Le Royaume Caché entre les Mondes, 17 janvier 1889
Debout au-dessus de l’abîme, le silfe réajusta son pardessus. Sous son haut-de-forme, le vent balayait les courtes mèches de paille et creusait des rides nouvelles sur son visage. Autrefois, Akrista avait aimé cet endroit : c’était ici que Katlayelde lui avait demandé sa main. Elle l’avait refusée, évidemment, avec cette moue désolée qui donnait à ses lèvres une inclinaison un peu comique. Plus tard, dans une taverne de la troisième colline tenue par un nain enflé comme une outre, ils s’étaient saoulés entre hommes.
Puis il y avait eu le bébé… et la guerre.
Un craquement, plus bas. Une branche venait de se rompre sous le poids de la neige, entraînant dans sa chute sans fin quelques bribes de végétation suspendues à la falaise. Dans le brouillard hivernal, ciel et terre se confondaient, enchevêtrant les sens et les repères, et il flottait dans l’atmosphère une odeur de fin du monde.
Luni soupira. Il ignorait ce qui l’avait poussé à gravir ce piton aride. Comme les arbustes dénudés sur le flanc de la montagne, il s’accrochait au passé, refusant de se laisser emporter par la tourmente du temps. Tandis que ses jambes entamaient la gigue de la modernité, que son cœur flirtait avec les femmes du monde et que ses lèvres souriaient à l’instant présent, son cerveau restait enfermé dans une prison de glace, où les statues figées de ses anciens compagnons lui tenaient compagnie pour l’éternité.
Autre craquement, plus près. Le silfe ne se retourna pas. Il avait beaucoup neigé cette année.
Puis un soupir, suivi d’un murmure.
— Luni…
Cette voix…
Il ferma les yeux, secoua légèrement le menton. Non, les fantômes n’existaient pas, et Akrista n’avait jamais murmuré son nom ainsi. Pas pour lui. Il se retourna.
Une jeune femme se tenait à quelques pas de lui, ceinte d’un manteau de brume floue aux contours olivâtres. Ses traits interpellèrent ses souvenirs, bien qu’il jurât ne la connaître. Tête nue et cheveux courts, elle portait un pantalon d’ouvriers, une veste qui ne couvrait que son buste et une longue écharpe qui noyait son menton.
— Oh, Luni, c’est bien toi !
Dans sa voix, une intonation vibrante, un trop-plein d’émotion. Elle hoqueta, comme pour refouler une larme, et se précipita vers lui. Il crut un instant qu’elle allait l'enlacer, mais elle s’arrêta à quelques pouces de lui. Étrangement, il se sentit déçu.
De près, elle s’apparentait d’autant plus à un mirage. Il s’aperçut que la magie l’environnait, fluctuante, et lui procurait cet effet de flou qui la rendait si irréelle. Ses yeux noisette, luisant dans la brume, reflétaient une curiosité muette.
— En quelle année sommes-nous ? Mes parents sont-ils encore vivants?
Il ouvrit la bouche pour lui demander son nom et la raison de sa présence, mais elle l’interrompit.
— Non, bien sûr que non. Je le vois bien à ton regard. La guerre est finie, n’est-ce pas ? Ils sont tous morts. Et moi je vis sans doute au Royaume, courant dans les couloirs, à moins que vous m’ayez déjà envoyée… Oh, Luni, je sais qu’on ne peut pas changer les événements passés, et je n’ai pas beaucoup de temps… Ne dis rien ! Il faut que je te parle… Je vais mourir, Luni. En réalité, je suis déjà morte. N’est-ce pas curieux ? (Elle releva la commissure de ses lèvres, dans un sourire qui para son visage d’un peu plus de tristesse.) Mon esprit remonte la Mémoire, tout comme Beve l’a fait… le fera après moi, et pendant ce temps mon corps s’éteint doucement, sans espoir de rémission.
Elle s’arrêta soudain, dessina de sa bouche un « O » silencieux et porta les deux mains à son visage, prise d’une révélation subite. Il cligna des yeux, incapable de parler, et la laissa poursuivre.
— Tu le savais ! s’exclama-t-elle après un temps d’arrêt. Évidemment, tu le savais, tu m’as dit toi-même que mes parents t’avaient parlé de la prophétie. Mais… Oh, par les Onze, tu le savais. Tu le savais parce que moi, je te l’ai dit. Parce que je suis en train de te le dire, à l’instant même ! Oh Lun’ !
Ses yeux s’emplirent de larmes. Elle empoigna sa main gauche, et le contact lui transmit une vague de chaleur qui ondoya dans ses veines jusqu’à son cœur. Il expira, un peu trop bruyamment à son goût. Une volute de vapeur s’échappa de ses lèvres.
— Je suis désolée. Je suis tellement, tellement désolée ! Tu vas me voir, dans cette ruelle de Londres, tu me reconnaîtras et tu sauras… Lun’ !
Entre ses lèvres, son diminutif lui parut soudain risible, ridicule. Comme un jouet d’enfant qu’on voudrait jeter dans la rivière quand approche l’âge adulte.
— Il y a tant de choses… je suis navrée, le temps presse. Luni, après ma mort tu diras à Beve que je devais le faire. Que ce n’est pas de sa faute, ni celle du Solitaire. Je suis sûre que la Magie la sauvera de l’Avaleur de Mémoire, quoi qu’elle en dise. Mais il ne s’agit pas que de ça… Luni, la Mémoire porte mon empreinte ! Je dois revenir à l’origine du Royaume, c’est… c’est une question d’équilibre ! Le Solitaire avait raison sur un point : une nouvelle guerre s’annonce dans les temps futurs, elle est inévitable et nous devrons être prêts. Tu ne dois pas interrompre le processus du sacrifice ! Lun’, jure-moi que tu ne l’empêcheras pas !
Les mots s’emballèrent soudain dans sa gorge, trébuchèrent contre sa bluette. Elle s’arrêta, et le contempla un instant avec gravité, le regard embué.
— Quoiqu’il arrive, je dois continuer ma route. Je doute de te croiser à nouveau… Adieu, mon amour.
Elle s’approcha doucement de lui et déposa sur ses lèvres un baiser léger, plus léger qu’une caresse, au parfum sucré. Un frisson ondoya le long de ses vertèbres tandis qu’elle détachait sa main pour s’éloigner.
Elle se détourna en silence, entama quelques pas dans la neige, et se ravisa. Son visage pivota vers lui, souriant à nouveau, creusant deux adorables fossettes sur ses joues rondes. Fragment de beauté éphémère, lumineuse, la vision s’imprima sur la rétine de Luni comme une photographie.
—Merci, Lun’. Merci d’avoir tenu ta promesse.
Un signe de la main, puis elle s’évapora, nuage parmi les nuages. Et ce fut tout.
Le silfe n’avait pas prononcé un mot.
*
Le Royaume Caché entre les Mondes, date indéterminée
Je promets… de te chérir aussi longtemps que je vivrai. Les mots, prononcés une éternité plus tôt, flottèrent un instant dans l’esprit du silfe. Aussi longtemps que je vivrai…
Merci d’avoir tenu ta promesse, murmura le vent à son oreille. Comme un écho lointain…
Il jeta un regard perdu autour de lui, sans saisir ce qu’il voyait : Beve qui sanglotait doucement, une main dans celle de Tom, Kat à leurs côtés, Cinni, Ekaterina et leur fils, Jane assise un peu plus loin, ses yeux aveugles contemplant le néant, Harry, Lily, Lynn, Eoin, Mary, Andrew, Dora et même Lani, postée dans un coin sombre. Et tant d’autres encore ! Le Royaume entier se trouvait là, silfes, alfs et humains réunis, surmontant leurs différences et leurs préjugés pour se réunir en ce premier jour d’été.
Pour la première fois de sa très longue existence, au milieu de cette foule éplorée, il se sentit vide. Totalement, irrémédiablement vide. Un court moment, il se demanda pourquoi. Puis il comprit.
Tandis que le cercueil disparaissait dans la fosse, il comprit que son cœur s’était éteint avec elle.
J'ai aimé la suivre de bout en bout, mais aussi cet épilogue où finalement la parenthèse prend tout son sens. Keina était éphémère et c'est avec un pincement au coeur qu'on voit son existence se clore et une folle envie de serrer Luni dans ses bras.
Bravo pour cette histoire qui m'aura bien fait trépigner. Bravo pour ta persérvérance à la terminer. Et Merci de l'avoir partagée avec nous ! <3
Elle a dû disparaître à cause de la magie, de toutes les implications que ça faisait sur le royaume. C'est étrange... c'est comme si elle n'avait été qu'un mirage tout du long, un fantôme hors du temps et de l'espace. Pauvre Luni !
Est-ce pour ça que tu écris une silfine entre parenthèse ? Je sais que tu l'avais expliqué une fois, mais je ne me souviens plus des détails.
C'est une très belle histoire, Keina. La voilà terminée après sept ans de labeur. Bravo ! Je ne sais pas si à ta place, j'aurais eu la pugnacité et la persévérance pour continuer. Alors, sérieusement, peut-on maintenant parler d'édition ? Y songes-tu ?
Moi, je ne peux que l'espérer en tous cas.
Biz Vef'
Quant à l'édition... toujours pas le courage de remettre le nez dans le bouzin pour ça, mais un jour, peut-être ! ^^
Merci en tout cas ! <3