Evelyn était une charmante jeune fille qui résidait dans une grande villa en compagnie de son père. Sa mère était morte en lui offrant la vie et cette perte décida M. Bomarché à gâter son enfant. Il l’aimait tendrement et ne lui trouvait aucun défaut. Il désira lui donner la meilleure éducation qui soit, et c’est pour cette raison-là que tous les contes qu’il lui racontait avaient toujours pour héroïne une jeune fille qui se trouvait un mari respecté après avoir manipulé toute la Cour pour y parvenir. Evelyn semblait toujours captivée par ces histoires et ne s’en lassait jamais. Un soir, alors que M. Bomarché venait de terminer son récit, elle lui demanda :
-Quand aurais-je une mère moi aussi, comme la fille de l’histoire ? Je veux quelqu’un qui m’apprenne à coudre, à danser et être discrète !
M. Bomarché, qui approuvait ces valeurs de son temps, songea qu’elle avait raison ; moins de deux mois plus tard il s’était remarié à Mme Doremont.
Cette dernière était une femme qui pouvait effrayer à première vue les enfants. Elle était grande, arborait une mine sévère et ses cheveux blanchis avant l’heure ajoutés à sa vaste panse la faisait passer pour une ogresse. Cette apparence peu avenante l’empêchait d’être invitée aux banquets de son rang. Mais Mme Doremont ne s’en souciait guère. La grande femme se satisfaisait de sa vie calme à l’écart de la Cour, et des rares soirées organisées avec des amis. Elle était généreuse, patiente et très cultivée. Mme Doremont avait transmis à ses deux filles curieuses et bien élevées son goût pour les lettres et elles pouvaient passer des soirées à discuter de Platon, Shakespeare ou Voltaire.
Mme Doremont ne s’était jamais mariée ; elle avait recueilli les filles de sa défunte sœur et s’en occupait comme si elle les avait portées. Mais lorsqu’elle rencontra M. Bomarché et découvrit qu’il connaissait le grec ancien, ils ne mirent pas longtemps à se fiancer. En rencontrant Evelyn, la nouvelle épouse jugea que son éducation n’était pas des meilleures, ce qui ne l’empêcha pas de ressentir de l’affection pour la petite. Et même si cette dernière ne se montrait pas très chaleureuse avec sa nouvelle famille, la maisonnée était heureuse.
Seulement, leur bonheur ne devait pas durer longtemps. A l’occasion des 13 ans de sa fille le père d’Evelyn invita toutes ses connaissances à un grand banquet. Plus d’une centaine de personnes firent garer leur carrosse devant la villa ce soir-là, et chacun apportait un cadeau pour l’enfant.
Alors que tous dinaient avant l’ouverture des présents, Evelyn écoutait sans en avoir l’air ses voisins de table, M. et Mme Aloz. Ceux-ci commentaient le mariage du duc de la province voisine, et Evelyn, toujours intéressée par les histoires de mariages de la noblesse, tendait l’oreille.
-Oui, vous dis-je ! s’exclamait M. Aloz. Sa femme n’avait même pas de quoi se payer un mouchoir avant de le rencontrer ; et maintenant elle est riche !
Son épouse lui demanda d’un ton détaché en découpant le morceau de dinde :
-Elle était donc une ouvrière ?
-Une servante, rectifia son mari, qui servait nos amis les Dufraux. Le duc la vit revenir du marché sous une tempête de neige. Cette vision le fit la prendre en pitié et après de plus amples connaissances il décida de l’épouser.
-Les hommes riches semblent bien souvent attirés par les filles de mauvaise naissance… fit remarquer Mme Aloz, songeuse.
Sans faire attention à la mine confuse de son voisin de table , Evelyn s’essuya les doigts dans sa serviette en imaginant sa vie future, mariée à un duc. Apparemment, le duc de la province voisine s’était senti attiré par la fille parce qu’elle lui faisait pitié… Elle venait d’avoir une idée pour séduire un de ces nobles facilement lorsque de grands cris lui firent tourner la tête.
A l’autre bout de la table, son père ne se sentait pas bien. Son visage virait au violet et sa bouche ouverte qui essayait de laisser passer de l’air le faisait ressembler à un poisson qui s’étouffe. Sa femme et tous les invités se pressaient autour de lui en cherchant quelque chose à faire. Mais ils étaient impuissants et ne pouvaient qu’attendre qu’il respire à nouveau. M. Bomarché, le teint de moins en moins éclairci, se débattait seul en donnant des coups dans la table qui faisaient tomber la nappe et tout ce qui se trouvait dessus. Il tomba en arrière dans un grand fracas qui acheva de débarrasser la table de ses ornements. Evelyn, qui ne voyait rien à cause des invités plus grands qu’elle, dut frapper et repousser tout le monde pour rejoindre son père. Mais lorsqu’elle atteignit son corps, il était déjà trop tard…
Peu de temps après les funérailles de son père, la veuve Bomarché remarqua des changements inquiétants dans l’attitude d’Evelyn.
Le lendemain de l’enterrement, l’adolescente se vêtit de vêtements déchirés et plein de cendre. Elle refusa d’expliquer les raisons de ce nouveau choix vestimentaire, mais exigea qu’on l’appellerait désormais Cendrillon. Lorsque sa belle-mère refusa de lui donner ce nom dégradant, Evelyn la gifla.
Mme Bomarché comprit ce jour-là que la mauvaise éducation que son mari avait inculqué à Evelyn avait porté ses fruits.
Les jours qui suivirent, Cendrillon décida qu’on lui laisserait faire toutes les tâches ingrates de la maison. C’était à elle de faire la vaisselle, de passer le balai, de nettoyer et recoudre les habits. Mais si elle apercevait une de ses demi-sœurs en train de raccommoder un bas ou de faire la cuisine, Cendrillon laissait paraître sa vraie nature. Elle détruisait les plats et donnait des coups de balai à ses sœurs.
Les années passèrent. Désormais Anastasie et Javotte n’essayaient même plus d’adresser la parole à Cendrillon. Mme Bomarché, pourtant très généreuse avec tout le monde, évitait le plus possible de se trouver dans la même pièce que la petite. Celle-ci se faisait passer pour une servante soumise et malheureuse, ce qui avait déjà entraîné Mme Bomarché dans des situations plutôt embarrassantes.
Une fois où elle avait souhaité entretenir des liens plus forts avec les autres grandes familles de la région, la veuve de M. Bomarché avait invité chez elle les Aloz et deux barons du comté voisin. Alors qu’ils allaient rentrer dans la villa, ils furent tous accueillis par une jeune fille maigre et pâle, les cheveux pleins de cendre et une lueur famélique dans le regard. Lorsque M. Aloz comprit que cette enfant était la petite Evelyn, il courut à grands pas jusqu’aux appartements de Mme Bomarché. Cette dernière eut beau tâcher d’expliquer la fantaisie de l’adolescente, personne ne crut un seul instant à son histoire. Ses invités lui crachèrent au visage avant d’inviter Cendrillon chez eux. La jeune fille accepta avec émotion, et quitta sa belle-mère sans même lui jeter un regard. Lorsqu’elle revint chez elle deux mois plus tard l’adolescente était magnifique, vêtue de robes de grands couturiers. Mme Bomarché et ses filles crurent qu’elle arrêterait enfin de les tourmenter. Néanmoins lorsque Javotte descendit se préparer un petit déjeuner, elle trouva Cendrillon, vêtue de haillons et déjà en plein travail.
La veille de sa majorité, Cendrillon apprit en épiant ses sœurs qu’un bal était organisé par le prince la semaine suivante et que toute jeune personne pourrait s’y présenter. Javotte hésita un moment à y aller, mais Anastasie lui rappela que les pots de peinture qu’elles avaient commandés arriverait le même jour. Comme elles avaient prévus de peindre toute la journée, Javotte ne pensa plus au bal.
Les jours suivants, les trois femmes remarquèrent un changement dans l’attitude de Cendrillon. Elle dormait à peine, ne se coiffait plus et se salissait de plus en plus. On avait l’impression qu’elle se roulait sur un sol crasseux toute la nuit. Jamais on ne l’aurait plus prise pour une jeune fille martyrisée, et personne ne comprenait les causes de cette replongée dans sa fausse soumission.
Le soir du bal, les sœurs peignaient avec leur matériel tout neuf lorsqu’elles abordèrent le sujet :
-Cendrillon m’inquiète . Je sens qu’elle prépare encore une fois quelque chose contre nous, devina Anastasie. Sa sœur déclara en posant ses pinceaux :
-Je vais voir ce qu’elle manigance. Tu viens ?
Anastasie haussa les épaules et continua de peindre : elle avait reçu assez de coups de balai pour le reste de sa vie. Mais Javotte ne renonça pas et descendit à la cave, là où logeait Cendrillon depuis la mort de son père.
Un quart d’heure plus tard Anastasie imaginait sa sœur étendue sans connaissance sur le sol froid lorsque Javotte reparut saine et sauve :
-Alors, t’a-t-elle répondu ?
-Je ne la trouve nulle part.
En effet, Cendrillon n’était plus à la villa. Elle se tenait devant les gardes du palais royal. Les deux hommes la regardèrent s’approcher avec méfiance. La jeune femme était couverte d’une robe bien trop petite pour elle que Cendrillon avait abîmée autant que possible la nuit précédente. Elle portait des sabots de paysans ; ses cheveux d’un gris sale pendaient sur ses épaules ; son visage était parsemé de cendre.
-Vous ne venez quand même pas pour le bal, ma p’tite dame ? demanda rudement le premier garde.
Le regard implorant qu’elle lui jeta le bouleversa. Elle avait les même yeux tristes que sa grand-mère Amélia qui lui manquait beaucoup.
-Passez par cette porte derrière moi, lui souffla-t-il. De là vous trouverez la cuisine, et on vous donnera à manger.
Sans hésitation Cendrillon suivit les conseils du garde sans perdre de temps. Arrivée à la cuisine, elle fit de son mieux pour passer inaperçue. Par bonheur, les cuisines du château ne respectaient pas les mesures d’hygiènes et la plupart des employés étaient aussi sales qu’elle. Elle finit par atteindre la salle de bal.
La pièce était dix fois plus grande que ce qu’elle s’était imaginée. Treize lustres pendaient du plafond, révélant l’imposante masse des danseurs. Sur l’estrade, le prince dansait avec une femme jeune et charmante.
Le prince Basile baisa la main de la jeune danseuse. Il la regarda s’éloigner en se demandant avec qui danser la valse. Il n’aimait rien autant que cette danse-là, avec son rythme particulier. Le prince était certain que la personne avec laquelle il danserait la valse serait sa future femme.
C’est alors que des insultes, des exclamations de dégoût et d’horreur retentirent depuis l’entrée de la salle. Il aperçut depuis l’estrade des invités qui s’écartaient avec précipitation d’une jeune femme. Le prince comprit pourquoi.
Une mendiante marchait d’un pas faible et maladroit dans sa direction. Sa robe n’était qu’un immense chiffon sale, ses cheveux pleins de suie, son visage abîmé. Elle ne quittait pas le prince des yeux tandis qu’elle se dirigeait vers l’estrade. Inconsciemment, le prince la prit en pitié en partageant sa souffrance. Elle venait d’arriver à sa hauteur lorsque la mendiante trébucha. Instinctivement, il lui porta secours. Un bref instant il fut dégoûté par le contact de sa main avec le bras sale de la femme, mais son visage resta impassible. Le regard du prince s’attarda sur le visage de la jeune fille : ses yeux semblaient lui demander de l’aide. Sans réfléchir, le prince Basile demanda :
-Voulez vous bien m’accorder cette valse ?
Elle lui sourit ; c’est à ce moment là qu’il sut qu’elle serait sa femme.
La valse finie, Basile emmena la mendiante sur le balcon désert qui surplombait les jardins du palais. La lune les éclairait mais au lieu de sourire, la jeune femme semblait triste désormais.
-Puis-je savoir votre nom ? demanda-t-il avec douceur.
-Cendrillon.
En apercevant son regard étonné, elle lui expliqua patiemment que ses belles-sœurs se moquaient d’elle ainsi. Depuis la mort de son père, elles la forçaient à faire le ménage, repriser les habits et faire toutes les corvées. Le prince, indigné, posa sa main sur l’épaule de Cendrillon :
-Pauvre petite ! Mais qui est donc cette horrible femme qui vous inflige tous ces tourments ?
-Mme Bomarché.
-C’est donc vous, la jeune fille maltraitée dont tout le monde parle depuis plusieurs années ?
Cendrillon ne répondit pas et au son de la cloche de l’église, elle se redressa d’un coup.
-Il est minuit. Il me faut m’en aller, sinon qui sait ce qu’elles pourraient me faire ?
-Attendez, je vais vous faire porter mon carrosse… débuta le prince.
Mais la jeune femme terrorisée fuyait déjà à travers les jardins, laissant un de ses sabots sur le balcon. Le prince le récupéra.
Le lendemain, il monta dans son carrosse afin de se rendre en ville. La chaussure de paysan qu’il avait mis dans une boîte lui démontrait qu’il n’avait pas rêvé de Cendrillon. Il sourit en songeant qu’il allait la sauver et la rendre heureuse. Il visualisait déjà un futur heureux avec elle, à organiser de grands bals chaque mois pour qu’elle lui fasse honneur en dansant la valse. Dans moins d’un jour, ils seraient mariés.
Le carrosse du prince était suivi d’une quinzaine de courtisans à cheval, curieux de découvrir enfin la misère de cette fameuse Cendrillon. Les personnes qui les voyaient passer croyaient que le prince et sa Cour se rendaient au théâtre. Une fois devant la villa Bomarché, un des serviteurs du prince toqua à la porte.
Anastasie, qui lisait à sa fenêtre le Manuel d’Epictète, se pencha et découvrit les nobles devant leur porte. Elle posa son livre et courut rejoindre sa mère dans le grand hall :
-Le prince est à notre porte, mère !
-Comment ? s’exclama Javotte qui les rejoignait.
Les trois femmes échangèrent un regard : elles comprenaient que Cendrillon avait trouvé un nouveau moyen de leur causer du tort. Mme Bomarché respira profondément, puis alla ouvrir la porte.
-Bonjour Votre Altesse. Nous sommes embarrassées de ne pas avoir su plus tôt que vous alliez nous rendre vi…
Le prince Basile, debout sur le marchepied de son carrosse, ne la laissa même pas terminer. Il ordonna sèchement :
-Qu’on la menotte, avec ses deux filles !
Mme Bomarché ne trouva rien à répondre. Elle ne s’attendait pas à cela. Des gardes s’approchèrent et l’attrapèrent avec fermeté. Javotte essaya de s’enfuir et Anastasie commençait à se battre avec les gardes. Leur mère demanda au prince qui descendait de son carrosse :
-Qu’avons-nous fait pour mériter ce traitement, Votre Altesse ?
-Vous êtes la seule à le savoir. Lança le prince en pénétrant dans la villa.
Le prince marcha à grands pas à travers la maison, à la recherche de la femme qu’il aimait. Il la trouva qui s’affairait près de l’âtre, dans la cuisine. Elle lui tournait le dos.
-Cendrillon, l’appela-t-il doucement, je suis là. Vous n’avez plus rien à craindre, vos tortionnaires passeront le reste de leur vie dans mes cachots.
Cendrillon se releva et vint à sa rencontre. Son visage n’était plus noir de crasse, mais rose et digne. Sa robe était toujours trop petite, mais celle-là était bien plus belle. Le prince Basile ne s’interrogea pas sur ces changements soudain tant il était ému de la retrouver. Il s’agenouilla devant elle et lui tendit une alliance.
-Et maintenant, quel est votre véritable nom, ma chère ?
La jeune femme enfila la bague avec un plaisir évident et répondit, une main sur l’épaule de son fiancé :
-Mon nom est Evelyn.
(Sinon j'ai repéré quelques fautes de conjugaison au début)
Ma famille aussi m'a demandé si j'ai des réécritures d'autres contes. J'en ferais peut-être mais c'est surtout cendrillon qui m'a inspiré.
Merci pour les fautes de conjuguaison :) Mais je ne les trouve pas...
Et en fait c'est tout, pour l'autre j'avais juste mal lu XD
Tellement cinique et une Evelyn avec une âme bien noire qui fait frissonner !
C'était très plaisant à lire !