplacer, elle découvrit la petite combe, garnie de cadavres, dominée par un Hêtre pourrissant et décharné. Tomàs, dans sa forme humaine, debout au centre, la regardait avec des yeux exorbités. A ses pieds gémissait un loup au pelage argenté.
— Ce n’est pas la réalité, Tomàs. Regarde à travers mes yeux.
Il obéit et, au bout de quelques secondes, le paysage mental se modifia pour prendre l’apparence qu’il avait dans la réalité. Le loup sauta sur ses pattes et s’approcha d’Abbie en reniflant. Elle le caressa longuement, les yeux fixés sur sa version humaine. Tomàs lui sourit et Abbie sentit son cœur exploser de joie.