Je regarde ses chaussettes.
De grosses chaussettes, en laine, rouge, et que je suis sûr qu’il crève de chaud dedans, et que je suis sûr que ça transpire comme un bœuf entre les orteils, et que je suis sûr qu’il en porte des en-dessous pour ne pas sentir. De la laine épaisse, du tissage régulier. Un tricot de mamie à coup sûr.
J’écoute rien de ce qu’il parle. Il ne manque pas d’éloquence, pourtant. De charisme non-plus. Il est habillé impec, costar, cravate, cheveux plaqués. Il est irréprochable jusque dans ses ongles parfaitement manucurés, mais voilà : tricotées main, ses chaussettes.
Il me rappelle à l’ordre. Il essaie. Il essaie vraiment de me faire « entendre raison », pour reprendre ses termes exacts. J’essaie rien, moi. Ma raison, je me la garde. Un mot d’excuse de ma part et il repart sur ses explications tandis que je repars sur ses chaussettes. La couleur sang fait un parfait contraste avec le noir de ses chaussures. De sa cravate. De sa chemise. Une couleur bien pimpante pour une humeur si sombre. Festivités ? Deuil ? Je remonte le regard jusqu’à ses paupières rosies d’humidité pour constater que ma deuxième option était correcte : grand-mère est morte. Pour une seconde, le souvenir d’un refrain écouté dans l’appartement de la mienne propre me revient. « On ira tous au paradis ». Pourquoi les gens se mentent-ils ? Malgré toutes les preuves que la nature leur offre sur un plateau serti de diamants, ils s’efforcent à croire en une vie après la mort, par puérilité et par peur. Par peur ? Pourquoi avoir peur de la mort ? Que les enfants puissent, je comprends. Les vieillards, passe encore. Mais qu’un adulte sain de corps et d’esprit puisse être effrayé par quelque chose d’aussi commune et élémentaire, ça me dépasse. Pour ma part, la mort a cessé de m’impressionner depuis longtemps. Je la connais. Je l’aie déjà approchée, presque frôlée du bout des doigts. Et elle s’est lâchement enfuie en courant. Je connaissait le petit jeu de séduction auquel on s’adonnait. Je voulais juste conclure. En un geste, j’ai tout gâché.
Il piaille sans arrêt. Il parle. Et reparle. Et parle encore. Il prend même pas le temps d’avaler sa salive, et je la vois mousser aux coins de ses lèvres (et je me débouche un flaconnet de désinfectant, saleté d’hypocondrie). Je sais que s’il le pouvait, il arrêterait de respirer pour gagner du temps. Il me parle, me souffle presque dessus, de choses certainement importantes dont je n’ai aucune idée. Je comprends rien et je m’en fiche. Pour l’instant, je regarde, je remarque, je ressens. Je laisse les informations rentrer dans mon cerveau sans me soucier de les traiter. J’y réfléchirais ce soir, entre une demi bouteille de poire et trois patchs de nicotine.
Cet entretien me fatigue. Cet homme me fatigue. Je dépense une énergie considérable à l’écouter, à rester droit (et à résister à la tentation d’essuyer cette foutue salive). Et il voudrait que je réfléchisse, en plus ? Très peu pour moi.
Je déplie mes jambes et mon dos de la chaise, lance une condoléance pour la grand-mère, et m’enfuit lâchement comme la mort l’a fait. J’aurais bien pu rester un peu plus longtemps, mais bon…
Tricotées main, ses chaussettes.
Pour l'anecdote, et vue que l'épreuve de philo était aujourd'hui :
Tant que vous existons, la mort n'est pas là et quand elle apparaît, nous existons déjà plus... - Épicure
^_^