Erinya, Azariel et l'effroyable M. Zhizyu

Notes de l’auteur : Comme toutes mes pérégrinations, cette histoire vient d'une base trouvée sur la toile :
Un seigneur des ténèbres avec un code moral élevé découvre une jeune fille visiblement victime d'abus et décide de s'en occuper.
Cette première nouvelle est la réponse directe à cette idée et devait se trouver dans le livre Pérégrinations. Mais elle m'a ouverte à un monde exceptionnel que j'aimerais à mon tour vous offrir.

— Que se passe-t-il, Hnipzhak ? Pourquoi les éclaireurs noirs sont-ils revenus ?

Mon serviteur infernal entre précipitamment, évitant mon regard, comme il l’a toujours fait malgré les années.

— Votre Horreur, me répond le petit être verdâtre. Ils ont trouvé une jeune fille à l’entrée du domaine. Ils la ramènent en ce moment même. 

— Humph, fis-je en ajustant ma cape carmin. Une aventurière en quête de gloire à rosser ? Une ennemi de mon royaume de ténèbres ?

Le domestique regarde la pierre runique quelques instants avant de laisser un cri de surprise s’échapper. 

— C’est … la princesse de Malikhia, votre Ignominie. Elle … pleure ? Enfin, elle pleurait quand ils l’ont trouvée. 

La princesse du royaume voisin ? Comment s’est-elle retrouvée dans mon domaine infernal ? 

— Si la princesse est ici, dis-je à Hnipzhak, je pourrais la maintenir en captivité. C’est ce que font les seigneurs des ténèbres non ? Ou je pourrais … Oui ! C’est décidé ! 

Le serviteur sursaute en entendant mon cri, puis rentre la tête dans les épaules alors que j’éclate d’un rire sordide. 

— Demande à Khilae d’allumer ses fourneaux… 

Je laisse mes yeux noirs glisser sur mon serviteur avant d’ajouter : 

— Il va avoir quelque chose à cuisiner !

 

La princesse mord de bon cœur dans la cuisse de kzhar démoniaque qui lui a été servie. Khilae, mon cuisinier occulte, s’est dépassé. Je peux presque voir le feu des sept enfers brûler à travers ce plat. Voilà une entrée en matière qui devrait impressionner la haute dignitaire du royaume voisin. Pourtant, ses larmes n’arrêtent pas de couler. Un de ses yeux est poché, et je peux sentir l’odeur du sang s’élever de sous sa robe. Qu’a-t-il pu arriver à cette jeune fille ? 

— Alors, princesse ? Que pensez-vous de la cuisine occulte de mon château ? 

Elle semble calme malgré les larmes. Son regard curieux glisse sur ma décoration démoniaque sans que ça ait l’air de l’effaroucher. Après quelques secondes, elle me répond d’un ton calme :  

— C’est une cuisse de kzhar très épicée, non ? 

J’éclate de mon rire sordide habituel. C’est ce qu’un pauvre mortel penserait. Mais les sortilèges de mon chef rendent sa nourriture bien plus sombre et malsaine. En entendant ma voix s’élever, cependant, la jeune fille s’est repliée sur elle-même, un air terrifié sur le visage. Quel supplice cette jeune femme a-t-elle pu subir pour être dans un tel état de terreur, non à cause de mon noir chateau, mais d’un simple éclat de rire ?

 

— La princesse dort-elle, infernal serviteur ? 

 Hnipzhak referme la porte en entrant dans le salon, un plateau surmonté d’une tasse vide dans les mains. 

— Oui, noire Maîtresse, répond mon assistant. Je lui ai fait avaler la décoction de sommeil presque éternel. Cependant … 

Il baisse ses multiples yeux, semblant hésiter à continuer plus avant. 

— Eh bien, parle ! 

— Cependant, votre infernale Beauté, me répond-t-il toujours avec hésitation. Mezhiras l’a examinée. Il semble qu’elle ait subi … de douloureux sévices. De la part d’un homme … 

Mon coeur noir rate un battement. Le drantkh est-il vraiment en train d’insinuer ce que je crois ? Une rage froide m’envahit. Moi, la Reine des ombres, je ne tolère pas qu’on brise ainsi un être, même dans les royaumes de lumière. Même en tant qu'Impératrice des ténèbres, le code moral qui est le mien, ainsi que mon histoire personnelle, m'obligent à protéger cette pauvre enfant. 

— Très bien, Hnipzhak. Remercie notre maussade infirmier pour ces informations. Maintenant, je veux que tu fasses passer cet ordre. Que chaque serviteur noir, chaque garde démoniaque, chaque infernal employé l’entende et l’exécute. La princesse est notre invitée, et vos vies lui appartiennent autant qu’à votre sombre reine. Il ne doit rien lui arriver. 

J’hésite un instant en voyant mon serviteur s’incliner devant moi, prêt à porter l’ordre. Je ne peux pas adjurer à des sbires comme les miens de protéger une enfant sans leur donner une raison valable. Dans un domaine des ombres comme celui-ci, il ne faut jamais montrer de faiblesse. 

— Hnipzhak ? Il va sans le dire, mais si je prends cette jeune princesse sous mon aile, c’est qu’un plan machiavélique est né dans mon esprit. Le fait que vous ne le compreniez pas encore ne veut pas dire qu’il n’existe pas. 

Le serviteur courbe à nouveau l’échine, un sourire légèrement moqueur mais respectueux sur ses lèvres qui laissent entrevoir ses soixante-quatre dents. Quand il me répond, sa voix est teintée de cette ironie qu’il utilise quand il voit clair à travers ma façade. 

— Bien sûr, Majesté. Nous connaissons tous notre place. Nous n’oserions mettre en doute votre malicieuse intelligence. Dois-je demander aux laquais d’ajouter quelques couvertures dans sa chambre pour la rendre plus … étouffante et oppressante ?

J’acquiesce d’un mouvement de tête et regarde le serviteur s’éloigner. Si Hnipzhak a compris mon subterfuge, ce n’est pas un problème. Il est mon assistant après tout. Il peut en savoir un peu plus que les vils laquais ou les gardes infernaux. Il est celui qui ne trahira jamais ma confiance. 

 

— Princesse ? Puis-je entrer ?

Bien sûr que je le peux. Cette porte, cette chambre, ce château m’appartiennent. Mais cette pauvre enfant a besoin de temps. D’espace. De sentir qu’elle est en sécurité ici. Comme chacun de mes sbires. J’ai compris très vite que la peur ne fonctionne pas aussi bien que la reconnaissance. Chaque laquais de ce sombre domaine, je l’ai pris sous mon aile alors qu’il était brisé, malheureux, détruit par ce monde injuste. Je lui ai donné une raison de rester et de se battre pour mes noirs desseins. 

— Vous … êtes chez vous, fait la petite voix derrière la porte. Bien sûr que vous le pouvez. 

Avec un rictus, j’entre dans la chambre. Elle est encore au lit, ses cheveux blonds comme les blés retombant sur ses épaules. Un plateau chargé de victuailles occultes sur les genoux. Il y a même de la confiture de fruits de sang. “Ah ! me dis-je. Ils se sont surpassés !” Mes serviteurs sont les maîtres dans l’art de la manipulation. Cette sucrerie abaisse les défenses mentales et est capable de donner le sourire à n’importe qui. 

— J’ai reçu ce matin une missive de la part du château, princesse. Du roi votre père. 

La jeune fille sursaute, piquée au vif. Une semaine s’est écoulée mais elle ne semble pas réussir à se remettre de son supplice. Son regard est toujours dans le vague, ses lèvres à jamais fixées dans une expression douloureuse. Pourtant, elle ne montre aucun signe d’effroi devant mes sbires infernaux, et observe même parfois par la fenêtre mes légions sombres s'entraîner dans la cour. Son enfance à la cour du royaume voisin semble pour elle bien plus terrifiante que mes terres pandémoniaques.

— Il me somme, reprend-je d’un ton amer, de vous rendre à lui au plus vite. De vous renvoyer au royaume. Sans quoi il me promet mort et désolation sur mon domaine. 

Le princesse me regarde et je peux déjà deviner les larmes qui emplissent ses yeux bleus. 

— Hors de question, dit-elle avec colère. Je ne remettrai jamais les pieds dans ce château. Vous n’avez qu’à me sacrifier dans un de vos rituels infernaux, ou je ne sais quoi. 

Je m’approche et pose la main sur la sienne pour la calmer, espérant que ma peau glaciale de seigneur des ténèbres puisse lui apporter un peu de réconfort. 

— Je n’avais pas l’intention de vous renvoyer la bas, princesse. Je n’ai pas pour habitude d’obéir aux ordres des humains, et vous m’êtes plus utile ici de toute façon. 

Mon rire sordide menace d’éclater, mais je le retiens pour ne pas effrayer la jeune fille. Elle doit se sentir en confiance avec moi. Mes plans machiavéliques le demandent. 

— Vous pouvez rester ici tant que votre coeur le désire. Quant à moi, je vais faire marcher mes légions des ténèbres sur le royaume et raser ce pathétique château. Si tel est votre souhait en tout cas. 

Nous y voila. Le moment de la manipulation. Lui faire croire qu’elle a le pouvoir. La pousser vers son désir de vengeance, et l'accomplir avec un plaisir sadique. Elle m’observe. Ses yeux ne quittent pas les miens, et je me demande un instant comment cette jeune fille n’est pas terrifiée à la vue de mon maquillage de mort. 

— Je préfererais que vous évitiez de raser le royaume… me répond-t-elle d’une voix tremblante. Les sujets n’ont rien fait pour mériter cela. Cependant …

Elle inspire profondément, son regard vacille un instant, comme si elle pesait ses mots. Puis, levant les yeux, elle plante son regard dans le mien et me répond, sa voix soudainement ferme et assurée.

— Cependant, si vous désirez tuer la famille royale et prendre le pouvoir, je ne vous en empêcherai pas. Non, mieux. Je vous demande solennellement de le faire. Surtout le prince !

Je l’observe un instant, abasourdie par sa voix forte et autoritaire. Je m’attendais à des larmes, à de la peur, à une supplique. Mais cette jeune fille, si frêle en apparence, porte en elle une rage brûlante que même les flammes des sept enfers ne semblent pouvoir égaler.

Devrais-je accéder à cette demande ? Un nouveau plan commence à naître dans mon esprit dément. Si je me débarrasse du roi voisin, il me faudrait mettre à sa place un gouvernement fantoche. Un pion à ma botte. Quelqu’un qui m’est redevable. Si cette jeune fille me demande d’accomplir sa vengeance puis revient prendre son trône, j’aurais un allié au pouvoir. Quelqu’un qui n’aura aucun problème pour laisser mes marchands noirs continuer leurs affaires en ville. 

— Très bien, princesse, dis-je en me levant, la main tendue. Par ce pacte de sang et de mort, j’accède à votre requête de vengeance. 

Elle me regarde d’un air surpris, avant de me sourire. Le premier sourire que je vois sur son visage. Elle rit même, moqueuse, puis serre ma main dans la sienne. 

— Un pacte de sang et de mort donc, répète-t-elle. Une simple poignée de main. 

— Il n’est de simple poignée de main avec une reine des ombres, princesse. 

Elle rit à nouveau puis se lève pour me faire face, son regard toujours fixé dans le mien. 

— Erinya, dit-elle simplement. Vous pouvez m’appeler Erinya. Je ne suis plus une princesse.

C’est un joli prénom, me surprend-je à penser. Mais si elle se présente, alors je dois faire de même. Telle est la tradition des seigneurs des ténèbres. 

— Eh bien Erinya, devant vous se tient Zhiriae, reine des ombres de l’est, fille des ténèbres et maîtresse de ce domaine. Puisse notre collaboration être des plus … effroyables. 

J’éclate d’un rire sinistre mais cette fois, la princesse fait de même. Son sourire illumine un instant la pièce, si bien que même les lourdes tentures noires semblaient s’incliner devant elle. Ce brasier qui brûle dans ses yeux... Ce n’est pas un feu que je peux laisser s’éteindre. Non, il doit grandir, s’embraser, et consumer tous ceux qui ont osé briser cette enfant.

 

J’entend son hurlement derrière moi. Il semble que j’ai enfin réussi à la terrifier. Pourtant, quand je tourne la tête sur ma fidèle monture, ce corbeau noir invoqué par mes meilleurs sorciers, je ne vois que la joie dans ses yeux. Nous volons depuis quelques dizaines de minutes, mais Erinya ne semble pas se lasser des paysages malfaisants de mon domaine qui s'étendent en bas. 

Je sens que ma sombre monture commence à fatiguer, cependant. D'habitude, je fais mes promenades seule, de nuit. L’air frais de ces moments, le souffle du vent sur mon visage, me permettent de mieux réfléchir à des plans démoniaques, et des malédictions infernales que je pourrais infliger aux mortels. Même si, la plupart du temps, je me contente de m’assoupir sur le corbeau géant, bercée par les mouvements de ses ailes. 

Alors que nous nous posons sur le toît de mon château des ténèbres, j’aide la jeune fille à descendre du volatile et l’observe. Ses blessures ont fini par se remettre, grâce aux soins de Mézhiras. Cependant, je peux toujours voir dans son regard les cicatrices de son âme. Toutes mes tentatives pour comprendre ce qui a pu lui arriver ont échoué. J’ai envoyé des espions. Demandé à mon meilleur inquisiteur de la questionner. J’ai même sacrifié chaque soirs de ce mois une tasse de chocolat noir ensorcelé, espérant que l’amertume ténébreuse de la boisson lui délierait la langue. Il ne me restait plus qu’un atout. La manipulation. 

— Erinya ? 

Ma voix manque de puissance. Il semblerait que mon énergie infernale soit plus basse que prévu. Je n’ai pas l’habitude de poser ce genre de question. Je sais comment exiger une confession avec des chaînes d’ombres ou un rituel d’invocation. Mais… demander simplement à quelqu’un s’il veut parler ? C’était un territoire inconnu. 

Elle me regarde, interloquée, les rayons de la lune brillants sur sa peau. 

— Je … si vous voulez parler. De … ce qui vous est arrivé, là bas. Ou … d’autre chose. Vous savez où se trouvent mes sombres quartiers, n’est-ce pas ? Je comprend que la laideur de Hnipzhak ne donne pas vraiment envie de se confier, mais vous pouvez aussi tout lui dire. 

Elle hausse un sourcil, doucement. Où est mon autorité habituelle ? Ce n’est pas une proposition que je lui fais. C’est un ordre qu’il me faut lui donner. Je suis la reine. Pourtant, je sais que je ne peux pas en demander trop à ce sujet. Mon froid regard se pose parfois sur son visage pendant le dîner, et je peux voir qu’elle continue à regarder dans le vide, ses yeux voilés par la tristesse. 

J’ai besoin d’un allié déterminé et prêt à tout pour prendre les reines du royaume. Je ne peux pas la laisser douter comme cela. C’est pour ça que je lui rappelle qu’elle peut me parler. Que si nécessaire, moi, ou les laquais de ce domaine, sont là pour elle. 

J’ai pu observer les serviteurs se disputer sur les décorations les plus “oppressantes” à mettre dans sa chambre, pour choisir ce tableau infernal représentant un champ de fleurs coloré. Les gardes effectuer des rondes devant sa porte “pour surveiller qu’elle ne s’en aille pas”, avant de la laisser sortir quand elle le désire. Tout le monde commence à accepter la présence de la jeune fille au château et à jouer le jeu que j’ai mis en place. 

— Je … répond Erinya, me sortant de ma rêverie. Je ne suis pas vraiment prête pour ça, Majesté. 

Bien sûr qu’elle ne l’est pas. Elle a dû subir des sévices que même les reines des ténèbres comme moi n’osent infliger. Notre code moral nous l’interdirait. 

— Très bien, lui répond-je doucement, ma voix manquant toujours d’intensité. De même, si vous voulez juste parler, parfois … je suis souvent seule dans ma tour noire alors … n’hésitez pas. 

Elle me regarde alors avec un grand sourire, et acquiesce en hochant la tête. Depuis ce jour, chaque soir, elle se traîne dans mes sombres quartiers et vient déranger mes rituels, parlant ou jouant à des jeux de cartes infernaux parfois jusqu’au petit matin. 

 

Alors qu’elle pose sa carte sur la table d’onyx avec un sourire éclatant, déclarant triomphalement sa victoire, je reste figée un instant, essayant de me rappeler la dernière fois qu’une telle atmosphère a existé dans cette tour. Mes lèvres esquissent une réponse, mais je la contiens aussitôt. “Une Reine des ombres ne sourit pas, voyons.” me dis-je en réajustant ma cape. Combien d’années ai-je passé dans ce domaine, maintenant ? Dix ans ? Dix ans depuis que mon premier serviteur m’a trouvée, faible, mourante. Un être si jeune qui avait pourtant tant vécu. Depuis, j’ai construit un empire d’ombres, drapé dans la terreur et le mystère.  J’essaie de secouer la tête pour en faire sortir ces pensées. 

— Dis-moi, Erinya. Que fais-tu encore dans mes sombres appartements à une heure pareille. Tu sais que les nuits sans lune, je dois exécuter mes rituels de sang. Enfin, surtout me balader dans le noir total dans mes jardins et me baigner dans le lac de l’oubli alors qu’il n’est qu’une abysse de tênebres. 

Je m'interromps immédiatement. Ai-je dit cela tout haut ? Pourquoi ces mots sont-ils sortis sans même que je n’y pense ? Je suis trop à l’aise avec cette fille. Celle-ci me regarde avec les yeux écarquillés, et je sais ce qui va venir ensuite. 

— Hors de question, je réponds avant même qu’elle ne puisse parler. 

 

Une heure plus tard, je la regarde entrer dans le lac de l’oubli, ses vêtements au bord de l’eau. 

— Vous ne venez pas, majesté ? Je croyais que c’était votre “rituel de sang” ? me demande-t-elle d’un air moqueur. 

Comme si c’était possible. Je suis la reine des ombres. Je ne me déshabille pas devant une humaine. Elle s’effondrerait de désir à la vue de mon corps, et je n’en ai aucune envie. Aucune. Alors que je tente de me convaincre, je lui pose à nouveau la question qui me taraude depuis un mois. Pourquoi a-t-elle quitté son royaume ?

— Ça, votre Ignominie, je vous le dirais uniquement si vous vous baignez. 

— Alors garde tes sombres secrets ! lui répond-je en éclatant de rire. Ton regard ne pourra pas supporter la vue de mon corps immortel !

— Vous n’éviteriez pas plutôt la honte de vous dénuder devant quelqu’un ? Je veux dire, vous n’ôtez jamais cette couronne, ce cache cou, cette cape, cette immense robe. J’ai l’impression que vous n’êtes juste pas à l’aise avec le fait d’être vue, Majesté. 

Cette fille possède-t-elle l'œil de Tamilmuth ? Peut-elle lire l’esprit des hommes et des démons ?  Non, elle a tort. Je suis la reine des ombres de l’est. Rien ne me met mal à l’aise. Je réfléchis un instant à une réponse parfaite, puis la lui lance d’un ton extravagant.

— Ces vêtements sont mon pouvoir, jeune sotte ! Chaque pli de cette cape porte le poids de mes victoires, chaque ornement de ma couronne est un symbole de ma domination. Je ne me déshabillerai pas devant toi, ni ne céderai à tes provocations ! Mais je peux faire ça !

D’un geste théâtral, je retire mes bottes en cuir de démon et mes chaussettes, avant de  tremper mes pieds dans l’eau glaciale. Elle éclate de rire, encore, illuminant la nuit pendant quelques secondes. 

 

— La prochaine nuit sans lune, je vous laisserai aller vous baigner tranquille, dit-elle alors que nous marchons dans la nuit pour retourner au sombre château. 

Nos pas résonnent sur les branches sèches, craquements sinistres dans le silence pesant du domaine. “Cette balade nocturne normalement solitaire n’est pas désagréable”, me surprend-je à penser. Je laisse s’échapper un toussotement guttural pour cacher mon inconfort. 

— Ce n’est pas un problème si tu veux participer à mes rituels de sang, Erinya. Tu n’as juste le droit d’en parler à personne. 

Malgré la noir nuit qui nous étreint, je peux sentir son regard sur mon épaule quand elle me répond. 

— Vous savez, les domestiques, les gardes, tout le monde sait que vous êtes bien moins effrayante que vous ne voulez le montrer. Ils parlent tous de comment vous leur avez donné une chance de vivre dans ce domaine quand les hommes les pourchassaient et les maudissaient. 

Un frisson traverse mon coeur noir. 

— Ce sont … tenté-je de répondre d’une voix faible. Ce sont des créatures infernales. Évidemment qu’elles ont leur place en ces murs, tant qu’elles me servent. En leur offrant de quoi être reconnaissantes envers moi, je m’assure de leur fidélité. C’est un plan machiavélique qui demande des compétences absolues dans la manipulation d’autrui.

Erinya pouffe légèrement. Certainement sa façon de montrer son malaise face à une intelligence aussi vile que la mienne. 

 

Nous arrivons au château et la jeune fille ne semble toujours pas vouloir dormir. Mon corps, lui, a consommé trop d'énergie démoniaque aujourd’hui, et je sens mes paupières se refermer sur mes yeux noirs. 

— Comment se fait-il …

Je m’étire et laisse s’échapper un bâillement guttural. 

— Pardon. Comment se fait-il que tu ne sois jamais fatiguée, Erinya ? 

Elle regarde ailleurs, les yeux dans le vide. Je sais qu’elle m’a entendu, car elle se mordille la lèvre comme si elle réfléchissait à la meilleure manière de répondre. 

— Je … commence-t-elle. Je fais des cauchemars affreux. Même avec le chocolat noir ensorcelé et la tisane de presque mort. 

Elle lâche un petit rire en prononçant les noms de ces infernales potions. 

— Je n’arrête pas de penser à cette nuit-là. Et à celles d’avant. Et de rêver qu’un jour ils viendront me chercher. Et puis … 

Elle tourne son regard vers moi, deux saphirs se plantant dans mes yeux d’onyx. 

— Je ne fais rien de mes journées à part parler avec les domestiques et jouer aux cartes avec vous, la nuit. J’ai beaucoup trop d’énergie à dépenser. Enfin … 

Elle baissa la tête maintenant, sa voix brisée. 

— Il y a M. Zhizhyu.

M. Zhizhyu ? Quel est ce sortilège que je ne maîtrise pas ? Une magie titanesque qui empêche les adolescentes de dormir ? Une potion de réveil ?

— M. Zhizhyu est le petit zhi* dont je m’occupais à la maison. J’aimerais vraiment le revoir. 

Un zhi ? Je pourrais demander aux sorciers d’en invoquer un, mais elle risque de découvrir le pot aux roses. Non. Une idée infernale commence à germer dans mon esprit. Un enlèvement. Au nez et à la barbe du roi. Nous pourrions en profiter pour faire du repérage à la cour. Récupérer quelques autres affaires pour Erinya afin qu’elle arrête de porter mes robes d’avant. Voilà une idée digne de la Reine des ombres. Et si, en passant, je peux ramener un peu de paix à cette fille… ce n’est qu’un heureux hasard. Mon rire sadique commence à s’élever de mes lèvres, et la princesse attend qu’il se soit éteint pour me demander ce à quoi je pense. 

— Demain, Erinya, rétorqué-je simplement, je t’enverrai Hnipzhak avec des parchemins pour faire une liste des choses dont tu as besoin au château de ton père. 

Pour la troisième fois ce soir-là, son sourire illumina la pièce autour d’elle. 

 

— M. Zhizyu ! 

Erinya serre son zhi dans ses bras avec une tendresse incompréhensible. L’animal, avec ses quatre pattes maladroites, son museau disproportionné et ses yeux ronds et brillants, semble tout droit sorti d’un conte de cauchemars pour enfants. Et cette bestiole s’approche de moi. Je bondis hors de portée. 

— Vous avez peur des zhi, Majesté ? me demande la jeune fille d’un ton moqueur.

— Pff, rétorqué-je, haussant un sourcil. Je préfère éviter tout contact avec les créatures de chair. Je préfère mes sombres invocation de l’au-delà. 

Les espions infernaux sont revenus plus tôt avec leur noir butin. Quelques livres, une poupée de chiffon. Un zhi. Cette créature va vraiment vivre dans mon domaine ? Quand j’ai demandé à Erinya pourquoi elle ne voulait pas que mes sbires démoniaques lui ramènent des vêtements, elle s’est contenté de hausser les épaules, disant qu’elle préférait son accoutrement de maintenant. 

“Bien évidemment”, ai-je pensé. Ces robes que je portais autrefois doivent encore être imprégnées de mon pouvoir. La jeune fille, avec ses cheveux blonds comme les blés et ses yeux bleus, porte magnifiquement ces accoutrements macabres, je dois dire. Elle ressemble à s’y méprendre à une princesse de la nuit. 

— Il y a autre chose que mes noirs espions ont trouvé, Erinya. Pendant leur reconnaissance, ils ont volé cette lettre dans ta chambre. 

La jeune fille relâche son étreinte sur son terrifiant animal et prend le parchemin que je lui tend avant de le lire, son visage s’affaissant à chaque ligne. 

— Vous … vous l’avez lu, majesté ? demande-t-elle avec morgue. 

Je me contente d’acquiescer. 

— Est-ce pour cela, j’ose demander à la jeune fille, que tu as quitté le château et ta famille ? Tu ne voulais pas te marier ?

— Non. 

C’était une réponse courte et ferme. Erinya ne semble pas vouloir échanger plus, mais j’ai besoin de réponses aujourd’hui. Si mon sombre domaine risque d’être attaqué par deux royaumes parce qu’un prince se sent trop charmant et veux sauver sa belle, il me faut me préparer. 

— Erinya. J’ai besoin de savoir quels risques nous prenons. Tu sais que ce domaine est le seul endroit où peuvent vivre ses habitants … je … je ne vais pas te refaire le couplet sur ma sombre manipulation. Tu connais la vérité. Ces âmes infernales ont besoin de cet endroit. 

Elle me regarde avec un sérieux que je ne lui connaissais pas. Ma franchise semble l’avoir touchée. Ma franchise ? Ah ! Mon mensonge ! Je suis une reine des ombres. Je me moque de la sécurité de mes laquais. 

— Vous ne risquez rien. J’ai refusé le mariage. 

Elle a prononcé ces mots très vite mais ne semble pas avoir terminé ses aveux. Erinya respire profondément, ses doigts enfoncés dans la fourrure du terrible M. Zhizhyu. 

— Je … n’aime pas les hommes. Pas … de cette façon. Vous pouvez rire, maintenant. 

“Je peux rire ?” me dis-je en observant la jeune fille perdue devant mes yeux. Est-ce cela que les humains, ces prétendus porteurs de lumière, réservent à ceux qui s’écartent de leurs normes ? La honte ? La moquerie ? Pitoyable. Dans mon domaine, les différences ne sont pas seulement acceptées : elles sont la norme. Ma voix est pleine de colère quand je réponds à Erinya.

— Rire ? Pour un tel détail ? Mon rire est précieux, je ne l’offre qu'à des instants de cynisme pur. Ton manque d’attirance pour les hommes n’a rien de surprenant ou d’ironique pour une reine des ombres ou ses sombres laquais. Grave ceci dans ton cœur dès aujourd’hui. Je te rappelle qu’il y a des drantkh ici, qui n’ont pas deux mais vingt-sept sexes différents, et chaque individu a des affinités vers un ou plusieurs d’entre eux. 

Erinya m’observe un instant, interdite, puis éclate d’un rire cristallin. L’horrible M. Zhizyu s’enfuit en courant sous le lit devant l’hilarité soudaine de sa maîtresse. 

 

— Mon frère … il a fini par l’apprendre. 

Quelques minutes sont passées dans le silence, Erinya jouant avec son zhi sanguinaire alors que je réfléchissais à un sombre plan pour avouer à la jeune fille que nos attirances étaient les mêmes. Dans l’espoir, évidemment, d’en faire une alliée encore plus acquise à ma cause. Erinya a fini par rompre ce silence avec ces mots cryptiques. 

— Il … continue-t-elle en regardant dans le vide. Il a compris pourquoi j’avais refusé le mariage. Il a relié les points et compris mes penchants. 

Elle inspire, cherchant dans l’air sulfureux le courage de continuer son récit. L’affreux M. Zhizyu, sentant les caresses s’arrêter, vient se poser sur ses genoux et se rouler en boule, l’air menaçant.

— Alors il m’a dit … il m’a dit qu’il allait me montrer. Ce qu’un homme pouvait m’apporter. Ce qu’un homme avait de plus qu’une femme…

Les larmes commencent à perler sous ses yeux, mais je ne les vois pas. Mon cœur noir bat furieusement, une rage glaciale s’élevant dans mes veines. Je suis la Reine des ombres, une maîtresse des ténèbres censée ne ressentir que mépris pour les mortels. Mais à cet instant, il n’y a que la colère, pure et insondable, pour ce qu’elle a enduré.“Voila son histoire”, me dis-je, en faisant un pas dans sa direction. Ces marques sur son corps. Ces larmes qui ne s’arrêtaient pas quand elle est arrivée au domaine des ombres. 

Je pose une main gantée de noir sur son épaule et elle ne se dégage pas. Un sanglot s’échappe de ses lèvres alors que je m'assois à ses côtés. Soudain, elle se jette sur moi et m’enserre de ses bras, et j'hésite un instant. Une Reine des ombres ne console pas, ne réconforte pas. Mais pour la première fois depuis des années, je repense à ce jour où j’ai été celle qui pleurait. Aux bras qui m’ont entourée, au murmure d’une voix qui me disait que tout irait bien. Le souvenir est flou, lointain, mais il brûle encore dans l'abîme de mon âme. Il est peut-être temps, juste pour quelques minutes, de laisser tomber le masque.

 

Quand elle s’est calmée, la sensation de son corps contre le mien m’a semblé être une brûlure. Je me suis relevée avec une force exagérée, ma cape flottant autour de moi comme une ombre vivante. Il faut que je trouve quelque chose à lui dire, n’importe quoi. Remettre le masque. Redevenir la reine des ombres. J’éclate de mon rire habituel mais n’arrive pas à cacher la gêne qui s’y est imposée.

— Erinya ! lui lancé-je, d’une voix déterminée. Tu m’as dit passer tes journées à t’ennuyer, l’autre soir. Eh bien vois la grandeur d’âme de cette reine des ombres. Dès demain, nous commençons ton entraînement. 

— Mon … entraînement ? répète-t-elle, abasourdie. 

— Oui ! Arme blanche, magie noire, marché gris. Tout ce qu’une princesse des ombres doit connaître. 

— Une princesse des ombres ? elle répète encore. 

— Oui ! Combat à l’épée, à la hache, à l’arc, à l’humérus … Pyromancie, nécromancie, astromancie, ailuromancie (tu as déjà un zhi à sacrifier, en plus) …

— Je … ne comprend pas, souffle-t-elle en protégeant néanmoins l’infernal M. Zhizyu dans ses bras. 

— Je vais faire de toi mon apprentie noire. Ma terrifiante princesse des ombres. Et quand le jour viendra … tu auras l’honneur de percer le cœur de pierre de ton frère de la façon dont tu le souhaites. 

Erinya me regarde, silencieuse, un éclair de compréhension traversant son visage. Puis elle se lève et fiche son regard dans le mien. Quelques secondes. Alors que je m'apprête à recommencer à parler pour arrêter ce moment d’embarras, sa voix s’élève, inébranlable.

— Merci. Je saurais me montrer digne de votre confiance. 

 Ses mots sont simples, mais son regard brille d’une nouvelle résolution. Voilà. Une nouvelle sbire acquise à ma sombre cause. Parfaitement manipulée. Je lui tend une main qu’elle serre avec respect, scellant notre pacte de sang et de mort. 

— Par contre, reprend-t-elle ensuite, je veux bien être votre princesse des ombres mais … je ne vous appellerais pas “mère”. 

Mon maquillage de mort doit, j’espère, cacher le rougissement instantané de mes joues. Quand je lui répond, ma voix tremble légèrement un peu, probablement sous le coup d’un sortilège puissant. 

— Il n’en était pas question de toute façon. Prince, roi, reine. Ce sont des titres chez les seigneurs des ténèbres. La parenté n’a rien à voir avec tout cela. 

— Oui, rétorque-t-elle avec un sourire moqueur. Heureusement. Il serait étrange qu’une femme aussi jeune que vous ait une enfant de mon âge. 

Mon coeur noir rate à nouveau un battement. Se rend-t-elle compte que je peux maudire sa lignée ? “Enfin”, pensé-je avec une pointe d’ironie, “elle ne compte pas réellement avoir de lignée, après tout.”

— Mon corps gracile et délicat cache les millénaires qu’a vécu mon âme, Erinya. Cette enveloppe de chair n’est qu’un vaisseau. Pour moi, tous les humains ne sont rien de plus que de simples enfants. 

— Pourtant, Hnipzhak m’a dit que vous n'avez que dix-neuf ans. Finalement, vous n’êtes mon aînée que de trois … quatre ans maximum. 

Je ne parviens qu’à laisser s’échapper mon rire le plus sadique avant de m’éloigner pour trouver ce cher drantkh ainsi que mon fouet des ombres pour lui rappeler ce qui en coûte de trahir la confiance de sa souveraine infernale. 

 

Le cor des ombres résonne dans toutes les terres obscures, un son grave et menaçant qui ébranle les murs noirs de mon château. Hnipzhak apparaît presque immédiatement, ses multiples yeux fixant le sol, et me fait une révérence exagérément basse.

— Votre Sombre Terreur, commence-t-il, haletant. Les gardes noirs ont capturé un intrus à l’entrée du domaine. Un homme… Un guerrier. Il porte une épée scintillante et un bouclier gravé d’un soleil.

Un héros ? Le roi me promet une guerre sans merci et il m’envoie un héros de la lumière ? Cherche-t-il vraiment à libérer sa fille ?

— Très bien, mon infernal serviteur. Dis aux gargouilles de l’emmener sur le toit du château.

— Dois-je préparer votre armure, Ô Noire impératrice ?

— Cherches-tu à m’insulter ?

Le drantkh se raidit et sort de la pièce en se confondant en excuses.

 

— Je … je viens réaliser la prophétie. Vous vaincre en duel et s… sauver la princesse. 

Un adolescent. Un gamin. Le pauvre garçon tient son épée runique d’une main tremblante. Une vilaine blessure barre son front, si bien que je fais signe à Hnipzhak d’aller chercher notre maussade infirmier pour s’occuper de l’enfant s’il s’effondre. 

Cet adolescent n’a reçu aucun entraînement militaire. C’est au mieux un garçon de ferme, recruté par la cathédrale de la lumière sous un prétexte fumeux de prophétie. Pensent-ils vraiment que cet enfant me vaincra ? Si mes sombres gardes n’avaient pas interdiction de tuer à vue, il n’aurait pas dépassé la porte noire. 

— Donc … dis-je, hésitante. Moi, reine des ombres de l’est, accepte ce duel sous le regard des dieux infernaux. 

J’observe du coin de l'œil Mezhiras arriver. Parfait. Je ne voudrais pas que qui que ce soit se blesse dans un duel amical. Juste donner une leçon à cet enfant afin qu’il rappelle à son roi que ses héros de pacotille ne peuvent vaincre la reine des ombres. 

Le jeune homme se jette sur moi, incapable de lever la lourde épée suffisament pour être un danger. Il tente de frapper quelques fois, mais je n’ai qu’à me déplacer pour éviter ses assauts. Le pauvre garçon rompt d’un pas et je me rend compte que je n’ai pas sorti d’armes. Ses yeux semblent perdus, et une sorte de tristesse passe sur son visage. Le chemin qu’il a parcouru jusque-là semble l’avoir éreinté, mais il l’a parcouru. Cela mérite bien que je lui offre un duel comme il le souhaite. Je manifeste depuis les ombres une épée de ténèbres, et feint un assaut dans sa direction avec lenteur. 

Il arrive tout juste à se protéger de son bouclier. Il tremble. Une goutte de sueur glisse le long de sa tempe, se mélangeant au sang qui macule son front. Ce n’est pas un héros. C’est un enfant envoyé au massacre par des idiots. Alors qu’il se relève et envoie son arme runique dans ma direction, une voix s’élève derrière moi. 

— Reine Zhiriae ? 

J’attrape la pointe de l’épée magique entre mes doigts et regarde en direction de la voix. Erinya me regarde avec un air déçu. 

— Nous avions un cours d’astromancie aujourd’hui, continue-t-elle. Vous savez que c’est ma matière préférée. 

Hnipzhak arrive sur ces entrefaits, essoufflé, ses yeux glissant entre la princesse et moi. Sans que je n’ai à le concerter, il sort le registre infernal et cherche la page du jour. Pendant ce temps, le héros, pantois, semble hésiter sur quelle partie de cette situation l’abasourdi le plus. 

— Elle a raison, votre Horreur. Quatorze-heure trente, Astromancie avec la princesse. Mes sincères excuses. 

— Ah, ce n’est rien, mon sombre sujet. Ce duel était inattendu et spontané. J’aurais du vérifier le registre infernal avant de l’accepter. 

Je me tourne vers le garçon toujours éberlué, le forçant de mes doigts à baisser son épée. 

— Je suis désolé, jeune homme. Mais il se trouve que j’ai une obligation cet après-midi avec la sombre princesse. Pouvons-nous reporter ce duel à une date ultérieure ? 

— Repo … non ! Le duel a commencé. La prophétie ! On ne peut pas l’arrêter comme cela !

Je vois la sueure s’écouler de son front alors qu’il dit ces mots. Cette armure doit être incroyablement chaude et inconfortable. Je me tourne vers Erinya mais rien n’y fait. Les astres sont parfaitement alignés aujourd’hui et en tant qu’élève brillante d’une maîtresse plus brillante encore, elle le sait très bien. Elle ne me laissera pas reporter notre occulte lesson. 

— Très bien, soupiré-je. J’abandonne. Tu as gagné, Héros. Ta prophétie est réalisée, tu as vaincu la reine des ombres de ton épée magique. Tu veux que mes gargouilles te déposent chez toi ? 

Il me regarde encore plus sidéré qu'auparavant. Hnipzhak note sur un parchemin démoniaque le résultat du duel et le lui tend, mais le garçon ne le prend pas, ni ne semble remarquer mon sombre serviteur. Il se contente d’essuyer le sang qui s’écoule toujours de sa plaie au front.  

— Il faut … 

Je l’observe interloquée. Sa blessure semble grave. Et il a l’air affamé. 

— Très bien héros. En récompense de ta victoire, ce soir, après la leçon de la princesse, tu dineras avec nous. Mon serviteur infernal va te faire préparer une chambre. Et mon infirmier maussade s'occupera de ta blessure. Hnipzhak ! Dis à Khilae de préparer un ragoût maudit d’épaule de Varikh infernal ! 

Le garçon tourne sa tête vers Erinya en entendant le nom du plat. 

— T’en fais pas, répond-t-elle à sa question silencieuse. C’est juste une daube de Varikh. 

— Une simple … Khilae est un artiste des ténèbres, Erinya ! Chaque ingrédient est maudit avec soin, chaque épice est une invocation démonique. Ce n’est pas qu’une daube. C’est une œuvre d’art culinaire macabre. Et toi, héroïque adolescent, tu as le privilège d’y goûter.

Le garçon cligne des yeux, ne sachant visiblement pas quoi rétorquer à ma merveilleuse tirade. La princesse, elle, soupire avant de me rappeler le cour d’astromancie que je n’avais pas oublié le moins du monde. Je salue alors le héros toujours abasourdi et me dirige vers l’occulte tour avec la jeune fille. 

 

La grande table d’ébène de la salle des banquets est chargée de plats plus sinistres les uns que les autres. Le ragoût maudit d’épaule de Varikh, une tourte de champignons de la nuit, et de la confiture de fruits de sang. Khilae s’est surpassé.

Le héros, assis maladroitement entre Erinya et moi, semble figé, tenant sa cuillère comme s’il s’agissait d’une arme. Ses joues sont légèrement rougies, probablement par la chaleur infernale de la cheminée qui éclaire la pièce. Sa blessure est parfaitement guérie, et mon infirmier maussade m’a assuré que le garçon a pu profiter d’un sommeil réparateur tout l’après-midi. 

— Alors, jeune héros, dis-je en brisant le silence. Tu as gagné ton duel contre moi et as obtenu une place à ma table. Raconte-nous donc ta terrible histoire. D’où viens-tu, et comment t’es-tu retrouvé à chercher une reine des ombres au milieu des ténèbres ?

Il se redresse un peu, cherchant à paraître digne malgré la fatigue évidente qui plombe ses épaules.

— Je… je m’appelle Azariel, commence-t-il, hésitant. Mes parents sont morts d’une maladie. Les prêtres de la lumière m’ont recueilli. Ils m’ont dit que j’étais spécial. Que j’avais été choisi par les dieux pour accomplir une grande prophétie. 

— Oui, les prêtres ont tendance à faire ça avec les orphelins qu’ils recueillent, lui dis-je simplement. 

Il baisse les yeux sur son assiette, triturant nerveusement un morceau de pain des âmes.

— Pendant des années, ils m’ont préparé. Enfin, c’est ce qu’ils disaient. En réalité… ils m’ont surtout appris à obéir. À souffrir. Ils disaient que c’était le prix à payer pour devenir un héros. J’ai enduré des mois d’entraînement brutal, d’humiliations, de jeûne… 

Ces prêtres de la lumière ont de drôles de méthodes d’entraînement. En tant que reine des ombres, je sais très bien que trois repas par jour et un peu de gentillesse manipulatrice est bien plus efficace. 

— Quand ils m’ont enfin confié l’épée et le bouclier, ils m’ont expliqué la prophétie.

Je le regarde, interloquée. J’aime entendre les prophéties absurdes et fallacieuses de l’église de la lumière. C’est même devenu une blague cynique avec le temps. 

— Quelle est cette prophétie dont tu parles ? lui demandé-je avec curiosité. La connais-tu ?  

Il semble chercher dans ses pensées avant de s'éclaircir la gorge et de répondre : 

— Quand l’enfant des flammes cherchera refuge,
Un héros se lèvera sous l’étoile ancienne.
Il vaincra la Reine aux mille masques,
Et sauvera la Princesse des ténèbres.

Par son triomphe, il gagnera son amour,
Un lien forgé dans la lumière et le feu.
Car leur union guidera le monde
Et l’Edeïn naîtra à nouveau dans la lumière

 

Je manque d’éclater de mon rire le plus sarcastique, mais me retiens en voyant les larmes perler dans ses yeux. Ce garçon s’est battu pour un destin qui lui a été vendu par ces camelots de prêtres. Pauvre enfant. 

— Rien n’a de sens, reprend-t-il. Ma victoire sur vous, d’accord. C’est une interprétation. Mais la princesse … 

Il regarde Erinya, superbe dans sa robe macabre, comme si elle était destinée à embrasser les ombres. 

— Elle n’a pas l’air d’avoir besoin d’être sauvée, continue-t-il. Elle semble s'accommoder à la vie ici. Quant à cette histoire d’amour et d’union … je sais que ça n’arrivera jamais. 

Erinya lève un sourcil, étonnée, elle qui devait s’attendre à devoir repousser les avances du héros. 

— Désolée princesse, s’excuse Azariel avec un sourire gêné. Je … vous ai vu avec ma cousine à la fête des moissons, l’an dernier. Miegoth. 

— Miegoth ? répéte Erinya, surprise. Votre cousine ?

— Oui. Je ne savais pas que vous étiez la princesse quand je vous ai surprises dans la grange. Mais quand je vous ai vu tout à l’heure … j’ai compris que le destin m’avait fait une autre farce funeste. 

Mon regard glacial glisse sur les deux jeunes gens devant moi. Erinya a un sourire malicieux sur les lèvres. De quoi parlent-ils ? Je pose mes yeux sur Hnipzhak qui lève ses quatres épaules, ainsi que ses huit sourcils, pour me montrer son incompréhension. 

— Qui est cette femme, Erinya ? me décidé-je à demander. 

— Une femme avec qui j’ai eu disons … une aventure, me répond-t-elle, le regard rêveur. 

— Intéressant ! Et quelle est donc cette sombre épopée ?

Le visage de la jeune fille se couvre de rouge, et je me demande un instant si les effets réchauffants de la tourte aux champignons de la nuit ne sont pas trop puissants pour son corps mortel. Elle détourne le regard, tripotant machinalement une mèche de cheveux blonds tombée sur son visage

— Je … dit-elle d’une voix basse. Je ne peux pas parler de ça en mangeant, votre Noirceur. 

— Très bien, rétorqué-je, surprise de son ton poli et mesuré. Plus tard alors. Azariel, quelle est la suite de ton histoire ? 

Le jeune homme baisse les yeux avant de répondre. 

— Quand je suis parti du temple, ils m’ont dit que tout se jouerait ici. Que mon destin serait glorieux, que je ramènerais la lumière sur le royaume. Mais maintenant… tout cela semble ridicule. Une mascarade. Et moi, je suis… un imposteur.

Ses yeux s’embuent à nouveau, mais il semble contenir ses sanglots pour le moment. 

— Je me rends compte que ce soir, c’est la première fois depuis des années que je ne me sens pas traité comme une arme ou un objet. Vous m’avez nourri, soigné… Même vos laquais, avec leurs airs terrifiants, m’ont traité avec plus de respect que je n’en ai jamais reçu. Je ne comprends pas. Je vous remercie mais … je ne comprends pas. 

Ses paroles résonnent dans la salle comme un écho. Je reste figée un instant, observant ce garçon frêle et brisé, cherchant désespérément un sens à tout ce qu’il a vécu. Son regard est sincère, presque douloureux à soutenir, et pourtant, je ne détourne pas les yeux. Que peut-il bien voir en moi ? Une Reine des ombres dont le rire emplit les nuits d’effroi ? Ou bien une simple femme qui lui a ouvert sa porte ?

Je m’éclaircis la gorge, repoussant ces pensées importunes, et ajuste ma cape d’un geste mécanique. Il faut trouver quelque chose à dire. Remettre le masque.

— Azariel, dis-je finalement, ma voix plus douce qu’elle ne devrait l’être. Peut-être que tu n’as pas à comprendre. Peut-être que… pour une fois, il te suffit d’accepter ce que l’on t’offre. Reste ici, dans mon domaine, quelques temps. Reprends des forces. Et trouve ton propre chemin.

Il me regarde, ébahi, comme si mes paroles étaient un sortilège qu’il n’attendait pas. Erinya, assise à ses côtés, pose doucement une main sur son bras.

— Et si tu veux vraiment m’aider, ajoute-t-elle avec assurance, alors aide-moi à renverser ma famille. Quand le moment viendra, sois à mes côtés. C’est la meilleure façon de me protéger. Et… de te libérer de leur emprise, toi aussi.

Le silence qui suit est presque palpable. Azariel baisse les yeux, réfléchissant. Puis, lentement, il hoche la tête.

— D’accord. Je reste. Et je vous aiderai, promet-il d’une voix plus ferme qu’avant.

Un sentiment étrange s’empare de moi. Est-ce de la satisfaction ? De l’amusement ? Ou quelque chose de plus profond, de plus insidieux, que je n’arrive pas encore à nommer ? Je me contente de hocher la tête à mon tour et me lève.

— Parfait, dis-je avec mon ton habituel, ajustant ma couronne. Alors, bienvenue, Azariel, à l’infernal domaine des ombres. 

Il esquisse un sourire, timide mais sincère. Et moi, je quitte la table, laissant ces deux jeunes gens se rencontrer plus avant. 

 

Plus tard, dans la nuit, je me tiens sur le balcon de ma tour, observant les cours sombres de mon domaine. Les gardes démoniaques patrouillent en silence. Quelque part, j’entends le rire d’Erinya et d’Azariel, mêlé au cri strident de cet abominable M. Zhizyu.

Mon royaume, autrefois un bastion d’ombres, résonne désormais de rires. Cela me trouble plus que je ne veux l’admettre. Que suis-je en train de créer ici ? Un empire ? Une famille ? Je ne sais pas. Tout ce que je sais, c’est que ce domaine change, malgré moi. Et cela ne me plaît pas. 

Mais alors que je tourne les talons pour retourner à mes quartiers, une petite voix au fond de mon esprit — une que j’ai enterrée depuis bien longtemps — chuchote doucement :

"Peut-être… peut-être que ce n’est pas une si mauvaise chose."

* Un zhi es un animal du monde d’Edeïn. Une sorte de grand chat avec les oreilles très poilues et une queue qui fait la taille de son corps.

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