Sous la pierre se trouve le puits immensément profond qui mène au pays d'en dessous.
Pour déplacer la pierre et accéder au puits, il faut déjà être trois hommes forts. Ou bien être bien équipée. D'un élévateur hydraulique ?
Et quand j'aurai déplacé la pierre, se posera le problème de la descente dans le puits. Il est très très profond. Profondément profond. Et sombre. Terriblement sombre. Un puits n'est pas un grand espace, même s'il est colossalement profond, et je suis un peu claustrophobe...
Suis-je seule au bord de ce puits ?
Si je suis accompagnée, j'aurai du soutien, du secours en cas de nécessité, mais je devrai partager l'aventure... Le risque est l'imagination des autres. Et si leur imagination faisait disparaître le puits ? Si, en soulevant la pierre, nous ne trouvions soudain que de la terre et ses quelques insectes minuscules fuyant à toute allure devant ce chambardement ? Ou, si nous trouvions le début d'un filon d'or, d'où s'ensuivraient des tracasseries juridiques et des heures d'organisation de l'exploitation d'une mine à n'en plus finir pour s'assurer de pouvoir le transformer en château en Écosse – peuplé de serviteurs - , cocktails en compagnie des stars à Hollywood, concours de longueur de yacht, masseuse à domicile et traitements anti-âge à répétition ?
En restant seule je ne cours pas ce risque.
Je reste seule. Je me débrouille.
Je me procure la corde interminable qui va me permettre de descendre au fond du puits. Je ne l'enroule pas autour de ma taille mais y fixe un harnais des plus solides. Je m'équipe également d'un sac à dos rempli de pitons et du matériel nécessaire pour les fixer à intervalles réguliers dans la paroi. Je suis dans un conte, mais je n'y saute pas à pieds joints ! C'est le cas de le dire...
Je suis seule, il faudra que je remonte, et je n'aurai peut-être pas conquis la queue volante de la mère des dragons.
Et si j'ai trop peur... cela me rassure, l'idée de ces marches vers la surface connue.
Ça commence à faire lourd. Est-ce que j'emporte aussi à boire ? Des rations ?
Je me décide : 3 litres d'eau, donc 3 kg, qui s'ajoutent aux kilos de pitons et marteau, et un couteau de chasse dans sa gaine, portée à ma ceinture – j'en aurai besoin plus tard - et quelques barres pour sportifs à l'entraînement.
...
J'ai réussi à traverser ces heures dans l'absence totale de lumière et de son, qui m'ont donné par moments l'impression d'être également privées d'air. J'ai réussi à ne pas devenir dingue. J'ai posé le pied sur le sol. Je suis au fond.
Je perçois la clarté, je devine le passage qui mène vers elle. Jusque-là le conte est fiable. Je sors de mon harnais, j'attache la corde. Je bois. Je mange une barre.
Bizarrement, merveilleusement, ma fatigue s'est envolée. Je suis vraiment entrée dans le conte.
J'y suis entrée par la porte de côté. Je n'ai pas encore rencontré le petit être nu et pâle, au crâne aplati et à la force sauvage. Ni Tord-chêne, ni Déferre-moulins, ni mes amis ne m'attendent là-haut. Mon père n'est pas un ours, et ma mère ne s'est pas perdue en marchant sur une touffe de germandrée et n'a pas dû m'élever dans la montagne. Je n'ai pas à moi toute seule la force de 6 hommes, de plus, je suis une femme. Mais j'ai reçu ma ration de raclées, et elles m'ont fait saigner moi aussi.
Je suis donc la promesse de lumière et je parviens dans ce pays sous-terre. Comme l'a si bien dit André Pézard, je découvre avec une sorte d'effroi « quelque chose de pâle et de tremblant » prenant la place du soleil. Cette luminosité frileuse, irréelle, semble vider la vie d'une partie de sa substance, pourtant je me sens endurante.
J'avance.
J'avance jusqu'au monceau d'ossements jaunis et d'armures brisées. Moi qui ne crois pas en un dieu, je fais une prière à l'univers pour l'âme de ces chevaliers qui n'ont jamais pu faire aboutir leur quête.
Comme prévu, le lévrier de pierre qui garde ces tristes reliques s'anime et vient me lécher la main. Caresse d'une langue froide, dure et sèche, rugueuse.
Je respire un air qui me semble chargé de poussière, un air étouffant, mais je n'étouffe pas. Je poursuis mon chemin. Le paysage est vide, d'un vide triste, ou d'une tristesse vide. Mon esprit est sans repos, mon corps sans fatigue, il devient mécanique. Je marche. Je chemine. J'avance.
Je traverse la première rivière sur la planche glissante. J'aurais pu la traverser en nageant, et ainsi rompre la sècheresse qui m'envahit, mais je ne le fais pas. Par fidélité au conte ?
Je n'ai pas de canne de fer pour vaincre le dragon qui m'attend sur l'autre rive. Il se dresse, rugit et crache du feu. Le feu ne me brûle pas ! Je me rends compte que ce dragon n'est qu'une image, un hologramme. Je lui passe à travers ! L'effet sonore me vrille les oreilles mais image et son s'évanouissent à l'instant où je les ai traversés.
Je continue.
Je rencontre le deuxième dragon, il est magnifiquement beau. Au centre de chacune de ses sept têtes brille comme un rubis un œil unique. Je dois couper ces belles têtes. Cette fois-ci ce n'est pas un hologramme, plutôt un fantôme. Je souffle sur les têtes et elles s'estompent. De leurs yeux évanescents s'échappe une fumée bel et bien brûlante. J'en suis blessée. Ce dragon est vaincu, je poursuis ma route, mais j'ai mal. Je tousse.
En chemin je me demande comment j'en suis arrivée là. Par quel enchaînements d'actions, de réactions, de choix, je me retrouve dans cette aventure. Ce n'est pas moi qui ai choisi d'entrer dans le film déjà commencé. Si. Je me souviens ! J'ai choisi d'avoir une aventure, et l'on m'a dit « étant donné une pierre, que se passe-t-il dessous ? » J'ai suivi le bouillonnement incessant de mes pensées. Il s'est trouvé qu'à ce moment-là, c'est cette histoire qui s'est présentée. Ç'aurait pu en être une autre.
Alors la Mère-de-tous-les-dragons fond sur moi. Elle plonge tout droit depuis cette chose pâle et tremblotante qui sert de soleil dans ce ciel sous-terrain. Elle m'emprisonne de sa queue puissante et s'envole. Nous montons, montons... Je dois me libérer. J'extirpe avec grande difficulté le couteau à mon côté. Je m'attaque au cuir coriace de la bête, je scie sa queue entre elle et moi. J'ai mal partout, ma tête me semble être en feu. Je persiste. Je réussis. La queue se détache de l'animal fabuleux et m'emporte doucement vers le sol ou elle me pose. Privée de sa queue merveilleuse, la Mère-de- tous-les-dragons va s'écraser sur les rochers - ainsi le veut le conte.
La queue magique, dont je me suis libérée, se tortille en direction d'une petite maison sans fenêtres, située sur un tertre. De cette maison sort un chant étouffé, très beau et très triste. Je sens mon coeur en pleurer. Je sais que c'est la princesse qui est enfermée là. J'y cours. Une seule entrée : une porte de chêne bardée de bandes de fer.
Voici le petit être nu et branlant, horrible, d'un blanc cadavérique, qui jaillit de la queue et se glisse par une chatière. Je me précipite et ne peux qu'attraper la baguette de coudrier qu'il tient à la main. De cette souple badine, je cingle la porte, qui finit par céder ! Je me précipite dans la cour, et me trouve face à un chat gigantesque et d'une pâleur affreuse. Nous nous battons. Je crois mourir, je saigne abondamment, je me sens brisée, mais je le vaincs.
Et je m'évanouis dans les bras de la princesse.
Douceur, douceur, douceur. La douceur de la princesse, et ses soins attentifs, m'ont remise sur pied. Elle n'est pas ma fiancée, mais nous repartons ensemble. Ensemble, grâce à la queue magique, et non aux pitons péniblement plantés dans le puits, nous remontons à la surface.
Elle m'emmène dans son royaume, dont elle fut enlevée par l'horrible chat blanc. Nous y sommes accueillies magnifiquement. Je n'y coulerai pas d'innombrables jours heureux à ses côtés, mais j'y reviendrai souvent passer de longs séjours, au cours de mes pérégrinations, tandis qu'elle y fera sa vie de reine, et sans doute s'y mariera et y aura des enfants (donc des soucis).
Mais sinon, je suis subjugué par le rythme. Une forme très musicale j'ai envie de dire ? Avec des jeux à plusieurs endroits :
" Le paysage est vide, d'un vide triste, ou d'une tristesse vide. "
J'ai grandement apprécié la lecture en tout cas ! Alors que tout part d'une pierre, qui l'eut cru. Je suis curieux d'en lire plus de votre par.
Une bonne soirée !