Le couloir sombre, aux murs noirs et au sol marbré d’obsidienne, volontairement mal éclairé, s’étirait longuement, étroit et claustrophobique. Rose, loin d’être impressionnée par la mise en scène volontaire de cette architecture, s’avançait d’un pas soutenu, la tête haute. Ses pas résonnaient contre le marbre, le bois de ses talons claquant sur le sol à un rythme militaire. Au bout, une double porte solide arrêta sa marche ; gardée par deux grands hommes en costume bordeaux, rien n’indiquait ce qui s’y trouvait derrière, même si Rose, elle, le savait.
— Mademoiselle Finn, dit l’un des deux gardes ; le conseil vous attend.
Rose hocha la tête, et franchit la porte. La salle elle aussi était mal éclairée ; en fait, seule l’entrée baignait dans un halo de lumière, et elle dû plisser les yeux derrière ses lunettes rondes pour donner forme aux interlocuteurs assis au fond de la pièce, sur une estrade qui la surplombait. Elle reconnut rapidement au milieu le député Faquin, à côté duquel se tenait un homme grand, maigre, aux joues creuses et cireuse, avec un regard glaçant et des cheveux bruns gominés en arrière qui lui donnaient l’aspect d’un vautour. Elle remarqua que sa main gauche, posée avec rudesse sur le bureau, était serrée en un poing solide. L’homme tenait quelque chose qu’il se refusait de lâcher. Autour d’eux, d’autres personnes en costumes patientaient en silence, intriguées. Rose resta debout, les mains derrière le dos, le buste haut, droite comme un I. Le député Faquin pencha légèrement sa tête, et s’éclaircit la gorge.
— Mademoiselle Finn, commença le député d’une voix mielleuse, je dois bien avouer que, avec les évènements récents, c’est-à-dire l’histoire de la bête et les attaques des membres d’E.C.O., j’ai dû me résoudre à accepter votre existence. Bien qu’étant pris au départ de scepticisme, je tenais tout de même à vous remercier, vous et votre équipe, d’avoir su nous protéger de menaces de la sorte.
Rose accepta le compliment en hochant très légèrement la tête, ce qui eut pour effet de faire s’échapper sa mèche qu’elle avait pourtant mis près d’un quart d’heure à discipliner. Le grand homme maigre à côté ne semblait pas du même avis que le député ; son visage lugubre s’assombri encore plus, et les jointures de ses doigts se blanchirent en se serrant encore un peu plus.
— Néanmoins, continua le député, nous nous sommes intéressés à votre cas et nous avons ressortit les vieux accords qui concernent nos deux partis. Accords qui, malgré le temps, sont toujours valides.
Rose affirma en hochant la tête.
— Qu’attendez-vous de moi, monsieur le député ? demanda-t-elle solennellement.
Le député se racla la gorge.
— Eh bien, tout d’abord, il faudra établir les limites de vos actions.
— Les limites ont été établies dans les accords, rétorqua Rose.
— Certes, certes, mais un doute subsiste quant à l’objectivité de vos actions. Est-ce que vous le faites pour l’intérêt de la communauté, où pour le vôtre ?
— Je me suis désignée pour essayer de désamorcer la bombe. Je n’avais pas à le faire. Pensez-vous que cela relevait de mon propre intérêt ?
L’homme maigre serra un peu plus le poing tout en grimaçant. Il jouait avec la chose qu’il tenait dans la main, enfonçant le bout de ses doigts dans sa paume, de manière rythmique, comme on jouerait d’un instrument.
Le député reprit d’une voix suave qui ne cachait aucune perplexité.
— Certains disent, d’après les débris, qu’au vu du manque de complexité de la bombe et de votre expérience, que celle-ci n’aurait dû vous causer de souci quant à son désamorçage.
Rose pencha légèrement la tête vers la gauche, regardant l’homme d’un air atterré.
— La bombe était plus complexe que vous ne le pensez. Et le peu de temps que j’avais pour la comprendre n’a pas suffi. Et si j’avais voulu que la bombe explose, monsieur le député, pourquoi y serais-je allé ? Pour risquer ma vie inutilement ?
Le grand homme maigre toussa en faillant s’étouffer. Le député Faquin tripatouilla ses feuilles, penau.
— Certes, certes...
Un froid glacial s’installa dans la salle, et seul les murmures des personnes au fond de la salle se firent entendre.
— D’autres points sont à éclaircir. Mademoiselle Finn, vous êtes tenue à la loi.
— J’en conviens.
— Alors comment se fait-il qu’un bien cambriolé au musée se retrouve dans les mains d’un membre de votre équipe ?
Rose fixa les iris du député.
— Cette épée, bien qu’ayant un passif historique exceptionnel, appartient à la famille dudit membre qui l’utilise. Elle nous a été nécessaire pour abattre la bête, pour une raison que je ne pourrais vous expliquer car moi-même je n’en comprends pas le fonctionnement.
— Vous ne comptez donc pas la rendre ?
— Disons que c’est un gage de bonne entente. Pour que les accords ne se brise pas. A la moindre incartade, nous vous la remettrons.
— Dans ce cas, vous seriez enclin à nous remettre Océane Linné ?
— Bien sûr que non, répondit calmement Rose, et je ne vois pas le rapport. Tant que nous n’avons pas déterminé quelle est l’origine de leurs pouvoirs, si elle est technologique ou surnaturelle, chacune des parties garde son membre d’E.C.O. Corentin Latreille sous votre protection, Océane Linné sous la nôtre.
— Mademoiselle Finn, soyons un peu sérieux, vous savez très bien ce qu’il est advenu de Corentin Latreille.
— Non, mentit Rose. Vous l’avez mis dans une prison de haute sécurité ?
— Nous n’avons pas pu, puisqu’il s’est échappé avant.
Rose joua le choc, plaçant une main écartée sur sa poitrine.
— Vous plaisantez ! Comment ?
— Cela est une bonne question. Nous pensons qu’il n’a pas pu agir seul.
— Aucun des membres de mon équipe ne peut être impliqué. Je sais exactement où ils étaient, et ce qu’ils faisaient tous depuis la capture d’E.C.O. Je peux vous fournir à tous leurs alibis.
L’homme à côté du député remua.
— Cela n’est pas suffisant, rétorqua le député Faquin.
— Alors que dois-je faire pour vous montrer ma bonne foi ? demanda Rose en croisant les bras.
Le député regarda sa feuille, souffla, et releva les yeux vers Rose.
— Eh bien, il y a peut-être quelque chose qui nous prouvera que nous sommes du même côté. L’objectif de votre « équipe » comme vous le dites, est bien d’empêcher des gens comme vous de nuire à la population ?
— Oui, c’est cela.
— Vous connaissez celle qui se fait appeler Justice, ou bien encore la Walkyrie ?
— Oui, je la connais. Nous voulions d’ailleurs l’arrêter, mais les membres d’E.C.O. ont attaqué entre temps et cette menace nous paraissait prioritaire.
Le député eut une sorte de sourire malsain.
— Donc vous êtes contre ses agissements ?
— La question n’est pas de savoir si je suis pour ou contre. Il est de mon devoir d’empêcher, les gens comme moi, comme vous dites, de nuire aux autres.
— Vous allez donc l’arrêter ?
— Oui.
— Et nous la livrer ?
— Non.
— Mademoiselle Finn il va falloir…
—… je ne peux pas, coupa Rose, parce que c’est écrit dans les accords. Relisez-les attentivement. Cette fille à reçu un don surnaturel, c’est certain. Je pourrais en revanche vous dévoiler son identité, et garantir son incarcération. Si elle doit répondre de ses crimes, je l’amènerai moi-même. Vous serez les premiers informés de sa capture.
Le député soupira ; son voisin claqua sa langue contre son palais ; l’homme maigre se pencha vers lui et souffla quelques mots dans son oreille. Le député acquiesçât, et se retourna vers Rose.
— Cela nous satisferaient. Pour l’instant.
— Bien.
Le député rassembla ses feuilles en un paquet, les tassa sur le bureau et les rangea dans une chemise en papier kraft. Il releva des yeux sans lueur vers la guerrière.
— Vous pouvez disposer, mademoiselle Finn. Mais attention, les accords sont fragiles. A la moindre incartade, nous les considérerons comme rompus et nous n’hésiterons pas à agir de notre chef, et contre vous.
— Ce ne sera pas moi qui les romprait, monsieur le député, répondit-elle sarcastiquement.
Elle baissa la tête poliment, sa mèche pointant mollement vers le sol, puis se redressa tout en la replaçant derrière son oreille, tourna les talons et sortit sans se faire prier.
Albert Storm grinça des dents, et son poing se serra un peu plus. Rose Finn en savait beaucoup plus qu’elle ne le prétendait. Il en était certain. Les mensonges des gens étaient si facilement décelable. Cette femme était impliquée dans bien plus qu’elle ne l’admettait. Il savait qu’il aurait dû aller de lui-même à l’usine ce soir-là. Jamais Rose Finn n’aurait dû y pénétrer. Et jamais elle n’aurait dû en ressortir aussi facilement. Si seulement elle s’était au moins un peu éraflée dans l’usine.
Juste une goutte de son sang.
Machinalement, il s’humecta les lèvres avec sa langue tout en regardant la guerrière partir insouciamment de la salle, serrant encore plus fort sa main gauche autour du sachet plastique, dans lequel gisait les restes desséchés d’un petit cloporte.