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Emmanuelle
Je jette un regard par-dessus mon épaule. Cerise s'est arrêtée pour déterrer une nouvelle plante ; la cinquième depuis le début du trajet. Elle la déracine délicatement et l'installe dans l'un des pots qu'elle a emportés, avec un peu de terre fraîche.
— Tacca Chantrieri, murmure-t-elle.
— Pardon ?
— On l'appelle la plante chauve-souris. On dit que les îles du Nord de l'archipel en regorgent. Par ici, c'est un spécimen plutôt rare...
J'accorde un bref coup d’œil à la plante violacée. Je ne vois qu'une espèce de grande tige, surplombée de deux pétales ridicules et d'étranges filaments. Pas le genre de jolie plante dont on aimerait un bouquet.
Cerise se redresse. Du haut de son mètre cinquante-six, elle est la plus petite de notre fratrie. Le corps droit et mince, comme une tige, les traits fins, le teint rose. Des lèvres légèrement charnues. Le nez retroussé qui lui donne un je-ne-sais-quoi de féerique. Les joues parsemées de taches de rousseur. Les yeux vairons : l’œil gauche est vert, l'autre tire vers le jaune. De superbes cheveux, d'un roux éclatant, sauvagement bouclés, dont une grande mèche lui cache la joue droite De l'autre côté, rasé, une petite tresse lui pend sur le devant de l'oreille. Elle a beau se faire discrète, ma sœur n'est pas banale.
J’adore sa coupe de cheveux car, avec sa serre adorée, c’est l’un des rares domaines où Cerise laisse exploser sa personnalité. De façon générale, elle préfère se tenir en retrait, toujours disposée à aider ceux qu’elle aime et peu encline à se mêler aux gens qu’elle ne connaît pas. Alors que je rêve d’explorer l’archipel et le monde, elle pourrait se contenter de vivre paisiblement parmi ses plantes. Ne dit-on pas pourtant que les opposés s’attirent ? Il n’y a qu’elle pour me raisonner quand je me monte la tête et pour me calmer lorsqu’une question me tiraille. Davantage que ma sœur, c’est ma meilleure amie : celle dans la chambre de qui je me réfugie dès qu’une affaire m’agace et qui m’écoute m’emballer pour toutes mes découvertes sans jamais soupirer d’ennui. Nous avons nos surnoms rien qu’à nous : Sher et Ouch. Ils ne veulent absolument rien dire et, selon Cerise, c’est ce qui les rend spéciaux.
En ce moment, il y a une question qui me taraude :
— Tu penses que Papa aime les plantes ?
— Tout le monde aime les plantes, Sher. Sans elles, on ne respire pas.
— Tu vois ce que je veux dire. C’est lui qui a fait construire la villa. Lui qui ne s’occupe jamais des plantes, pourquoi il a imaginé une aussi grande serre ?
— Peut-être qu’il jardinait avant d’avoir huit filles.
— En attendant, c’est toi qui te tapes tout le boulot. Pour changer…
Cerise s’est arrêtée pour déterrer une nouvelle plante verte qui, à mes yeux, ressemble à une dizaine d’autres déjà présentes dans son jardin.
— Je sais ce que tu insinues, soupire-t-elle, et je t’assure que ça va.
— Non, ça ne va pas. Tu aides plus que n’importe qui à la villa. Elles en profitent et ce n’est pas juste.
Le sourire jusqu’aux oreilles devant sa trouvaille feuillue, Cerise écoute mais n’entend pas ce que j’essaye de lui dire.
— Sher ! C’est une authentique gobeuse-de-guêpe ! Avec ça, Nono ne risque plus de se faire piquer.
— Tu vois, c’est exactement de ça que je parle.
— De la gobeuse-de-guêpe ?
— Non, du fait que tu fais toujours passer les autres avant toi !
— T’oublies ta règle numéro une, Sher : sois la meilleure version de toi-même. Je suis la meilleure version de moi-même quand je rends service aux gens que j’aime.
Ouch adore se servir de mes règles comme arguments contre moi, en particulier à ce sujet. Si je me suis retrouvée à écrire un Petit guide de survie en société, à la base, c’est pour elle. Pour qu’elle arrête d’être l’esclave de ses bonnes intentions.
— Règle numéro trois, rétorqué-je. Il faut mettre son talent au service des autres, pas devenir leur esclave. Et ma préférée, surtout, la numéro quatre : l’affect c’est bien, quand ça ne te bouffe pas.
— Mais ça ne me bouffe pas, enfin. J’aime juste rendre service.
— Règle numéro deux…
— Ce n’est pas un mensonge, d’accord ? Je suis comme ça, c’est tout.
Le chemin est encore long et je n’ai aucune envie que nous nous chamaillions. Je lui demande plutôt où elle aimerait vivre, plus tard. Parce que bien sûr, nous nous installerons ensemble, voire même, si elle l’accepte, nous voyagerons loin d’ici. À ce jour, Ouch réfute cette idée avec ses prétextes habituels : « Et si Adoria ou Faustine avait besoin de moi ? ». Personne ne se demande jamais ce dont Cerise a besoin. Moi je sais : changer d’air.
— Tu sais qu’il n’existe aucun livre d’histoire d’Agnakolpa, Ouch ? J’ai décidé d’en écrire un, plus tard. Je sais que tu ne veux pas m’accompagner aux archives parce qu’Elthior est trop grande, mais on pourrait peut-être visiter les autres îles toutes les deux. Comme ça, on choisira celle où l’on préférerait habiter.
— C’est pour ça que tu veux voir le doyen ?
— Pour le livre, oui. Il doit savoir des choses qu’on ne trouve pas dans les archives.
Au bout du chemin, la lumière pénètre la canopée. On aperçoit le contour du toit d'une maison, rien qu'un aplat noir sur le fond bleu du ciel. Bientôt le village se dévoile au loin. Les cabanes ne semblent que des formes, maladroitement découpées et collées sur l'horizon.
— Sûre de vouloir y aller ? insiste Cerise, sur mes talons.
— Parfaitement sûre.
Nous émergeons de la jungle obscure et entrons, pour la première fois de notre vie, chez nos voisins les pêcheurs ; ces gens qui sur les côtes nous regardent du coin de l’œil, qui jamais ne nous adressent la parole pour autre chose que nous insulter, grommellent en nous croisant, et qui, sur le marché d'Anakar, nous dévisagent avec mépris. Je ne saurais dire si la haine qu'ils nous vouent m'intrigue tout simplement, ou si ce sont eux, ces hommes résolument figés dans un autre temps, qui piquent ma curiosité.
Le village est installé sur la plage. Depuis le sentier, on le discerne sans peine dans sa totalité : une quinzaine de cahutes en bois qui se bousculent à la lisière de la forêt. Chacune diffère des autres : la peinture des planches murales, le toit de tuiles ou de branchages, de larges fenêtres ou pas de fenêtre du tout. En retrait même, quelques cabanes en tôle.
Des enfants jouent dans le sable tandis que les femmes, à l'ombre sur leurs terrasses, épluchent leurs légumes à l'aide de simples couteaux. À l'autre bout de la plage, le port, un long ponton de bois, donne accès aux bateaux amarrés. Les pieds dans l'eau, les pêcheurs grattent les coquillages accrochés à leurs coques et resserrent les boulons rouillés. Comme les embarcations, le ponton a subi les dégâts de multiples tempêtes : planches manquantes, arrachées. Autour, une maigre digue a été érigée avec de vieilles lattes et quelques rochers, le tout englué dans un béton de mauvaise qualité. L'une des baraques – la plus modeste – se dresse là, surplombant l'océan depuis cette muraille de fortune. Non loin, des hommes s'activent autour d'une grue, grâce à laquelle ils remontent sur la digue des cageots remplis de la pêche du jour. Le treuil grince. L'air empeste, mélange de poisson et de fioul.
Cerise et moi nous avançons. Quatre ou cinq paires d'yeux se braquent alors sur nous. Perché sur la digue, un marin invective en nous pointant du doigt Presque aussitôt, les rires des enfants, les discussions des ménagères, le frottement des couteaux, le fracas des cageots et les voix graves des hommes font place à un silence mortel. Les corps se figent, les visages se crispent. Bientôt tous les regards convergent sur nous. Aussi vite qu'il s'est installé, le silence se transforme en murmures, tous échangés en espagnol. Une langue qui, présument-ils, nous ne comprenons pas.
— Qu'est-ce qu'elles fichent ici ?
— Se sont les filles de...
— Souillures !
— Où est passée Gechina ?
— Partie chercher sa sauveuse...
— Pff, tu parles. Rien qu'une bâtarde de sauvage !
— Ces mômes-là, c'est d'la mauvaise graine...
— Engeance de la Discorde... Que les dieux les foudroie !
Cerise se serre contre moi. Nul besoin de la regarder pour deviner son malaise. Bien qu'elle ne départisse pas de son calme habituel, je sais qu'elle prend sur elle. Les bains de foule la crispent, d’autant que cet attroupement hostile a largement de quoi intimider.
Je commence à regretter de l'avoir entraînée dans mes mésaventures, c’est alors que ma sœur me devance pour esquisser un pas docile vers nos voisins méfiants.
— Nous ne voulons aucun mal, entonne-t-elle avec une douceur admirable.
Mais, sans lui laisser la chance d'apaiser les esprits, le pêcheur qui plus tôt a crié s'interpose entre le groupe et elle, le torse bombé, le visage menaçant.
— Foutez l'camp ! aboie-t-il. Z'avez rien à faire ici !
Plutôt que de reculer, Cerise soutient sereinement le regard du pêcheur. Ce sang-froid déconcertant met le type hors de lui.
— Foutez l'camp d'ici ! hurle-t-il de plus belle. C'est pas vot' place. Vous êtes pas les bienvenues. Vous m'entendez ?
— Pourquoi ?
La curiosité a parlé pour moi et la question a jailli de ma bouche avant que j'y réfléchisse.
— C'que fait vot' père, ça rassure personne ici. On sait tous qu'il est pas là pour observer des poissons... Mijotez c'que vous voulez, là, dans vot' barraque. Mais on veut pas d'ça ici. Pigé ?
— Notre père étudie vraiment les poissons, tente de le raisonner Cerise. On ne vous a jamais cherché aucun problème et nous ne le ferons jamais. Nous sommes voisins. Je ne comprends pas ce que vous avez à nous reprocher. Est-ce qu'on a fait quelque chose qui vous aurait blessé ? Quoi que ce soit, il suffirait de le dire et...
— Y en a qui vous ont vues, la coupe le pêcheur. C'est pas humain, ces choses-là. Dégagez !
Avant que Cerise n'essaye une nouvelle fois de tenir tête à cet homme, je fais un pas vers lui et le confronte droit dans les yeux. On ne peut pas discuter avec ce genre de type borné. De toute façon, ce n'est pas la raison de ma visite.
— Qui est le doyen du village ? l'interrogé-je.
Le type fronce les sourcils, désarçonné. Il retient son souffle sans daigner me répondre.
— Palben ! s'écrie soudain une voix de femme.
Un jeune garçon s’est approché. Il a le même teint mat que ses semblables ; des cheveux sombres et bouclés, de grands yeux verts encore débordants d'innocence. Autour de son cou, des perles de bois enfilées. Je ne décèle en lui ni peur, ni agressivité. Ledit Palben s'arrête à quelques mètres de nous et pointe du doigt la petite cabane juchée sur la digue. Lorsqu'il ouvre la bouche pour parler, il découvre un sourire édenté.
— Cristobal Donoso, lâche-t-il.
— C'est là qu'il habite ?
Le garçon acquiesce d'un hochement de menton.
Faisant fi des villageois qui implorent en murmures leurs dieux de nous châtier, je saisis Cerise par la main et l'entraîne tout droit jusqu'au port. Le pêcheur furieux nous rattrape et tente une énième fois de nous barrer le passage. Je l'évite de justesse mais il bouscule ma sœur et, tandis que j’essaye d’attirer Cerise vers moi, elle reste plantée face à lui, immobile, à le désarmer de son regard tranquille.
— J'ai grandi sur cette île, déclare-t-elle. Tout comme vous, c'est ici que sont mes racines.
Comme j'aimerais la déraciner et la tirer de ce pétrin ! Pendant que mon poing insiste pour la faire avancer, un troupeau de pêcheurs s’est interposé entre la digue et nous. Ma sœur à bout de bras, c'est moi qui les bouscule maintenant. Aussi violemment que nécessaire, je nous fraye un passage à travers le barrage humain. Quelques poignes velues échouent à nous séparer, étalant sur nos peaux des coulées de sueurs ou d'huile de bateau. Aux assaillants qui persistent, je réponds par mes meilleurs coups de coudes. Ils grognent. Je crie. Nous bataillons sur place sans nous laisser de répit.
Alerté par ce raffut, un vieil homme sort de la petite cabane qui surplombe le port. Il prend un air exaspéré et fait signe aux pêcheurs de se disperser. Ceux-ci lui obéissent. Alors, ne s'exprimant toujours que par de grands gestes de la main, il nous invite, Cerise et moi, à le suivre dans sa cabane.
Le battant se referme derrière nous. Je scrute quelques secondes l'habitation pauvrement meublée. Une pièce unique, au centre de laquelle se dressent une table et deux chaises. Près de la porte, un vieux poêle en fonte et un petit fauteuil dont le coussin élimé se vide progressivement de sa mousse. Dans l'angle opposé, un hamac fait office de lit et, au fond de la pièce, un rideau dissimule ce qui doit servir de salle de bain.
Cristobal Donoso, un homme de petite taille aux cheveux grisonnants, au dos voûté et au visage strié de rides, se laisse tomber dans son fauteuil. Je pense pouvoir dire sans me tromper qu'il n'a pas loin de quatre-vingt ans. L'état actuel de son corps témoigne à la fois d'une force physique entretenue et des effets de l'âge néanmoins inévitables.
Il joint les mains et nous interroge du regard.
— Bonjour Monsieur Donoso, me présenté-je. Je m'appelle Emmanuelle Iunger, et voici ma sœur Cerise. Voilà... si je me suis permise de vous rendre visite, c'est parce que je veux en apprendre plus sur l’histoire de l’archipel.
Toujours aussi laconique, Cristobal Donoso me fait signe de poursuivre.
— Je me rends souvent aux archives d’Elthior, vous savez. J’essaye d’en apprendre le plus possible. Vous, par exemple, à Puertoculto, vous descendez des premiers colons. L'Armada Volée.
— Tu connais cette histoire ? s'étonne-t-il.
— Bien sûr. Ces nomades des Terres du Nord s’étaient déjà installés depuis plusieurs siècles dans ce qui allait devenir le Royaume d’Espagne. Ils vénéraient des dieux que personne ne connaissait alors. C’est pourquoi, sous l'Inquisition, ils se sont vus accuser de sorcellerie. Ceux qui ont réchappé au massacre ont pris la tête d'une embarcation dérobée à l'Armada. Ils ont navigué vers l'Asie en contournant l'Afrique. Le hasard a voulu qu'ils s'échouent sur l'Île des Nootaks. Ils s'y sont établis et ont bâti le premier village, ici-même où se trouve le vôtre.
Le vieil homme hoche la tête et tend le cou, visiblement intéressé. Tandis que je parlais, il s'est mis à sourire ; un sourire franc et doux qui n'a rien à cacher.
— Tu connais bien ta leçon, on dirait, me félicite-t-il. Mais tu sais, gamine, ils n'étaient pas seuls quand ils sont arrivés. Ces îles étaient peuplées. Comme partout, les premiers colons se sont établis dans le sang. Ils ont chassé d'autres hommes et enterré leurs dieux…
— Pas tous, rebondis-je. Parce qu'à la même époque, l'Empire de Chine développait sa flotte et explorait la région. Ne sachant pas quoi faire de ces îlots de jungle, ils ont construit un fort sur Pantar, le moins boisé. Ils l'ont cultivé, transformé...
— Pas tout à fait un fort, me reprend le doyen. C'était une prison, avant que l'Empire l'abandonne totalement et que les truands se retrouvent à chercher comment survivre dans cette nature sauvage, hostile. Ils ignoraient qu'on les avait conduits si loin du continent. Ils ont tenté de construire des radeaux...
— Et ils se sont échoués sur Anakar, deviné-je. Coïncidence, nos Espagnols aussi ! Au lieu de se taper dessus, ils ont commencé à commercer. Et aujourd'hui encore, le marché de Nuyanxi est l'un des plus fréquentés de l'archipel.
— Ah, les livres d'histoire, de nos jours... Ils ont gommé ça aussi ? Ce n'est pas le commerce qui est à l'origine de cette alliance. Pas seulement. C’est contre les indigènes que les colons se sont alliés. Les tribus d'Anakar ont toutes été massacrées, ça a calmé celles des autres îles.
Nous débattons vivement de la véritable histoire de l’Archipel, de l’arrivée des anglais au XIXème siècle, des îles inhospitalières confiées les unes après les autres à la gouvernance de nobles en disgrâce. Quand je défends la vision libérale d’un monde où la diversité et les échanges commerciaux ont rapproché les peuples, Cristobal rit jaune et m’expose les massacres de masses, le sempiternel chantage financier ou encore les diverses propagandes opérés par ses ancêtres et ceux des gouverneurs. Les métaux précieux qui furent pour moi la source d’un rayonnement mondial ne sont, aux yeux du doyen, que le point de départ des plus odieux bains de sang.
Je ne me leurre pas. Je sais bien, dans le fond, que toute colonisation a été synonyme de violence, que les livres préfèrent mettre l'accent sur ce qui en ressort de bon, de durable. Et je veux croire, tout de même, que l'Histoire n'est pas l'éternel joute sanguine que me dépeint Cristobal Donoso.
— L'Île du Paon, avancé-je. Il n'y avait rien sur l'Île du Paon. De la cambrousse à perte de vue et pas l'ombre d'une ressource à extraire. Et pourtant, son gouverneur désœuvré en a fait le fleuron de l'agriculture locale, le grenier d'Agnakolpa.
— Parce qu'il bénéficiait d'une main-d'œuvre peu coûteuse, corvéable à merci, nuance le doyen.
— C'est vrai. Mais sur les Sœurs Mauriel, les locaux eux-mêmes ont pris en main le tourisme.
— Au grand dam de leur rêveur de petit Français, qui n'a jamais pu ramener là aucune des deux belles éponymes et qui, après s'être jeté à la mer, les a laissés aux mains d'un marquis despotique.
— Et l'Île du Fou alors ? Un champ de roches où ne poussaient que les algues. Personne ne vivait là. Personne n'a souffert des fantaisies du pauvre Général qui en avait hérité.
— Sans doute, jusqu'à ce que sa base militaire se transforme en prison de haute sécurité... Mais là, je te le concède, gamine, c'est le vingtième siècle qui a fait des ravages, pas tant nos preux Anglais.
Je sais où il essaye de m'emmener. Je le comprends un peu. Il est de la génération de ceux qui ont connu la Grande Guerre. Pour lui, l'Histoire tout entière aboutit à ces heures sombres. Moi qui suis née après, je la perçois plutôt comme un flux composite de sacrifices et de progrès. Avec le recul, le conflit du siècle passé n'a confirmé qu'une chose que tous les livres officiels ont toujours racontés : c'est quand l'humain est au plus bas qu'il innove le mieux. La médecine, la robotique, l'écologie, rien de tout cela n'aurait décollé sans la Grande Guerre. Oui, les garants de l'ordre qui nous dirigent distribuent à tout-va des œillères sur mesure : le système de l'Étoile, le confort domotique, un semblant de paix globale. Mais ce qui me rassure, c'est que tout cela n'est qu'une étape – c'est l'Histoire qui le dit.
Cerise observe fascinée notre joute d’historiens. Je souris au doyen.
— L'Île d'Elthior. Celle-là n'a rien à cacher. Pas de vilain secret. On l’appelait juste Le Rocher. Quand le malheureux Lord Macduff atterrit là, il croit que la Couronne l'a condamné à mort. Sa femme écrit ses mémoires, elle ne parle pas de vie mais de survie. Pour eux, c'est l'ultime déshonneur. Ils n'en reviendraient pas de savoir que leur rocher est devenu au fil des siècles une immense île artificielle ! Et ils auraient raison, ça ne fait aucun sens. Pourquoi une telle expansion ?
— Parce qu'entre deux générations de décérébrés, les Macduff ont toujours été de bons gouverneurs. Parce qu'ils savaient mener leur barque sans se salir les mains et en mettre plein la vue. C'est tout. Un sens de l'urbanisme et de belles réceptions, c'est à peu près à ça que tient leur réussite.
Sa voix s'enraye, il tousse. Un gros fumeur, à n'en pas douter, vu le cendrier qui déborde au pied de son fauteuil. Je profite de cette interruption pour le détromper :
— Ce n'est pas ce que je voulais dire. Pourquoi Elthior et pas l'Île aux Fleurs ?
À ces mots, les yeux de Cerise s'écarquillent. Cristobal Donoso éclate de rire.
— Quoi, c'est ça qui te tracasse ? s'esclaffe-t-il.
D'abord, ce rire me laisse incrédule. Je ne l'ai pas vu venir. Mais l'impatience me gagne et j'enfonce le clou :
— L'Île aux Fleurs est la plus vaste de l'archipel. Un cadre paradisiaque, bien plus vaste que l'Île d'Elthior. Pourquoi avoir construit une île artificielle autour d'un caillou, si une bande de terre toute prête n'attendait qu'à être habitée ? Personne ne va sur l'Île aux Fleurs ; aucune embarcation… Les archives débordent de plans d’aménagements et parlent même d’y installer l’Agnopole, mais rien de tout cela ne s’est concrétisé. Plus déroutant encore, les îles les plus proches ! Ici, c'est désert la moitié de l'année et le tourisme se cantonne à quelques lotissements. Anakar baigne dans son jus depuis des siècles. Quant à l'Île du Paon, on n'y trouve qu'une poignée de grands domaines. Ce sont les moins peuplées...
Le vieil homme se frotte la barbe. Feignant de réfléchir, il dissimule ses lèvres serrées :
— Anakar est notoirement connue pour être malfamée, soutient-il. Elle ne fait pas le poids face à la belle Itapo. Encore que, même là, les vieilles briques n'intéressent plus personne... Le grenier de l'Île du Paon est trop précieux pour qu'on y plante des tours de bureau. Et ici, eh bien, on dirait que les vacanciers veulent se couper du monde. On peut en mettre bien d'autres sur Nicole et Lucile. Ils ne sont pas stupides, à Elthior. Ils savent qu'il y a des choses auxquelles on ne doit pas toucher, même si l'humanité semble penser le contraire...
Je peux le sentir dans ses mots, Cristobal Donoso est un homme foncièrement bon.
— Moi non plus, lui dis-je, je ne pense pas que tout changement soit pour le mieux. Sans passé, on n’est rien. Et ceux des vôtres qui nous rejettent feraient bien de se souvenir combien d'innocents ont été abattus pour que ce village existe.
Ses pupilles bienveillantes s'illuminent. Non content de m'avoir transmis un peu de son savoir, il soupire :
— C'est rare de nos jours, les jeunes gens qui se passionnent pour l'ancien monde. Qu'est-ce qu'on peut bien trouver dans les vieux livres et les vieilles pierres ?
— L'avenir, Monsieur.
Cristobal Donoso plaque ses mains sur les accoudoirs du fauteuil, puis fait mine de se relever.
— Mesdemoiselles, je vous remercie. Ça fait longtemps que je n’avais pas eu une conversation aussi divertissante. Mais vous ne devriez pas vous attarder, si vous voulez rentrer avant la nuit.
Avant qu'il se redresse, je me plante devant lui.
— Vous avez esquivé ma question, Monsieur Donoso.
Dans un nouveau soupir, son dos retrouve l'assise grinçante. Je demande encore une fois :
— Pourquoi personne ne s'est jamais établi sur l'Île aux Fleurs ?
Il extirpe sa pipe de sous le coussin et prépare son tabac. Après quoi, il tire une bouffée.
— Ils ont essayé, admet-il. Générations après générations, beaucoup se sont aventurés sur l'Île aux Fleurs. Peu d'entre eux sont revenus. Nul n'a voulu y remettre les pieds.
— Mais pourquoi ?
— Ah ça, souffle-t-il dans un nuage de fumée. C'est à cause de cette malédiction.
— Quelle malédiction ?
— On raconte que les plantes de l'Île aux Fleurs avaleraient les hommes. Au siècle dernier, elles auraient englouti une ville entière. Magie ou fable ? Personne n'est assez fou pour aller vérifier.
Je reste bouche bée face à un récit aussi invraisemblable.
— Des plantes qui avalent les hommes, murmure Cerise, presque rêveuse.
Sur le chemin du retour, elle ne fait plus halte pour déterrer de nouvelles fleurs. Pendant plus d’une heure, une gêne inexplicable nous empêche de parler puis, enfin, Ouch rompt ce silence pensant.
— Tu penses réussir à écrire l’histoire de l’archipel ?
— Bien sûr. Ça te semble trop ambitieux ?
— Je ne sais pas. Quand chacun donne son point de vue, comment choisit-on la vérité ?
— On ne la choisit pas, on la trouve.
Au moment de passer le pont, nous nous y accordons et regardons la rivière s’écouler.
— Pourquoi on ne s’y installerait pas, nous ? demande-t-elle à voix basse.
— Où donc ?
— Sur l’Île aux Fleurs.
Tout d'abord, très bonne idée cette carte ! Je crois que tu aurais dû glisser le lien dans tes notes d'auteur ou au début du chapitre cependant, ça m'aurait bien aidé à m'y retrouver xD
Concernant le chapitre :
"De superbes cheveux, d'un roux éclatant, sauvagement bouclés. Une grande mèche qui retombe sur la droite du visage. De l'autre côté, rasé, une petite tresse lui pend sur le devant de l'oreille." -> cette partie de la description jure un peu avec le côté supposément discret de Cerise. On ne se retrouve pas par hasard avec un côté de la tête rasé et une tresse... Il y a donc une recherche de style (je dirai même un style plutôt affirmé), qui tranche avec le côté très peu centré sur elle-même de Cerise. Pour mieux aller avec son désir d'être effacée, j'aurais opté pour un style tout à fait banal.
"Y en a qui vous ont vues, la coupe le pêcheur. C'est pas humain, ces choses-là. Dégagez !"
-> cette réplique m'a surprise, d'autant que rien ne vient y répondre. Qu'est-ce qui n'est pas humain ? Les filles ? Elles ne réagissent pas à ça ?
Pour terminer sur ce commentaire, j'ai trouvé un certain déséquilibre entre ce chapitre et les autres. Ici, contrairement aux autres chapitres surtout centrés sur les personnages, il y a énormément d'informations sur ton monde. Un mélange d'histoire et de géographie que j'ai trouvé un peu lourd, d'autant qu'au niveau du récit, ce n'était n'est pas forcément compréhensible. Sinon pour montrer le côté scolaire d'Emmanuelle. Je dis pas compréhensible, dans le sens que je ne comprends pas bien pourquoi toutes ces informations me tombe dessus à ce moment. Je ne sais pas s'il y a des éléments auxquels il faut que je prête davantage l'oreille (éventuellement l'Île aux Fleurs), mais en tout cas je ne suis pas capable de retenir autant d'informations d'un coup. Je crois que ça pourrait être distillé, ou condensé. Mais ça reste mon avis perso :)
À bientôt !
Je crois qu'on peut avoir un style prononcé tout en aimant être effacé : moi-même j'ai les cheveux roses pétant et je rase les murs pour éviter de parler aux gens dans la rue ( >__>)
Pour ce qui est du côté loresplaining (allez, j'ose le mot !), c'est un aspect de ce chapitre avec lequel je me débats depuis longtemps, et je suis encore loin d'être satisfaite.
L'idée première, c'était de montrer un aperçu de l'archipel où se situe leur île, d'en souligner la diversité en même temps que l'histoire coloniale encore mal assumée.
Il y avait d'un côté un exercice d'invention : essayer d'ancré un archipel imaginaire dans la grande histoire de notre monde réel pour l'y rattacher logiquement. Et, d'un autre côté, l'envie que le lecteur y devine un contexte à la fois cosmopolite et fracturé.
Là-dessus, j'ai eu de longs débats avec un lecteur peut-être un peu trop pointilleux sur les précisions historiques. Lui était ravi que j'ajoute du détail à mesure qu'il me pointait des incohérences ou imprécisions, mais faut croire que ça a aussi rendu ce dialogue trop dense.
J'ai encore du mal à juger ce qui peut rester ou non, ce qui satisfait la curiosité ou pas. Je commence même à me demander si tout cet exposé (qui sert effectivement le côté collégial d'Emmanuelle) ne devrait pas être repris et résumé dans un style indirect : ce qui serait malheureusement moins vivant mais probablement plus concis que le dialogue. Je ne sais pas. Un peu perdue sur ce point de vue.
Ton avis perso est le bienvenu. Je pense tenter bientôt quelques nouvelles versions de ce passage.