Je n’aime guère la viande, pourtant les chiens en ont un besoin vital. Je n’ai pas réussi à faire d’eux des omnivores évolués, faciles à conduire vers le végétarisme. Ils sont même redevenus strictement carnivores. Hecla, Scott et Merlin. La mère, le père, le fils. Mes compagnons depuis si longtemps. Au départ c’étaient des Wolfhound, des chiens gigantesques mais à la longévité dérisoire : huit ans, dix dans le meilleur des cas.
J’ai commencé à travailler sur leur génome un peu avant le Grand Bordel, c’était en 2038, j’allais allègrement sur mes soixante-quinze printemps : un quart de siècle que j'avais écrasé comme une merde ce crabe à la con et que j'étudiais jour et nuit pour être sûre de gagner mon pari : souffler les cent bougies. Avant le Grand Bordel il y eut le Grand N’importe Quoi, étrange période : j’ai ainsi pu être reçue docteure en médecine à cinquante-huit ans, tandis que des songe-creux de technocrates abaissaient l’âge d’éligibilité à toutes les élections à dix-huit ans. Une vraie chienlit de rêve pour utopistes à la con et anars sur le retour : des universités envahies par de vieux débris et des merdeux de vingt piges occupés à légiférer et à faire joujou avec l’arsenal nucléaire – enfin ce qu’il en restait…
J’ai décidé de cesser de m’intéresser à toutes ces foutaises et de travailler sans relâche jusqu’à ce que j’atteigne mon but : vaincre la mort. En toute modestie… Bien sûr c’était faire bon marché de cette vieille rengaine soutenant que la mort fait partie de la vie. Et je l’avoue, les années ne m’avaient pas réconciliée avec la pétasse sans envergure de Belle du Seigneur qui clamait « La mort ? Connais pas ! » J’ai la rancune tenace.
Alors j’ai travaillé sans répit. Quand tout s’est mis à se casser la gueule, je me suis réfugiée ici, dans mon pays natal, qui se nommait il y a quatre cents ans le Berry, plus exactement sa partie méridionale du Boischaut, en la petite ville de Châteaumeillant à présent sous les eaux. L’Arnon et de la Sinaise devaient tout emporter sur leur passage lors de la grande crue de 2066.
Sauf moi et les chiens: quatre survivants, quatre jamais-morts, quatre éternels.
Les chiens sont la clé de tout. En rentrant au pays j’étais accompagnée de deux énormes lévriers : Hecla et Scott. Des Wolfhound. Hecla était pleine. Je me tracassais à l’idée de me retrouver avec toute une portée que je ne pourrais pas nourrir ni proposer à l’adoption : les autochtones aimaient certes les chiens… pour leur viande. Mais noyer des chiots était au-dessus de mes forces, alors que l’avenir allait m’enseigner que j’étais capable d’occire des bipèdes à station verticale tout en restant capable de dormir du sommeil du juste.
Hecla a mis bas une portée de trois, dont deux mort-nés : des femelles.. Restait un mâle, Merlin, que j’ai eu toutes les peines du monde à maintenir en vie. Mais il survécut, devint un chien imposant, magnifique, doté d’une forte personnalité. J’ai dû me résigner à le stériliser, ainsi que ses parents. En autodidacte pure et dure, j’avais fait des progrès fulgurants en médecine vétérinaire et avant le premier anniversaire de Merlin, le 1er septembre 2039, j’étais capable de substituer la castration chimique à la stérilisation chirurgicale.
L’étape suivante était d’augmenter la longévité des chiens, de la doubler éventuellement, voire de la tripler. La probabilité qu’ils me survivent ne me perturbait guère. Si je réussissais avec eux, je testerais le procédé sur moi, et à Dieu vat ! Mais je dus vite me rendre à l’évidence : le manque de moyens techniques, d’énergie et de connaissances scientifiques, risquait de faire avorter mon projet. Pourtant le découragement et le renoncement n’étaient pas une option. Au surplus mon refuge était constamment menacé par des bandes armées de pillards, navrants résidus d’une désagrégation sociale qui prenait des proportions effarantes. Outre les chiens, mon plus fidèle compagnon était mon Sako, une antique pétoire qui devait être aussi ancienne que moi : c’est dire si je le bichonnais presque autant que mes lévriers.
Le Sako, Hecla, Scott, Merlin et moi étions redoutables : tous ces rôdeurs aiguillonnés par la faim étaient de piètres combattants, sans ruse ni stratégie. Mais ils avaient leur utilité : j’en parlerai plus loin.
Le 23 avril 2040 je testais sur Hecla mon procédé de recombinaison cellulaire associé à une stase métabolique in vivo. Le 15 janvier 2041 je traitais Scott et Merlin. Puis ce fut enfin moi le 30 juillet 2055 : il n’était que temps ! Le succès était complet, du moins pour les chiens : il venait de s’écouler une quinzaine d’années et ils étaient aussi frais et bien portants que quand ils avaient trois ou quatre ans.
Nous sommes aujourd’hui le 18 avril 2132. Hecla, Scott et Merlin viennent d’entrer dans leur cinquième cycle de régénération. Tout va bien pour eux. Pour moi c’est moins sûr. Dès la fin de mon premier cycle (vingt-quatre ans), je compris que, contrairement aux chiens dont la biophysique génétique est moins complexe que celle des humains, je ne pourrais me régénérer indéfiniment dans le même corps.
L’appétit de mes chiens pour la viande est sans limite. Les rôdeurs étaient un garde-manger providentiel nous faisant la fleur de venir se livrer à domicile. Égorgés par les Wolfhound ou fauchés par mon Sako, ils finissaient au congélateur et dans l’estomac de mes bêtes. Jusqu’en 2079, je leur abandonnai toute la viande. Depuis, il me faut prélever ma part : mon gibier doit être âgé de plus de vingt ans et de moins de quarante. Mâle ou femelle, peu importe (j’ai vécu le cycle 2079-2104 avec le corps d’un jeune gars plutôt bien fait de sa personne). L’individu que je me réserve ne doit pas être tué, seulement endormi : j’ai dû bricoler des balles hypodermiques. Ah, c’est du boulot, de se survivre sans fin ! Bref, une fois le sujet endormi, il ne faut qu’une heure ou deux pour lui siphonner le cerveau et son contenu à coup sûr inexistant , y insérer mon esprit, et c’est reparti pour un bon quart de siècle. À condition naturellement de ne pas oublier la recombinaison cellulaire et la stase métabolique, car ces enveloppes sont de si mauvaise qualité qu’elles se corrompent en un rien de temps.
Mais la viande de bipède se fait de plus en plus rare. Les chiens et moi sommes obligés d’aller la chercher de plus en plus loin. Finie depuis longtemps l’époque bénie où la barbaque venait se jeter toute seule dans notre garde-manger. Nous venons de passer trois jours à quadriller un vaste secteur : Beddes, Culan, Saint-Saturnin, Maisonnais, Saint-Jeanvrin… des ruines aujourd’hui couvertes d’une végétation tenace et dont je suis sans doute le seul être humain à connaître encore les noms.
Ma décision est prise : si notre gibier se raréfie au point de disparaître, nous n’irons pas en chercher ailleurs. Quand j’étais môme on m’a raconté qu’ici même, il y a deux siècles à peine encore, dans les fermes des environs, quand un chien devenait trop vieux pour se rendre utile, le Maître prenait sa carabine, emmenait le chien dans un champ et lui brûlait la cervelle. Demain nous repartons en chasse. Ce soir je vais nettoyer et graisser le Sako. Je mettrai quatre balles de côté.