"Et les ténèbres furent"

Bien avant tout cela, tu m'avais demandé si nous allions, un jour, connaître le bonheur. Je t'avais fait la promesse de le rencontrer. Ensemble. Main dans la main. Tes petits doigts maladroits se sont accrochés à l'étoffe que mère avait soigneusement travaillée. Ton sourire, ton visage radieux. Je n'avais jamais vécu un anniversaire aussi heureux.

"Tu es une femme maintenant". Voilà ce qu'elle m'avait dit, tout doucement, émue par cette allure qui n'était plus celle de son enfant. J'ai juré, ce jour-là, de veiller sur toi. Et entre ces murs, l'espoir de voir arriver ce jour, si cher à notre cœur, a disparu derrière la fumée funeste et ébène. Perdu dans les tréfonds de ce donjon, rempli d'éclats et d'horreur, peut-il subsister si ce n'est dans ton regard suppliant ? Je ne sais si je peux bénir tes iris qui ont conservé toute l'innocence d'antan, ou bien maudire ce passé que tu affectionnes tant. Avant nos malheurs. Avant ce pacte qui a scellé notre sort... Ai-je eu tort, dans le désespoir, d'espérer un meilleur destin pour nous ? Sans songer au calvaire à endurer ? Sans songer, un seul instant, à cette peur omniprésente qui rongera mon esprit meurtri ?

La foi m'a quittée et la souffrance est encore plus vive chaque nuit. Ce feu qui brûle en ce corps, épris par un bourreau sans humanité, n'a de cesse de me rappeler cet infini abîme qui sépare nos êtres. Je me sens tiraillée entre ce dévouement sans faille et cet amour pour toi que je ne peux entièrement renier. Comment te confier mes cauchemars quand tu dois subir ma haine et mon regret abyssal après avoir sacrifié ce sourire, si doux, si sublime, si divin, en échange d'une torture perpétuelle ? Comment te confier cet enfer qui m'anime quand, alors que tu pleures tes proies en chuchotant ton désarroi, dévastée par les hurlements des mères en deuil, je t'abandonne aux portes de notre cage, prête à servir notre tourmenteur ?

Le premier soir de chasse, j'étais terrorisée par mon apparence. Ces yeux de braise, cette peau incandescente et ces griffes cendrées. J'avais le sentiment de n'être que la dague de l'assassin que je sers sans cesse, dégainée pour réaliser ses abominables desseins. Pourtant, je me sentais libérée de cette détresse. Vivante. Plus que jamais. La lumière s'évapora, cédant aux ombres les plus obscures. C'est comme si les souvenirs n'étaient que brume. Un drap vaporeux emporté par les vents macabres.

Bientôt, je sentis une soif insatiable. Agonisant d'un appétit constant pour la chair et le sang. Je pris goût à ces atrocités sans pouvoir réfréner ces pulsions féroces. Mon dard tranche et lacère, entre les larmes et le vacarme mortifère. La figure tâchée de pourpre et de chagrin, j'entre dans notre chambre commune, le pas lent, le souffle court. Ton cœur s'essouffle tandis que tu t'éveilles. Le mien, s'il demeure toujours en moi, suffoque lorsque je m'efforce d'ensevelir mon émoi. Ton silence éternel me rappelle combien ta voix délicate, pleine de grâce et de compassion, a bercé ma vie en notre ancienne prison faite de ciel et de bois. Te souviens-tu des prairies ensoleillées, couvertes alors par les massacres qui perçaient l'horizon ? Nous croyions que la fin ne pouvait exister au-delà de l'herbe vermeille. Le carmin des bannières déchirées. Les flocons déjà tombés dans des combats que nous tentions de fuir par tous les moyens. Tu l'ignores peut-être Ynes, mais j'étais pétrifiée. À chaque lever de soleil, je ne craignais qu'une seule chose : te perdre. Découvrir ta dépouille, tes membres si frêles, dépossédés de toute âme pendant mon sommeil...

Et les ténèbres furent. Murmurant une mélodie contre laquelle je ne peux lutter. Je suis envoûtée, l'ensorcelante symphonie tirant mes draps qui peinent tant à dissimuler mon désir. J'entends son chant m'ordonnant de me joindre à lui. Mes bras ne sont que ses lames, et pourtant je ne jure que par ses étreintes, parfois enchanteresses, parfois remplies de hardiesse. Abandonnant tout rêve, une double geôle dont je ne connais véritablement l'issue. Dansant dans une illusion dont il est impossible de me défaire. Je veux t'implorer ma délivrance. Pourquoi n'entends-tu pas ce concerto de passion, auquel s'ajoute mon immense complainte ?

Pourras-tu un jour pardonner mon effroi ?

Mes yeux se tournent vers son expression endurcie. Au milieu de la soie, le déplaisir se dessine sur ses traits angéliques. Nos lèvres sont si proches. Je redoute sa réaction. Les diamants flottent au-dessus de nos corps immobiles. Ses écailles frôlent mon dard apparent. Ma bouche laisse échapper un soupir frissonnant.

—  Pourquoi semblez-vous si contrarié ?

—  Je ne pense qu'à elle. Tu ne peux combler le manque que je ressens en son absence.

Mon cœur se resserre.

—  Cette mortelle ? Ne vouliez-vous pas simplement la duper ?

—  Non. Elle n'est pas une simple mortelle. C'est elle que je veux. Plus que tout en cet univers.

—  Que vous arrive-t-il... ?

—  Sors, et laisse-moi.

Interdite, je délaisse la savoureuse chaleur dont je me délectais avec ferveur.

J'ai eu beau saigner mes ballades oniriques les plus majestueuses, offrandes déposées pour des fantaisies plus vicieuses. J'ai offert tout ce qui m'était possible de posséder. Quelle pitoyable consolation, quelle joie éphémère que d'espérer obtenir un jour son affection. N'est-ce pas finalement là le châtiment qui m'était promis ? Toute cette amertume, cette solitude, cette effervescence qui me consume. Les cadavres s'accumulent, mes crocs n'aspirant qu'à retenir de nouveau son admiration, aussi misérable soit-elle. Moi qui croyais avoir été sauvée de ma détresse... Et toi, Ynes, pourquoi demeures-tu encore entre ces murs hantés par nos sinistres trophées ? Pourquoi tiens-tu tant à demeurer à mes côtés, moi, qui ne t'a offert que mépris et cruauté ?

De retour dans notre chambre commune, j'ouïs tes chuchotements. Mon prénom résonne comme un poème dans tes songes stellaires. Un sourire finit par se tracer sur mon visage lugubre. Je dépose, quelque peu effrayée, un baiser volatile sur ton front gelé, comme lors des hivers les plus rudes avant l'extinction de notre humanité... Ta main saisit la mienne. Nous ne disons rien, et pourtant, c'est comme si nos clameurs se parlaient enfin. Après tant de siècles sans lendemains.

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Le Diable
Posté le 05/09/2024
J'adore regarder dans les entrailles des âmes et je ne suis pas déçu par la votre, intrépide et poétique! Je trouve le contraste entre l'innocence (l'enfant, les prairies...) et les desseins de cette créature torturée saisissant. À quand la suite?
noorlayluna
Posté le 06/09/2024
Merci pour ton retour, très heureuse de savoir que ça t'a plu ! La suite est certaine, mais sa publication n'est pour le moment pas possible. Il y a toujours les autres recueils si tu ne les as pas lus. À bientôt peut-être :)
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