Façonné

Notes de l’auteur : Où on en apprend un peu plus sur ces mystérieuses portes et sur la caste des Sculpteurs.

Takeo Ichijô - Japon

La température était très basse dans le hangar, frôlant à peine les dix degrés. De petits nuages de vapeur s’élevaient devant les visages des visiteurs installés contre le mur et de plus gros des vestes épaisses portées par les militaires qui s’agitaient autour de la Porte.

Enfin la Porte…

En réalité, l’appareil n’avait de porte que le nom : occupant une grande partie de l’espace disponible, il se composait d’un nombre indéterminé d’artefacts disposés de façon apparemment aléatoire sur le sol les murs et le plafond.

Niché dans un manteau épais, Takeo Ichijô souffrait plus de la nervosité que du froid. Le lieu entier lui portait sur les nerfs : l’ambiance, l’empressement des gens, l’obséquiosité de certains envers lui, le bourdonnement insupportable dans l’air… s’il avait été mal élevé, il aurait grincé des dents. Au lieu de quoi, il serrait simplement ses mains gantées l’une sur l’autre, assit très raide sur la chaise qu’on lui avait offert. Son époux tarait. A leur arrivée, deux heures auparavant, on les avait conduit dans le hangar et depuis il attendait… Seul. Un haut gradé était venu chercher Shun presque immédiatement après qu’il se soit installé. Oh, on lui avait proposé du thé, et la politesse du personnel était irréprochable… mais il attendait quand même, son garde du corps silencieux et vigilant à ses côtés. Et depuis que son époux avait été appelé, il attendait en silence. Les autres voyageurs, après avoir identifié le blason de son clan brodé sur l’épaule de sa veste, avaient bien tenté d’engager la conversation, mais il avait répondu du bout des lèvres malgré sa bonne éducation : l’angoisse était trop forte.

A l’autre bout du hangar, un objet tomba bruyamment sur le sol, le faisant sursauter. Au fond de la pièce, de l’autre côté de la Porte, deux hommes commencèrent à élever la voix, des brides de leur dispute parvenant jusqu’à la zone d’attente, le mettant affreusement mal à l’aise : ne pouvait-ils pas régler leur différent entre eux ? Sans les impliquer ? Il était assez stressé comme ça sans qu’en plus il entende parler de potentielle défaillance.

Au fond de la pièce, la dispute augmenta d’un cran et le jeune homme se leva brusquement, surprenant son garde du corps. Il n’en pouvait plus.

- Ichijô-sama ?

- J’étouffe…

Déjà, il dépassait la zone réservée aux voyageurs, son départ précipité provocant une certaine agitation : une fois à l’intérieur, le personnel civile n’était plus censé sortir. Ni se déplacer librement dans la base militaire. Mais il s’en moquait. L’étau qui enserrait progressivement sa poitrine depuis le départ de Shun était devenu insupportable, l’empêchant de respirer. Tandis que ses pas précipités résonnaient dans les couloirs ses doigts gantés tiraient fébrilement sur son écharpe, dégrafaient le col de son manteau, arrachaient presque les boutons de l’épaisse veste pour s’en libérer…

- Ichijô-sama ! Nous ne pouvons pas aller par là !

Mais il n’écoutait pas. Ni ne réfléchissait. Son corps entier était parcouru de chocs électriques qui ajoutaient la douleur à sa panique.

Il fallait qu’il sorte.

Tout de suite.

A force de courir au hasard, talonné par son garde qui tentait en vain de le rattraper, il déboucha à l’extérieur, au bord de la détresse respiratoire. Accroupit sur le sol de béton froid, la tête entre les jambes, il tenta de retrouver son souffle. Son garde du corps dansait nerveusement d’un pied sur l’autre, ne sachant quoi faire.

- Ichijô-sama ?

Le jeune homme leva vaguement la main, lui imposant le silence. Il allait bien… enfin… il allait mieux. Dehors, loin de la machine, la douleur avait un peu reflué dans ses membres et sa panique reculait.

- Takeo ? Que faites-vous dehors ?

Son visage se mit a le brûler de honte. Lui qui avait fuit l’aire d’embarquement pour ne pas se donner en spectacle, voici qu’il se retrouvait en train de trembler aux pieds de son maris et de plusieurs gradés.

- Epoux, je…

- Relevez-vous.

La honte le brûla plus vivement encore et il s’exécuta, les bras puissants de Shun passés autour de sa taille. Lissant nerveusement son manteau, il repoussa doucement l’homme près de lui.

- Je suis désolé… un moment de faiblesse…

Passant par dessus sa honte, il releva le visage afin de regarder son époux et les hommes l’accompagnant, pâlissant légèrement en remarquant les insignes indiquant leurs grades. La panique le repris. Il ne se souvenait plus de leurs noms. Son éducation repris le dessus, agissant comme un réflexe au milieu de l’angoisse aveuglante qui l’habitait, et il s’inclina en s’excusant sans sentir Shun se raidir à ses côtés : au vue de son rang, il n’avait pas à s’incliner si profondément.

- Je vous prie de m’excuser pour ce spectacle…

L’un des militaires prit la parole :

- Relevez-vous Ichijô-dômo. Est-ce la proximité de la Porte qui vous a fait vous sentir mal ?

Le jeune himme se sentit de nouveau rougir.

- En effet (il se redressa, un sourire nerveux sur le visage) j’ai… peur de ne pas être très à l’aise en sa présence…

- Intéressant.

Takeo frémit. Le regard calculateur de l’homme sur sa personne augmenta son malaise. L’étau revenait. Sa gorge se bloquait de nouveau. Une pression discrète de la main de son époux sur la sienne le détendit un peu. Bientôt, le large dos de Shun s’interposait entre le regard insistant du gradé et lui.

- Je vais l’emmener se rafraîchir, et nous vous rejoindrons pour l’Ouverture. Si vous le voulez bien.

- Faites faites. Il est important qu’il soit en bonne forme pour le Voyage.

Son époux glissa son bras sous le sien, et, sans lui laisser la possibilité de protester, il le fit rentrer dans le bâtiment. Les couloirs défilèrent rapidement au rythme de leurs pas précipités, et ils débouchèrent bientôt dans une salle petite mais chaleureuse. Là, après avoir fermé la porte, Shun le prit enfin dans ses bras…

Alors les défenses de Takeo cédèrent. Les larmes se mirent à couler sur ses joues, des sanglots de terreur secouant ses épaules sans qu’il puisse les retenir. Shun se mit à lui caresser les cheveux et le dos à gestes maladroits mais doux.

- Je suis désolé. Ils m’ont retenus. (il le serra plus fort) Je suis là maintenant. Ça va aller…

Il continua ainsi un moment, jusqu’à ce que Takeo se calme. La respiration de son époux s’apaisa petit à petit, ses épaules se détendirent, la tension dans son corps se dissipa petit à petit, et enfin, il redressa le visage. Ses yeux bruns étaient rougis, sa mine défaite et ses kimonos chiffonnés…

Le cœur de Shun fit un petit bond dans sa poitrine. Il le trouvait beau.

- Je suis désolé. J’ai…

Le jeune homme n’alla pas plus loin dans sa phrase : les lèvres de son mari s’étaient déposées avec douceur sur les siennes. Le baiser qu’ils échangèrent fut très doux, plein de tout ce que Shun n’arrivait pas à lui dire. Et cela suffit pour finir à le calmer.

Doucement, le militaire pris le visage de Takeo dans ses mains et mis fin au baiser.

Leurs regards se croisèrent.

- Nous allons devoir y retourner. Mais je ne te quitte pas, d’accord ? Je serai avec toi tout le temps. Nous passerons en derniers, il n’y aura personne pour nous voir arriver.

Le jeune noble hocha légèrement la tête.

Il avait peur.

Non.

Il était terrifié.

Mais ça irait. Shun était avec lui. Il venait de le lui promettre, il ne le quitterait pas. Les mains de son époux quittèrent son visage.

- Il y a une petite salle d’eau derrière cette porte. Va te rafraîchir.

Docile, le jeune homme passa dans l’autre pièce. Là, il pris soin d’efface toutes traces de sa détresse, soignant son apparence jusqu’à avoir la même que d’ordinaire. Il aurait fallut être ses frères, ou son mari, pour deviner que quelques minutes plus tôt il pleurait à chaudes larmes. Son nécessaire de maquillage rangé, il rejoignit son époux qui l’attendait. Il lui adressa un pauvre sourire, et il fut récompensé par une brève étreinte qui lui redonna courage.

- Viens. Il est temps.

Takeo hocha la tête et s’appliqua à faire bonne figure : il n’était pas prêt, mais il n’avait pas le choix…

Les deux hommes sortirent de la pièce. Le garde du corps de Takeo, qui les avait suivit puis attendu devant la porte, leur emboîta le pas en silence, le visage sombre. Cette situation ne lui convenait pas du tout, bien qu’il n’ai pas son mot à dire. Il s’inquiétait pour le jeune seigneur Ichijô. Silencieux, ils attendirent un moment derrière l’épaisse porte isolant la base du hangar, le temps que l’Ouverture se referme et que la zone soit de nouveau sûre, puis accédèrent enfin à la pièce qui s’était vidée durant leur absence. Il ne restait plus, le long du mur, qu’une femme et les trois officiers rencontrés un peu plus tôt. Maintenant qu’il ne paniquait plus, Takeo pu remettre des noms sur les visages tournés vers eux. Il y avait Okada-san, le supérieur direct de son époux sur Terre, Arai-san, l’homologue de Shun sur Torii, et enfin Naoe-san, le supérieur de son mari sur la Plateforme. Gêné par son éclat précédent, le jeune homme s’inclina de nouveau, plus légèrement cette fois, et murmura encore une fois des excuses que Okada balaya d’un geste de la main.

- Nous étions au courant de la fragilité de vos nerfs. Ne vous excusez pas… la plupart des gens confrontés à la Porte pour la première fois s’évanouissent purement et simplement. Votre réaction est loin d’être excessive surtout vu votre… condition…

Le jeune homme se détendit un peu, même s’il se sentait rougir. Si le supérieur direct de Shun ne le jugeait pas, alors ce dernier n’aurait pas de blâme à cause de sa conduite. Son compagnon lui pressa discrètement la main, achevant de le réconforter.

« Votre attention Voyageurs. Restez près des murs. Ouverture de la Porte dans 10 secondes. »

Aussitôt, l’angoisse revint et Takeo se nicha contre son mari, oubliant les bonnes manières comme les apparences. Contrairement à sa crainte, son époux ne le repoussa pas, et passa même un bras autour de sa taille pour le serrer contre lui.

Dans le hangar, les artefacts bourdonnaient. De légers arcs électriques se mirent à crépiter entre les différents éléments de la Porte, jusqu’à devenir des éclairs, puis des ponts crépitants, hérissant les poils sur les bras et les cheveux sur la nuque. Au centre de la Porte, la réalité sembla se tordre. Les distances se brouillèrent. L’air devint extrêmement sec, remplissant de larmes les yeux noirs de Takeo.

Son corps entier lui faisait mal. Jusqu’à ses ongles qui lui donnaient l’impression d’avoir été criblés d’aiguilles. Retenant un gémissement, il dissimula son visage contre l’épaule de Shun, ne s’apaisant un peu que lorsque ce dernier déposa une main légère dans ses cheveux. Un bourdonnement insupportable lui déchirait les tympans, l’empêchant d’entendre ce qui se disait autour de lui. De nouveau, des chocs électriques remontèrent le long de sa colonne vertébrale, lui donnant affreusement mal au crâne.

- Époux ? Époux ? Takeo !!

Il prit conscience de la main fraîche de Shun sur son visage en même temps que du gémissement douloureux qui grondait au creux de sa poitrine. Kami… il se donnait de nouveau en spectacle. La main de son compagnon se referma doucement sur sa nuque.

- Takeo. Regarde-moi.

La voix de son compagnon était inhabituellement douce (non pas qu’il ai l’habitude d’être brusque, mais en public, il faisait rarement montre d’affection) et le jeune homme dû se faire violence pour s’écarter, raidit par la douleur, afin de pouvoir le regarder. Le visage de son compagnon était grave, et l’inquiétude pouvait se lire dans ses yeux. Cela le toucha sans pour autant le rassurer.

- Ça va aller. Mes supérieurs sont partis. J’ai fais partir ton garde du corps. Il n’y a plus personne. Viens.

Le jeune homme se laissa guider, les yeux tellement emplis de larmes qu’il ne parvenait presque pas à voir devant lui. Arrivé près de la porte, Shun laissa doucement glisser ses mains sur lui, le débarrassant de son manteau aux boutons arrachés, puis de son haori officiel. Takeo frissonna.

- Shun…

- Je sais.

Les mains de son époux encadrèrent de nouveau son visage, essuyant ses larmes d’un doux revers de pouce, et ses lèvres se posèrent sur les siennes.

- Est-ce vraiment obligatoire ?

- Tu sais bien que oui.

- Mais…

- Takeo… ils ont besoin de voir la transformation. De s’assurer que tu n’es pas corrompu, et que les sceaux se posent bien sur ta peau.

Un frisson de répulsion secoua les épaules du jeune homme, et Shun le serra contre lui. La situation avait du bon pour cela au moins…

- Ça ne me plaît pas plus qu’a toi. Mais c’est la procédure.

- Et si… si ça ne marche pas ?…

Shun eu un sourire profondément désolé.

- Ça fonctionnera. Tu montres déjà les premiers symptômes.

La main calleuse de Shun ramena en avant une mèche des cheveux de son époux. Ce dernier les portait longs, à la fois parce qu’il appréciait de les sentir couler sur son dos, et à la fois parce que dans sa lignée, c’était ainsi qu’une épouse se devait de les porter. Entre les doigts du militaire, la pointe des soyeux cheveux noirs se teintait d’une brillante couleur de cuivre. Les iris bruns du jeune homme, maintenant pailletés de vert, s’agrandirent d’horreur.

- Est-ce que ça va rester ?! Quand on rentrera, est-ce qu’ils auront toujours cette couleur ? Partout ?!

- … J’en ai peur.

Bêtement, cette idée traumatisa beaucoup plus Takeo que la perspective de changer d’univers. Qu’allaient dire les voisins ? Et sa famille ? Kami, il allait passer pour un délinquant ! On allait lui retirer la charge de ses frères !! C’était…

- TAKEO !

Il sursauta, la frayeur du cri arrêtant son début d’hyperventilation.

- Calme-toi. On pourra toujours les teindre au retour à la maison. Personne ne nous enlèvera les enfants, d’accord ?

Le jeune noble hocha piteusement la tête et laissa son compagnon achever de le dévêtir. Frissonnant de froid dans son sous-vêtement traditionnel, honteux de s’exposer ainsi, il se laissa piloter jusqu’au seuil de la Porte, puisant autant de courage que possible dans le contact des mains de Shun sur ses épaules.

- Allons-y.

Takeo hocha la tête, pris une profonde inspiration, puis fit un pas en avant.

La réalité se déchira autour d’eux.

Une seconde auparavant ils étaient sur Terre, dans un hangar souterrain appartement à l’armée, et la seconde d’après, ils se trouvaient d’ailleurs. Sur la Plateforme. Dans la ville de Torii. Et la douleur explosait.

Avec un hurlement bestial, Takeo s’écroula sur le sol, le corps secoué de convulsions violentes : la magie se ruait dans ses veines et le long de ses nerfs, ravgeant tout sur son passage, recombinant son ADN, modifiant une partie de son cerveau, la couleur de ses yeux, de ses cheveux, ainsi que celle de sa peau. Le noir soyeux devint roux, le brun sombre devint vert, la peau pâle se teinta d’ambre mate…. Et la zone d’arrivée sombra dans le chaos. Shun criat, appelant à l’aide, les militaires s’agitaient dans tous les sens, tentant de stabiliser la Porte dont les artefacts devenaient fous à cause de la présence du Sculpteur, et Takeo hurlait. Hurlait à s’en briser les cordes vocales…

L’intégralité des informations de la Plateforme se gravait à l’intérieur de son crâne, des larmes de sang s’écoulaient de ses yeux qui se mettaient brusquement à Voir… Voir la nature profonde es choses, le Nom de ces dernières, mais aussi des Gens. Ils Voyaient les différents voiles des Mondes, et le cerveau terrien de Takeo peinait à suivre. Son corps entier lui semblait être frotté au papier de verre, et lorsque le contact d’une couverture sur sa peau aux nerfs à vifs redoubla sa souffrance… et provoqua son premier acte de magie.

D’un Mot, il réduisit la couverture à l’état de poussière et Transforma le sol, le faisant se dresser autour de lui et de Shun pour les isoler des autres présences et du bruit. Presque aussitôt, une autre puissance s’attaqua à la sienne, tentant de la détruire, augmentant la douleur de Takeo au point qu’il… voyagea.

Lorsque les Néants et les militaires de Torii parvinrent à détruire la boîte, Takeo comme Shun n’étaient plus là.

Takeo Ichijô – Torii / Face Japonaise

La pièce était plongée dans le silence.

Un silence épais, ouaté, comme si le monde était couvert de neige.

Shun tenait son époux contre lui, ses mains légèrement tremblantes nettoyant doucement le visage de Takeo du sang dont il était maculé. Le sang s’était écoulé de son nez, ses oreilles et ses yeux, ses lèvres étaient fendues à force d’avoir été mordues, et il était quasiment sûr que les cordes vocales de son compagnon s’étaient déchirées.

Il était en colère.

Terriblement. En colère.

On l’avait prévenu que la transformation serait douloureuse… mais il ne s’était pas attendu à… à ça.

Lorsque Takeo s’était mis à hurler, il avait cru que son coeur le lâchait. Bousculant les hommes présents, il s’était précipité vers lui, n’hésitant pas à utiliser la force pour écarter le personnel qui se ruait sur le nouveau Sculpteurs.

Ils lui avaient jurés qu’ils seraient seuls à l’arrivé.

Et pourtant la salle était comble.

Il avait tout juste eu le temps d’identifier quelques officiels avaient que son époux ne s’écroule, en proie à une douleur sans nom. Il avait vu le monde autour de lui vaciller alors que la Plateforme accueillait son premier Sculpteur mâle depuis près de 30 ans, les réalités s’étaient brusquement superposées, la Tour entière avait semblé vaciller sur ses bases, puis le temps s’était mis à se fractionner, se figeant de façon anarchique, découpant la scène comme sous la lumière d’un stroboscope.

Jusqu’à ce qu’il entre en contact avec Takeo.

Et qu’un imbécile jette une couverture sur ce dernier.

La téléportation les avait conduit directement dans cette pièce insonorisée située tout en haut de la Tour, le plus loin possible de la Plateforme. Quelques semaines plus tôt, Naoe-san lui avait expliqué que cet endroit était spécialement conçu pour attirer les Sculpteurs en crise : pas un bruit, des matières douces, légères, de l’eau à volonté et l’impossibilité pour quiconque d’entrer ou de sortir si le Sculpteur ne le souhaitait pas.

Un véritable refuge.

Une cage aussi.

Ici, personne n’était mis en danger par le formidable talent de son époux.

Voir le Vrai Nom des choses.

Pire. Le Vrai Nom des gens.

Manié avec douceur, un linge frais passa doucement sur le visage de Takeo, puis sur son cou, rafraîchissant sa nuque, puis son torse couvert de sueur.

Le jeune homme remua.

- Doucement…

D’un geste tendre, il repoussa les mèches d’un profond roux cuivre qui encadraient à présent le visage de son époux. La couleur des Sculpteurs… personne, sur la Plateforme, n’avait cette teinte de cheveux. C’était à la fois un oriflamme et une condamnation.

- Shun…

- Je suis là. Je ne te lâche pas.

Le jeune homme ouvrit les paupières, dévoilant des iris d’un vert profond pailletés d’or et de légers éclats ambrés. Ils étaient magnifiques… mais aussi profondément… perturbants. Shun avait l’impression d’être regardé par un autre.

- Là. Tout vas bien…

- Tu…

La voix de son époux était rauque, voilée… probablement à jamais brisée.

Le militaire sentit son coeur se serrer avec violence.

Il s’en voulait de lui avoir infligé tant de souffrances.

- Ton nom… pourquoi… pourquoi ton nom…

Le jeune homme tendit la main dans le vide comme pour effleurer quelque chose. Son regard était trouble, fixé sur un pan de la réalité qu’il était le seul à pouvoir voir.

- Shikata… ?

Shun frissonna. Entendre son Vrai Nom, prononcé par cette voix rauque, le remuait plus que nécessaire.

- C’est moi. C’est mon Vrai Nom.

- Ton Vrai Nom…

Les doigts de Shun coururent sur le visage de Takeo en une douce caresse.

- Mon Vrai Nom. Si tu l’utilise, je serai obligé de faire tout ce que tu diras ensuite. C’est la base de la magie commune. Tu as tout pouvoir ici.

- Je ne veux pas…

La caresse se mua en étreinte. Les lèvres de Shun-Shikata se posèrent sur celles, meurtries, de Takeo.

- Je sais… je suis tellement désolé…

Il pouvait sentir son mari trembler dans ses bras, de nouveau au bord des larmes.

- Je veux rentrer.

- Nous ne pouvons pas.

- S’il te plaît…

- Takeo. C’est impossible.

- Est-ce que… je suis censé… avoir tout pouvoir…

De nouveau, la poitrine du militaire lui donna l’impression d’être compressée par un étau.

- Le Devoir.

Le nez dans l’épaule de son mari, le jeune homme se laissa aller à pleurer. Il ne voulait pas… il avait mal, il avait peur, il se sentait horrible… et il voulait rentrer. Il voulait être chez eux, loin de tout ça. Mais ils ne pouvaient pas… s’il fuyait, il mettrait son époux dans une situation délicate… il salirait leur nom… jetterai le déshonneur sur leur famille… il ne se le pardonnerait jamais.

- Et rester ici ?

- Aussi longtemps que tu voudras…

L’éternité, s’il s’était écouté. Mais ils n’en avaient pas le droit…

- Jusqu’à demain.

Shun le serra un peu plus fort. Il savait a quel point tout ça l’éprouvait… le voir faire montre d’autant de courage le remplissait d’amour et de respect.

- D’accord. Je resterai avec toi.

Takeo hocha tout doucement la tête, sans cesser de pleurer en silence. Au moins Shun était avec lui… il pourrait survivre à tout ça. Oui. Sûrement.

Ô Kami, il était terrifié…

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