Et maintenant les cordes
Toute la sous-ville était en émoi à l'approche de l'équinoxe d'automne qui s'accompagnerait d'une fête de plusieurs jours. Là-haut, sur la Terre, les choses allaient enfin commencer à dépérir et tous se feraient une joie de rendre hommage au phénomène. Mais le plus important pour Restre et Pierce, ce qu'ils attendaient avec grande impatience, c'était la constitution du groupe qui battrait la mesure lors du bal déshabillé. Mélomanes néophytes, les deux corps décharnés avaient encore quelques jours pour parfaire leur doigté, le temps des auditions.
— Ça va être superbe, tu verras, s'extasiait Restre. J'ai répété tout le mois.
Afin de s'éloigner des canaux auditifs des plus curieux, ils arpentaient une galerie qui sentait le salpêtre, courbés sous la voûte. Les places étaient chères pour faire partie de l'orchestre de la sous-ville et il n'était pas question de donner l’avantage aux concurrents en leur exposant l'étendu de leur talent.
Au carrefour de plusieurs sentiers souterrains, les deux amis s’arrêtèrent pour s'installer sur les pierres d'un très vieil éboulis. Remontant la jambe de son pantacourt – du moins, on ne pouvait plus appeler ça un pantalon –, Restre s'empoigna le tibia, força un peu avec quelques gestes en moulinet et finit par décrocher son os du reste de son anatomie. Les tendons, qui avaient claqués, réveillèrent Pierce qui s'endormait tandis que Restre lui racontait tout ce qu'il lui passait par le vide entre ses deux oreilles.
— Ne me regarde pas comme ça... C'est qu'ils repoussent vite, c'est machins. Je te jure que je m’entraîne souvent !
Pour preuve, Restre voulu lui faire examiner son tibia perforé de nombreux trous et décoré de gravures et vernis un peu écaillé, mais Pierce refusa l'honneur d'un claquement de dents. À son tour, il s'assit sur les pierres et commença à s'effeuiller les phalanges, signe qu'il n'avait pas grand chose à faire de la véracité, ou non, des grands discours de son camarade.
— C'est ça, fais ton boudin, continua Restre en dévissant son pied de sa flûte. J'aimerais bien voir ce que tu me réserves, toi. Tu nous fais toujours des castagnettes ?
— Une maraca, corrigea Pierce, même pas vexé.
— Une maraca ! parodia l'autre avec une voix de canard.
— Hé, si tu veux pas savoir, demande pas.
— Hm...
Ils se turent quelques secondes, chacun finalisant son instrument et écoutant les insectes voler et les gouttes tomber du plafond à rythme régulier. Restre faisait toujours un peu la tête quand une limace lui passa sur le pied et qu'il s'empressa de l'enfoncer jalousement dans sa bouche, ce qui amorça de lui rendre l'esprit plus léger. Ça et la vue sur le plafond constellé de vers luisants qui crachaient doucement leurs fils brillants de mucus faisaient partie de ses petits plaisirs.
— Régale-toi, ironisa Pierce qui s'acharnait à séparer son crâne de sa colonne.
Sa chemise rapiécée était prise dans sa mâchoire et les boutons sautaient un à un tandis qu'il essayait de se soulever la tête avec ses mains amputées de plusieurs doigts. Les craquements humides achevèrent de remettre Restre de bonne humeur.
— Hmm, ça sonne déjà merveilleusement. Oh, je sens qu'on va y arriver cette année, on va y arriver ! Un coup de main ?
— Non !
Du côté de Pierce, l'agacement commençait à grimper et ce fut juste ce qu'il lui manquait pour que son crâne saute enfin de son cou. Heureusement qu'il n'avait plus d’œil, parce qu'il en aurait certainement perdu dans la manœuvre. Avec un soupir fatigué mais soulagé, il fit alors tomber les quelques phalanges collectées sur ses mains et sur ses pieds à l’intérieur de la maraca.
Restre l’applaudit en tapant du talon par terre. Ça allait vraiment être un équinoxe du tonnerre.
— Un petit morceau pour nous mettre dans le bain ! se réjouissait-il en portant son tibia au reste de ses lèvres.
Qu'allait-il donc leur jouer ? Il était d'humeur pour une bonne petite Toccata mais n'eut cependant pas le temps d'en souffler la première note que des débris commencèrent à couler du plafond d'une galerie voisine.
— Mais qu'est-ce que...
Plus ils observaient le phénomène et plus Restre et Pierce devaient se rendre à l'évidence qu'il empirait.
— Tremblement de terre ? murmura le crâne de Pierce, sur ses genoux, bien que n'y croyant pas vraiment.
— On va encore se retrouver ensevelis ! Ça, j'en ai marre. Il serait temps que la maire fasse quelque chose ; la dernière fois on ne s'est rendu compte de rien pour le pauvre Ignacio, et regarde, il est resté tellement longtemps dans la bourbe que maintenant, il fleurit !
— Chhh, intima Pierce en se levant de son rocher pour s'aventurer dans le tunnel qui s’égrainait comme un sablier.
— Mais !
Restre, qui ne supportait pas d'être relayé en second plan, s'approcha alors à cloche pied tout en prenant soin de longer les parois.
— Je te dit qu'il fleurit, Pierce, enfin ! Fais au moins semblant d'écouter !
— Ça va céder !
— Je ne céderai pas, répondit mécaniquement Restre avant de comprendre de quoi il en retournait.
— Recule !
Le plafond s'abattit sur une jolie portion du souterrain en évitant de justesse le deux enquêteurs du dimanche et pendant que la poussière, le sable et les feuilles mortes volaient encore dans l'air, Pierce récupéra sa tête qui avait roulé au loin et en musique. Restre, encore choqué pour sa part, restait assis là où il était tombé.
— Et beh... gargouilla-t-il en s'époussetant. T'as vu, on aperçoit la lueur de la nuit, d'ici.
— Et on ne voit pas que ça, ajouta Pierce en sortant du brouillard.
Il aida patiemment Restre à se remettre sur son pied et lui pointa d'un demi-doigt un corps, à moitié enterré, manifestement ligoté par des cordes et... vivant.
— Nom d'un cancrelat ! Fais le mort, Pierce, fais le mort !
Restre avait bafouillé, un peu fou, en se renversant par terre. Son dernier globe, blanc et exorbité au naturel, paraissait prêt d'éclater. Le corps qui venait de leur apparaître se démenait comme un diable pour se défaire de ses liens et de son bâillon. Il était trop frais pour être sous terre depuis longtemps. Trop jeune pour atterrir ici, au milieu des ossements. Et surtout trop ignorant pour avoir le droit de poser les yeux sur eux. Ceci dit, Pierce n'en avait que faire et ne bougea pas d'un pouce.
— Il va te voir ! insista Restre à voix basse en lui faisant signe de sombrer subitement.
— T'es sérieux ? Tu crois pas que c'est déjà fait ?
— Pierce !
Dans un énième soupir, Pierce consentit à se laisser tomber en arrière, ses osselets résonnants dans sa tête creuse.
— Voilà. Et maintenant, grand génie ?
— On attend.
— On attend...
— On attend qu'il meurt !
Pierce se redressa pour lui tendre sa bouche tout contre son esgourde.
— On attend qu'il meurt ? se révolta-t-il. Mais tu sais combien de temps ça peut prendre ! Et puis s'il meurt qu'est-ce qu'on s'en fout qu'il nous ait vu, le secret sur les sous-villes, tout ça là, il pourra plus le répéter à personne !
Restre devait bien admettre que le point allait à Pierce.
— Oui, mais...
— Allez, viens.
— Qu'est-ce qu'on va faire de lui ?
— On n'a qu'à le laisser là, pour ce que ça peut me faire.
— Tout seul ?
Désormais debout, Pierce eut un regard à l'envers pour le jeune homme qui gigotait comme un asticot. Il savait que, bientôt, il roulerait au bas du tumulus qui l'emprisonnait et aurait épuisé plus de la moitié de ses batteries.
— Il nous rejoindra bien assez tôt, va, t'en fais pas.
Mais Restre s'attarda en arrière et contempla longtemps le corps plein de vie qui s’époumonait dans son bâillon en pure perte.
— Quel gâchis.
— Ainsi va le monde, lui répondit Pierce qui rejoignait déjà le carrefour où Restre et lui n'avait pas encore eu le temps de répéter.
— Tu sais quoi, on ne devrait pas laisser ça se perdre.
— Si tu me dis encore que tu veux faire la nounou, je te casse en deux.
— Penses à la petite violoncelliste que tu aimes bien. Tu crois qu'elle trouverait chouette une nouvelle paire de cordes ?
Pierce était un peu loin pour entendre ce qu'on lui disait et il s'arrêta net pour se retourner, prononçant un unique « Pardon ? » dont Restre n'était pas sûr du sens. Le son de sa voix laissait entendre qu'il était plus éberlué que sourd.
— On pourrait lui emprunter quelques trucs... Qu'on lui rendrait, bien entendu. Ça pourrait être un plus pour l'orchestre !
Tout doucement, Pierce revenait, son crâne sous le bras, mais ne prononçant pas un mot.
— Tu voudrais pas deux ou trois touffes de cheveux pour ta maraca ? se força Restre pour détendre l'atmosphère. C'est vrai qu'elle fait la gueule depuis un certain temps.
— Pardon ?
— Non, mais, vraiment, je me dis, quelques mètres d'intestin...
— Pour la violoncelliste ?
— Pour nous aussi, si tu veux. Tu vas pas me dire que ta carcasse toute rabougrie te convient. Pense à l'équinoxe, Pierce ! Et comme tu dis, lui, de toute façon, il est condamné.
Pour l'une des rares fois, Restre eut enfin l'impression de faire mouche. Quelques dents ou phalanges pour l'amoureux des percussions, un bel humérus pour lui-même... Qui étaient-ils pour refuser ce que le monde du dessus leur offrait, après tout ? Crapahutant sur le talus à la rencontre de l'homme-saucisson, Restre et Pierce se concertèrent un long moment en silence avant d'entreprendre les réjouissances.
— Il va forcement nous en vouloir, hein ?
Les mains et les mi-mains se refermèrent sur le garçon comme les serres d'un oiseau qui n'en avait que faire. Elles eurent un peu de mal à contenir le jeune furibond mais plus leurs os saillants perçaient et creusaient la chair et moins leur compagnon opposait de résistance.
Pierce tirait des mètres et des mètres de tuyaux glissant depuis l'abdomen tandis que Restre s'escrimait à arracher méthodiquement un bras. Cela faisait longtemps que les deux compères ne s'étaient pas prêtés à tel exercice sur une viande aussi tendre. La leur avait presque totalement disparue. C'était un contact qui, peut-être, leur manquait un peu.
Du sang plein les bras et les guenilles, Restre et Pierce étaient comme revigorés. En tailleur sur les hauteur, un peu oppressés par les restes de la voûte, ils en improvisèrent un petit air tout en continuant leur curée. Cet équinoxe, sûr, ils allaient le gérer.
Il me tarde d'avoir un récit du même genre, plus développé (un roman ? :D)
Merci pour cette jolie nouvelle en tous cas (sanglante, mais jolie), tu sais à quel point je l'ai appréciée <3
Donc tu vas me faire le palsir d'occuper tout ton temps à écrire, puis à publier.
J'ai adoré TOUT ton texte, les dialogues sont truculents, la chute est complètement ouf, les personnages sont supers bien campés et parfaitement berk. Le monde souterrain existe, je viens de le rencontrer ! Quand est-ce que tu auras un peu confiance en tes capacités ??? Tout le monde le dis ! Il FAUT que tu écrives. Fais-toi plaisir et le reste viendra.
Le "fais le mort" est trop génial et toute la scène qui suit. Et quand je pense que j'étais persuadée que Restre voulait aider le jeune homme à s'en tirer !
Bravoooooooooooo!!!!!
Ya pas à dire, le triton et les squelettes, c'est une belle histoire d'amour. Et tes deux zigotos mélomanes étaient tout mignons :') C'est beau d'avoir des passions comme ça !
Et puis, le plus beau dans l'histoire, c'est ce matériel de rechange qui arrive comme par miracle. Comme quoi, il y a peut-être un dieu à l'oreille musicale là-haut...
<3
Bravo Beulette ! :)
Ma beulette, je suis amoureuuuuuse de ton histoire *o* (et de toi aussi, cela va sans dire, faudra qu'on se fasse des noces funèbres un de ces quatre).
Je trouve ce récit hyper inventif de bout en bout. Pierce et Restre m'ont arraché des fous rires et j'ai presque, PRESQUE cru qu'ils allaient aider ce pauvre bougre à réchapper à la mort. Au final, ils lui réservent un sort encore pire x'D et on n'arrive même pas à leur en vouloir tellement ils raisonnent avec une logique totalement différente de la nôtre ! Le récit est bien construit avec une accroche, un fil narratif et une chute, et ce tout en baignant dans un humour macabre qui se renouvelle sans cesse.
Gros, gros coup de coeur !!! (Enfin, le coeur que j'avais avant que Pierce et Restre viennent l'arracher de ma poitrine pour servir de métronome)
L'idée des os comme instruments de musique était juste parfaite et le dépecage du pauvre mec-saucisson m'a fait dresser les poils sur les bras, bravo ! <3
Oh, elle est super ta nouvelle ! <3
J'ai adoré l'ambiance et le duo de morts, leurs dialogues et leurs étranges instruments. Ce "Fais le mort"... J'en ris encore ^^
Humour et horreur, c'est réussi ! (pauvre gars tout de même... ::)
(et dire que tu hésitais à l'écrire...)
Je les kiffe déjà Pierce et Restre xD Ils sont trop cool tous les deux ! Et ce petit monde de là-dessous, il me plaît bien aussi... Je regrette que ce soit trop court, tient, ce que t'as esquissé c'était vachement bien !
Si l'envie te prend de raconter d'autres de leur histoire, hein, tu sais déjà que je suis preneuse 8D <3
C'est vrai que ta réplique "Fais le mort", çà m'a tué aussi, non mais franchement. Un mport qui fait le mort, çà s'appelle un vivant.
Finalement être mort ce n'est pas si terrible, au moins on ne risque pas de se faire mettre en pièce.
Ptdr !!!
Tu m'as tuée avec cette réplique je crois. xD
Mais... mais mon Dieu. Oo C'est... horrible en fait ! xD Au début ils ont l'air super drôles ces deux morts, à s'arracher des morceaux de corps pour faire des instruments (j'adore) et à s'envoyer des fions, puis à la fin... on se croirait dans The Walking Dead. Oo
Très réussi. Et l'idée d'une sous-ville, où les morts font leur petite vie, ça me plait beaucoup. Coup de coeur pour l'ambiance, et pour ton duo de mort blasés. xD
On peut dire qu'il y avait humour et horreur. <3
Y'avait des belles trouvailles, quand même (je me suis demandée pourquoi Pierce se défaisait les phalanges AVANT de s'ôter le crâne. Avec des doigts complets ça aurait peut-être été plus facile, non ? :P) entre les maracas et la flûte, sérieux xD Tu veux pas nous les dessiner ? Allez ? Allez ? *v*
Et la chute xD Pauvre type... J'aurais pas aimé finir comme lui, démembré par des revenants mélomanes... ça semblait un peu douloureux. Mais mignon, dans un sens assez dérangeant. Si c'est pour draguer une violoncelliste, on est prêts à accepter le sacrifice ♥
(Restre et Pierce... Rest in peace ?)
J'ai vraiment pris un immense plaisir à te lire, Beulette. Bravo pour cette participation ! =D Tu nous en refais des comme ça quand tu veux ♥