Femme au Foyer (nouvelle)

Notes de l’auteur : cette nouvelle comporte des scènes susceptibles de choquer. Nous avons tenté d’en repérer les principales thématiques sensibles ci-dessous. Attention : la liste suivante peuvent bien entendu divulguer certaines surprises contenues dans l'intrigue.

Avortement (mentions), cruauté envers enfants, esclavage (mentions), gros mots (insultes genrées), gore (descriptions de blessures), horreur corporelle, insectes, meurtre (mentions), mort (mentions), piqûres, torture (mentions), viol (mentions), violences physiques.

Ce que Cal remarque aussitôt en arrivant à Virgade, c’est cette étrange souche de cheminée qui fume mieux que les autres. Il suffit d’une torche pour l’apercevoir : du haut de la butte boisée, une sente dégringole jusqu’au rebord des Falaises Jaunes… Cal, perchée sur son cheval, compte sur ce plateau rocheux cent toits d’ardoise qui bravent les bourrasques de l’automne. De gros nuages d’orage ont fait tomber la nuit quelques heures trop tôt.

C’est une demeure éloignée, la plus proche du précipice, qui a attiré l’attention de Cal. Sa colonne de vapeur filandreuse s’en échappe d’un seul tenant et perce le ciel noir ; blanche, et bien trop droite pour un temps pareil. Car le vent fait plier sous son poids les émanations de toutes les habitations voisines…

Cal pousse un soupir de soulagement ; non, ce feu n’a rien de naturel… Ainsi, elle se trouverait au bon endroit… Cette étape de sa quête s’achève enfin.

Elle refait claquer les rênes de sa monture et s’élance, sans s’arrêter à l’auberge de Maître Brassard. Toute à sa mission, elle poursuit son boueux trajet jusqu’à cette étrange demeure qui semble défier l’horrible climat pluve… Son cheval, déjà frigorifié, devra patienter quelques heures avant de se réchauffer à l’écurie. Cal a voyagé des mois durant, par terre et par mer, pour retrouver le grand convent des Sceau et lui demander audience ; l’idée de retarder cette rencontre l’insupporte. Elle démonte, attache l’animal à l’arceau d’une barrière blanche : l’orme, dans le jardin, l’abritera pour un temps. Le cache-nez de Cal, détaché, libère un air moite qui blanchit le vide avant de disparaître. Quelques gouttes célestes en profitent pour fouetter ses joues, rougies par les épaisseurs de laines. Heureusement, elle a investi dans un pardessus pluve en cuir rembourré, aussi chaud qu’imperméable. La moitié de l’après-midi n’est pas passée que Cal se sent déjà ratiboisée. Cette bruine ! Ne s’arrêtera-t-elle donc jamais ? Les jungles de sa Fortège natale ne lui ont jamais paru aussi poisseuses. Même sa petite Livie, qui n’aime rien tant que sauter dans les flaques, déchanterait face à un crachin pareil.

Face au perron, cependant, Cal hésite. À quoi ressemble-t-elle, au juste ? Elle se rappelle soudain qu’elle n’a rien apporté pour s’apprêter : ni fard à paupières, ni coiffe, ni parfum. Avec ses bottes crasseuses, sa large sacoche et ses cheveux en bataille, elle ressemble à un bandit de grand chemin. Ses défunts parents se désoleraient de la voir ainsi… Mais tant pis ; en un an de pérégrinations, Cal a changé de peau en même temps que de pays. Elle n’a plus de maison, plus de mari, plus de patrie… Alors pourquoi ces faux-semblants ? Quand on a embarqué clandestinement sur le navire du Doge d’Arapède, combattu les pirates de l’Île Tabatière, floué les douaniers de Précipe… on peut bien affronter le jugement d’une sorcière.

Cal fait sonner la cloche de l’habitation et patiente. Une enseigne défraîchie grince, malmenée par le vent comme un instrument mal accordé. Cal peut y lire en lettres d’émeraude : « Maison Sceau : chandelles & savons ». Quelqu’un se dirige vers l’entrée…

La femme brune qui entrouvre l’œil-de-bœuf semble aussi exténuée qu’elle, et du même âge mûr ; les deux rombières échangent des saluts anxieux. Seules les particularités physiques de leurs races respectives les séparent ; les yeux des Pluves sont moins bridés, leur teint rougeâtre. Cal décide de prendre ces similarités comme un signe du destin, et épelle dans un ondéen péremptoire la phrase codée que son aïeule, jadis, lui avait enseignée :

« J’en appelle à Iseult, Ishtar, Isis, la Trismégiste, Celle dont les Noms se Murmurent dans les Abysses, pour implorer l’aide du Grand Convent de Virgade…

— Voilà peut-être un demi-siècle que personne n’avait prononcé ces mots », rouspète la Pluve qui décroche néanmoins le loquet et actionne la bobinette pour la laisser rentrer.

Cal s’essuie les pieds. Le froid qu’elle s’était efforcée d’ignorer se rappelle à elle. En se frottant les bras, elle étudie cet atelier de chandellerie où on vient de l’introduire et cherche la source de fumée suspecte qu’elle avait repérée au-dehors… Cela ne lui prend guère de temps : un chaudron bouillonne dans la cheminée en basalte. La dame débarrasse son hôte de son pardessus ruisselant, qu’elle accroche poliment à une patère. Quant à la sacoche, Cal préfère la garder sur elle.

Soudain, à l’autre bout de la demeure, une voix indignée et enfantine braille :

« M’MAAAN. Isauror, il a gribouillé sur TOUT MON DESSIN !

— Je suis occupée, s’irrite celle que Cal suppose être sa mère en refermant la porte. Il faudrait apprendre à régler tes problèmes tout seul, Alphée ! C’est toi l’aîné !

— Mais M’maan ! Il écoute PAS !

— Alors sois plus convaincant ! Débrouille-toi ! »

D’une voix plus douce, Palmyre reporte son attention sur Cal et murmure deux mots en guise d’excuses : « des jumeaux. » Comme si cela suffisait à tout expliquer. Elle arbore ce genre d’expression pincée et faussement gênée dont les parents ont le secret. Un sourire qui semble signifier : « ce sont d’abominables morveux, mais ce sont les miens… Critique la manière dont je les éduque, et je te dévisse le crâne. »

Cal se contente de hocher la tête ; depuis un an, les ambiances familiales la mettent mal à l’aise. Elle s’en tient aussi éloignée que possible.

L’odeur acidulée et âcre du chaudron s’agglutine à chaque breloque de la pièce confinée ; des cierges, mais aussi quelques savons… et des sceaux à cacheter, bien sûr. Les légendes qui entourent les sorcières du clan des Sceau ont bercé l’enfance de Cal ; aussi elle s’imaginait que leur nom faisait référence, par métaphore, à un genre de talisman. Pas à leur profession. Est-ce de la cire qui mijote dans ce grand pot en fonte ? Les flammes de l’âtre gigantesque constituent l’unique source de lumière dans cet intérieur… Chaque bibelot projette sur les murs une ombre démesurée, et leurs contours déformés y dessinent des silhouettes monstrueuses. La bonne femme, qui retourne déjà à son fourneau, s’impatiente :

« Alors, on prend racine ? Fais-moi ta demande… J’ai encore beaucoup de ménage à faire. »

Cal frisonne de plus belle ; dans cette semi-pénombre, son hôtesse a quelque chose d’inquiétant. Avec cet énorme nez crochu au milieu de son visage et ces hardes sombres, les termes « oiseau de mauvais augure » ou « harpie » viennent naturellement à l’esprit. Ses longs cheveux noirs et raides accentuent la forme circonflexe et hiératique de ses sourcils. Mal à l’aise, Cal émet une requête dont elle redoute déjà la réponse :

« Mes hommages, ô magicienne… Et merci de m’avoir accueillie en ta demeure. Je m’appelle Calpurnia Battelac. Daigne, s-il-te-plaît, m’accorder une audience avec la grandissime Hérodiade Sceau.

— Hérodiade ? L’est morte depuis trente ans, lâche l’occupante du logis. Je suis sa fille, Palmyre.

— Ah. Mes condoléances pour cette perte terrible… Les nouvelles ne circulent pas vite, dans mon pays. Qui est donc la nouvelle suzeraine du Grand Convent de Virgade ?

— Mais quelle question, s’offense ladite Palmyre. Moi ! Bon, assieds-toi. »

Cal s’inquiète : doit-elle croire à l’efficacité de cette prétendue sorcière ? Celle-ci ne rappelle en rien l’histoire que l’aïeule du village lui racontait pratiquement chaque soir… « Le rapt d’Harsiesi ». Dans ce conte de fée fortégien, la grandissime Asasé avait volé à la lune quelques-uns de ses rayons pour se broder une robe diaphane et argentée, et la sertir d’étoiles… Le Dieu-Lune, revanchard, lui avait ensuite enlevé ce qu’elle avait de plus cher : son fils, Harsiesi. Mais Asasé Sceau, déterminée, avait déchiré son vêtement pour en faire un lasso magique. Ainsi elle était parvenue à rattraper au vol son enfant, pour l’aider à redescendre sur Terre. Les restes du cordon, oubliés dans le ciel, avaient plus tard formé la Voie Lactée…

Palmyre, elle, porte un pantalon taché en toile de jute et une chemise informe. Une fourchette aux piques cassées maintient son chignon en place.

La femme s’approche du chaudron, y remplit à la louche un bol. Solennellement, elle tend ce liquide opaque et clapotant à Cal. Cette dernière accepte la mixture blanchâtre avec des doigts précautionneux, et pas seulement par crainte de se brûler. Elle n’est pas dupe ; la magicienne entend l’envoûter, par le biais d’un philtre, pour s’assurer qu’elle ne la trahisse pas. C’est de bonne guerre. Mais si Cal doit rester inconsciente plusieurs heures, mieux vaudrait qu’elle règle certaines affaires auparavant… Aussi, elle s’enquiert :

« Veuillez d’avance m’excuser si ma question paraît impertinente, ô grandissime Palmyre, mais, heu… Que m’arrivera-t-il lorsque je boirai cette potion ?

— Rien, s’esclaffe la sorcière. C’est de la soupe ! Pour les petits… Tu grelottes, ma pauvre !

— Ah… Merci. »

Cal est presque déçue. Mais elle soupçonne tout de même qu’un symbole ésotérique se cache derrière ce présent… Dans son pays natal, le rituel de l’hospitalité est le plus sacré qui soit : accepter la nourriture d’une maisonnée, c’est s’astreindre à certains devoirs envers ses hôtes. Ceux qui violent ces interdits sont soumis aux pires tourments dans les flammes de l’Enfer… La tradition doit également s’appliquer en Pluvède, ou en tous les cas dans le milieu des sorciers de ce pays.

« Tu as beaucoup de chance, pérore Palmyre. Cette marmite est un vieil objet magique, très puissant… Consommer un met préparé en son sein est un privilège réservé aux plus méritants. Le légendaire Pot-Étalon, à en croire mes ancêtres. Ta mère-grand t’a enseigné le mythe du Pot-Étalon, j’imagine ?

— Pas du tout », répond machinalement Cal.

Mais lorsqu’une seconde de vexation assombrit le visage de son interlocutrice, elle se maudit aussitôt et se rattrape :

« Enfin, heu… Ce doit être une légende pluve.

— Assurément, se rengorge l’occultiste. Puisque tu dois le savoir, c’est tout simplement le premier pot jamais forgé, rien que ça ! C’est donc l’aîné des chaudrons, leur roi… Les potions qu’on prépare dans cet artefact sont les plus efficaces de toutes ! C’est qu’il a autorité et préséance sur toutes les marmites de la Terre… Aucun de ses sujets n’oserait lui voler la vedette. On dit qu’il communique avec chacun d’eux, et qu’il gouverne de loin tous les fourneaux. »

Cal ignore quel crédit il faut accorder à ces affirmations… quoique la fumée produite par cette marmite n’obéit pas aux lois naturelles. Un peu rassurée quant aux compétences de Palmyre, et somme toute contente de se réchauffer, elle approche ses lèvres du potage.

Sitôt qu’elle aspire la mixture, cependant, elle grimace. L’odeur vaguement piquante aurait dû lui mettre la puce à l’oreille. Cal a parfois dû tolérer certaines nourritures immondes durant son périple, et n’a pas fait bonne chère depuis des mois ; mais on n’est jamais sûre d’avoir vu le pire. Cette substance, sa petite Livie l’aurait recrachée direct.

« Ma recette personnelle, sourit Palmyre avec fierté. Topinambours, radis, rutabagas, navets et salsifis. Pas mauvais, hein ? »

Certes, mais ce n’est pas bon pour autant. En fait, ça n’a absolument aucun goût…. C’est un exploit, un véritable affront aux papilles. Palmyre est la plus fade cuisinière de la planète ; et comme toutes les véritables incompétentes, elle ne s’en rend pas compte.

« Je n’ai jamais rien savouré de pareil », improvise Cal en reprenant une gorgée de cette eau chaude.

Si Palmyre a détecté son sarcasme, elle n’en laisse rien paraître.

Cal repense aux oignons sauvages de son village, au ragoût qu’elle faisait mijoter chaque soir dans cette hutte qu’elle avait construit avec son mari Quintus. Elle adorait la cuisine, leur petite Livie… Toujours à lécher la cuillère en cachette, avec son adorable frimousse ! Même dans les périodes de disette, elles avaient toujours trouvé le moyen d’agrémenter l’ordinaire : anis, thym, sassafras… et toujours un peu d’harissa. Cal mettait un point d’honneur à transmettre à Livie les recettes de sa grand-mère. Leur soupe n’était pas toujours bien épaisse ; mais au moins, elle avait une saveur.

À ce moment, à l’étage, retentit une seconde voix puérile :

« M’MAAAN ! Alphée, il m’a TAPÉ DESSUUUS !

— Arrête de rapporter, crie la maîtresse des lieux dans cette direction. Je t’ai déjà dit cent fois que personne n’aime les balances, Isauror !

— Mais M’maaan ! Tu vas pas le punir ?

— Bien sûr que si, ce n’est pas la question ! Maintenant laisse-moi tranquille, j’ai une cliente. Enfin… une invitée.

— Je fais quoiii, alooors ?

— Et bien tu n’as qu’à le taper pareil, je ne sais pas !

— Madame, intervient Cal dont la patience fond de seconde en seconde. Nous devrions peut-être nous isoler pour, heu… ne pas déranger vos jumeaux ?

— Ça me fera des vacances », acquiesce sans difficulté Palmyre qui s’en va claquer la porte de l’étage.

Ensuite elles prennent place dans deux bergères au coin de l’âtre. Tandis que la magicienne remue les braises d’une pique, celle-ci s’étonne :

« Ton ondéen a quelque chose de râpeux. Cet accent… fortégien, je crois ?

— Des marais du Noirlac, oui. Beaucoup de colporteurs étrangers préfèrent y passer pour éviter la douane du détroit chryséen… Mon mari et moi-même sommes… enfin, étions bateliers. À force de discuter avec les gens de votre pays, nous avons appris votre langue.

— Ma parole ! Tu nous arrives de l’autre bout du monde…

— Votre clan aussi, rappelle Cal. Il y a deux-cents ans, ce sont mes ancêtres qui vous embarqués sur leurs barges. Ils fuyaient les bûchers. Vous n’avez plus jamais mis les pieds en Fortège… Mais encore aujourd’hui on se souvient des prodiges de votre Grand Convent ! Malgré l’éloignement, nous avons gardé vos secrets… Nous nous considérons toujours comme vos obligés.

— Moui, maugrée Palmyre. Des barges, dis-tu ? Ça me rappelle vaguement quelque chose. »

L’enchanteresse n’a pas l’air dupe ; si Cal lui fait cette leçon d’Histoire, c’est pour lui rappeler ses propres devoirs. Sauver la vie d’un clan de sorciers n’a rien d’anodin… Cette dette symbolique a un caractère sacré, et se transmet aux descendants de l’un et l’autre camp. Tant que Cal émet une requête raisonnable, Palmyre ne saurait la refuser de but en blanc… À moins de ruiner sa réputation dans le monde des esprits, car tout s’y sait.

Cal la tient, c’est maintenant ou jamais. Elle se lance enfin :

« J’aurais besoin que vous me trouviez quelqu’un.

— Prends la première à droite en sortant, se gausse Palmyre. Tu trouveras la taverne de Maître Brassard… Il y a là quelques jeunes veufs esseulés qui ne te jetteront pas du lit.

— Je suis mariée, s’indigne aussitôt Cal.

— Et alors ? Moi aussi, se plaint la rombière. Ça ne veut rien dire. Un bon conseil : si tu dois reprendre un époux, évite les marins. Le mien n’est jamais là. Tous ces voyages au long cours… “Une femme dans chaque port ”, qu’on m’avait dit : “tu seras la reine des cocues.” Si seulement ! Fidèle comme un chien, mon Hubert… Et têtu, avec ça. Il pêche des semaines durant… Et moi, dans tout ça ? Je me morfonds, et ma couche reste froide. Si au moins il me trompait, je pourrais prendre un amant sans me déshonorer ! Avec sa fierté mal placée, Hubert me pousse au crime… pour que je faute la première et passe pour une dévergondée ! Mais je ne me laisserai pas manipuler si facilement, oh que non ! Tu n’es pas d’accord ? »

Cal n’a dignifié cette complainte d’aucune réaction. Ce n’est pas très urbain de sa part, mais elle n’a ni bravé les éléments ni passé la frontière pour échanger des ragots. Un peu honteuse, la matriarche ramasse son châle contre elle et toussote :

« Pardon. Je n’ai pas grand-monde avec qui discuter, en ce moment, et… Bref. De quoi parlions-nous, déjà ?

— J’aurais besoin que vous localisiez quelqu’un pour moi, éclaircit Cal. Avec votre magie.

— Non. »

Palmyre n’a pas élevé la voix, cette fois-ci. Ses prunelles, intraitables, contemplent sa visiteuse avec une souveraine indifférence. Cal sent son estomac se nouer, et bégaye :

« C-Comment ça, n-non ?

— Tu m’as très bien entendue. Je peux exaucer toutes sortes de vœux… Mais je ne révélerai en aucun cas la cachette d’un individu, même à la descendante d’un peuple qui a protégé ma famille.

— M-Mais enfin ! Je ne c-comprends pas…

— Mes ancêtres ont été torturées par la noyade, emprisonnées, brûlées vives. Encore aujourd’hui, le Comité de Salut Public déploie ses espions pour nous traquer. Nous sommes des fugitives, des parias. La discrétion est notre seule armure. Alors, avec ce douloureux passif… Nous, les Sceau, nous avons toujours ressenti une certaine solidarité à l’égard des clandestins. Lorsque quelqu’un ne veut pas être trouvé, c’est souvent pour une bonne raison. Je me fiche de qui tu cherches, mais je ne prendrai pas le risque que tu lui fasses du mal… ou le mettes en danger par ton inconséquence.

— Certaines personnes veulent qu’on les retrouve ! »

Cal s’est relevée tout en criant ces mots. Face à cet éclat, son interlocutrice sursaute. Voilà, c’est fichu. Palmyre va la prendre pour une demeurée… Alors Cal porte ses mains à son visage, tente de contrôler ses émotions ; trop tard, hélas. Sa bouche articule d’elle-même :

« Ma fille. Ma Livie… Je ne sais pas où elle… Perdue. Je l’ai perdue. Ma faute… C’était ma faute. J’avais le dos tourné, et… Je ne sais pas qui l’a enlevée, vous comprenez ? J’ignore qui la… qui la “possède”, en ce moment. Vous parlez d’aider les opprimés, mais vous êtes aussi une mère, non ? Vous comprenez ces choses-là. Il faut que je la retrouve… avec votre lasso d’argent étoilé ! Comme votre ancêtre Asasé, lorsqu’elle a secouru son fils Harsiesi !

— Isis, la corrige Palmyre. C’était Isis Sceau, dans le conte que me racontait ma mère… Et l’enfant s’appelait Horus.

— Peu importe, explose Cal. C’est clairement la même histoire, non ?

— Heu… Probablement, oui. »

D’un air embarrassé, Palmyre se gratte le crâne. Cal, tout en reniflant, lui adresse son regard le plus pitoyable. Son interlocutrice soupire alors :

« J’avais huit ans lorsque Maman… pardon, lorsque la grandissime Palmyre nous a quittés. Alors, forcément, elle n’a pas eu le temps de parfaire mon éducation occulte. Bon… Je ne vais tout de même pas te laisser sur la paille. Dis-moi plutôt comment ce malheur t’est arrivé ? »

Satisfaite de ce sursis, Cal demeure néanmoins trop nerveuse pour se rasseoir. Elle doit par tous les moyens attiser l’intérêt de cette sorcière ; plutôt que de la faire culpabiliser… Non, une chose à la fois. Elle doit se râcler la gorge, se remémorer ce discours qu’elle a répété mille fois, au fil de sa quête. Tout en s’appuyant au manteau de la cheminée, Cal entame son récit :

« Êtes-vous au courant de ce qui se passe en Fortège ?

— J’avoue ne pas m’être tenue au courant des évolutions de la dernière guerre…

— Pas la peine de vous excuser, c’est plus ou moins la même depuis cent cinquante ans. Sauf que cette fois-ci mon village, Paltuve, s’est retrouvé pile sur la zone de front entre les soldats de Pèbre et d’Arapède. D’ordinaire, c’est un comptoir assez tranquille… vu que les étrangers ne résistent pas à la piqûre des mouchetiques qui infestent nos jungles.

— “Moustiques”, tu veux dire ?

— Non, non, “mouchetiques”. Des tiques volantes., qui vous filent des secousses en même temps qu’elles vous empoisonnent…

— Charmant, grimace Palmyre.

— Je ne vous le fais pas dire. Autant dire que c’est une région ingrate, personne n’en veut… Alors, même si nous obéissons nommément à la cité d’Arapède, ça n’a jamais été que de très loin. »

Cal marque un temps. Pas d’interruption de la part de Palmyre ; celle-ci, peut-être par instinct, a croisé les mains contre son ventre. S’en rend-t-elle compte ?

« Je ne sais pas comment ils ont fait, continue Cal. Mais des savants havragnols ont trouvé un traitement contre la fièvre des marais, récemment… Et ils l’ont vendu aux Pébriens. Ça nous a pris de court. Des soldats du Doge d’Arapède sont venus au village pour réquisitionner des vivres… Ils étaient armés jusqu’aux dents, on ne pouvait pas refuser. C’est là qu’ils ont nous appris que l’armée pébrienne était à nos portes. Comme nous avions pris parti avec ce ravitaillement, c’était une question d’heure avant que les soldats ennemis rayent notre village de la carte…

— Et vous avez fui ?

— C’est ce que certains d’entre nous ont proposé, au départ… Mais Quintus pensait aussi à l’après.

— Quintus ?

— Quintus, mon époux. On ne se faisait pas d’illusions sur la bonté d’Arapède. Ses élus n’ont jamais été tendres avec les réfugiés, et ils ne nous considèrent comme leurs compatriotes que lorsque ça les arrange. Partir, c’était mourir. Alors Quintus a dit aux anciens du village que puisqu’on s’était déjà engagé dans cette histoire, ça valait mieux d’y aller jusqu’au bout. De proposer aux militaires arapédois une alliance pour tendre une embuscade aux Pébriens. Construire des douves avant l’invasion… Les guider dans la mangrove, surtout. Je n’ai pas osé protester. Quintus disait que la meilleure défense, c’était l’attaque. Pourtant… »

Palmyre, comme fascinée, suit Cal du regard tandis qu’elle fait les cent pas d’un bout à l’autre de l’atelier, ponctue ses péripéties de grands gestes de bras. Sa voix, chevrotante, oscille entre différents volumes :

« On m’a… assignée à la pose des pièges. J’ai dit à Livie de se cacher dans notre hutte, sous le lit de camp, et de ne sortir que si elle entendait une voix qu’elle reconnaissait. Elle avait déjà dix ans. À l’époque, j’entends. Les autres enfants assez grands pour manier des outils devaient venir avec nous pour tailler le bois et nouer les ganivelles des palissades, mais… elle avait tellement peur de tout, depuis toujours ! Du noir, des eaux troubles, du tonnerre… Même des histoires d’alligarous. Alors… je n’ai pas osé l’exposer au danger. Les autres parents l’ont mal pris, d’ailleurs ! Mais on n’avait pas le temps de se disputer.

— Je vois, s’émeut Palmyre. Vous vous êtes fait massacrer…

— Non, rétorque Cal d’un rire jaune. Justement, tout s’est passé très vite. Il y avait deux fois moins d’adversaires que prévu… et ils étaient blessés, mal équipés. Ces Pébriens se sont rendus dès qu’ils ont compris qu’ils n’avaient plus l’avantage de la surprise. Pas même un mort de leur côté ou du nôtre, juste des blessés. C’est lorsqu’on les a interrogés qu’on a commencé à s’inquiéter. En fait, la moitié de leur armée était constituée de mercenaires. D’anciens brigands erriens, croyez-le ou non. Sauf qu’ils venaient de déserter à la suite d’un défaut de paiement… En laissant leurs anciens compagnons à notre merci. »

Silence. Palmyre s’est arrêtée au milieu de la pièce, les yeux dans le vide. La gorge sèche, elle ne parvient à reprendre qu’après un long moment :

« J’ai compris de suite. Quintus et moi, on a couru de toutes nos forces jusqu’au village… Paltuve n’avait pas été rasé, mais vidé. Ils nous ont tous pris, ces soudards, pendant qu’on se battait dans le bayou ! L’argenterie, les bijoux, les lettres de crédit… Et Livie n’était plus là. Ils ne l’ont même pas laissée emporter sa poupée de chiffon ! Quintus et moi avons fouillé partout dans l’arrière-pays, mais… les battues n’ont rien donné.

— C’est… horrible », s’exclame Palmyre.

La sorcière ne dit rien d’autre. Peut-être que cela vaut mieux.

Cal respire un grand coup ; chaque fois c’est pareil, lorsqu’elle en arrive au passage de la disparition, elle sent monter en elle un haut-le-cœur… Ce qu’elle peut être cruche, des fois ! Elle a déjà capté l’attention de son auditoire, le temps des sentiments est révolu. Il lui faut retrouver sa contenance…

« Voilà, lâche-t-elle. Ça, c’était il y a un an. On a essayé de les rattraper, vraiment. Mais ça ne nous a pas beaucoup avancé. Cette guerre n’est qu’un chaos illisible, les compagnies d’épées-louées se font et se défont du jour au lendemain… Et les registres disparaissent aussi vite que ceux qui les tiennent. Des guerriers qui ont pillé notre village, on n’en a pas retrouvé un seul de vivant. C’est un métier lucratif… mais dangereux. Je ne serais pas étonné qu’ils soient tous morts aujourd’hui… Qu’ils brûlent tous en Enfer, ces monstres !

— Tout espoir n’est pas perdu, songe à haute voix Palmyre. Ta fille est probablement vivante… L’hypothèse la plus probable, c’est qu’ils ont embarqué Livie comme esclave sur le marché noir ?

— Certes, s’agace Cal. Sauf que ces les pratiquants brûlent les papiers de leurs victimes, vous comprenez ? Et ils ne s’embêtent pas pour noter la marchandise avec précision : “fille, dix ans, sait faire cuisine, parle forrois.” C’est tout ce qui intéresse leur comptabilité… Et des enfants répondant à cette description, il y en a des centaines dans leurs caisses ! Je crois bien avoir écumé toutes les “foires aux bestiaux” de Fortège… De toute façon, ça ne sert plus à rien, admet-elle en sentant remonter en elle le désespoir. Livie est probablement dans un autre pays, maintenant. J’ignore lequel. Il me faut une piste, vous comprenez ? Juste un indice. J’ai besoin de vous. »

Palmyre, toujours calée dans sa bergère, se triture les ongles ; son regard s’est fait fuyant. Bons dieux, qu’elle est longue à se décider ! La première question qui sort de sa bouche, cependant, déconcerte Cal :

« Et où est ton mari ?

— Hein ? Pourquoi, c’est important ?

— Je demande, c’est tout.

— Quintus n’est plus avec nous, lâche Cal.

— Ah. Toutes mes condoléances… Pardon !

— Non, non… Il nous a quittées, c’est la vie. J’ai d’autres soucis bien plus graves. »

Les sourcils circonflexes de Palmyre se froncent alors d’un quart de tour ; cette réponse n’a pas l’air de la satisfaire, mais elle n’insiste pas. Et c’est tant mieux, car Cal n’aurait guère apprécié cette indiscrétion ; diantre, faut-il toujours qu’on résume une femme à son époux ? À moins que la magicienne ne s’inquiète de la stabilité de sa situation…

« J’ai de quoi payer les frais éventuels, anticipe Cal. Puisque que j’ai vendu notre maison de Paltuve… Bon, le gros de la somme est parti dans le voyage, mais il reste pas mal d’argent.

—  Quoi, s’exclame Palmyre d’un ton embarrassé.

— Au besoin, nous trouverons un usurier. Je travaillerai, je rembourserai petit à petit… Je suis encore jeune…

— Cela… ne sera pas nécessaire.

— J’ai quelques effets personnels de Livie, ajoute Cal qui désigne du doigt la besace sur la patère. Son foulard en soie, par exemple… Il a échappé aux pillards. Il n’y a plus son odeur dessus depuis longtemps, mais pour une offrande aux démons, ce sera sûrement utile… Non ?

— Ce n’est pas le problème…

— Regardez, triomphe-t-elle en montrant l’aumônière sur son ceinturon. Dans ma tribu, on garde précieusement les dents de lait… Nous avons donc un morceau de son corps, peut-être qu’un sort /

— CALPURNIA » se lamente Palmyre qui s’enfouit le visage dans les mains.

Les ombres des bougies froides tressaillent sur les murs, malmenées par le feu de l’âtre. Cal tremble. Ses poings se serrent. Non, pas ça. Elle n’a pas fait tout ce chemin pour en arriver là…

« Je suis… tellement navrée, l’implore Palmyre. Vraiment. Je ne peux rien pour toi.

— Mais bien sûr que si, s’exaspère Cal. La légende d’Asasé… Enfin, d’Isis… Celle qui nous vient de votre famille ! Le lasso d’argent étoilé, celui qui permit à la Déesse de retrouver son fils après son enlèvement ! Vous avez admis que vous la connaissiez !

— Bien sûr, mais…

— C’est une métaphore, la coupe Cal en levant les bras. Pour représenter un sortilège de localisation. Les étoiles ont, de tous temps, servi aux marins à se repérer sur les mers déchaînées ! Elles peuvent bien servir aux mères à retrouver leurs enfants… Votre famille a ce pouvoir, vous vous le transmettez de génération en génération ! Ne le niez pas !

— Un symbole, grimace l’enchanteresse. Certes. Mais ton interprétation n’est pas la bonne. Tu oublies l’essentiel : le mythe d’Horus, ce n’est pas l’histoire d’un simple amour filial… c’est avant tout celle d’une sorcière et de son apprenti. Les capacités surnaturelles se transmettent, effectivement… C’est ce phénomène qu’on appelle l’Ichor : le sang divin. La puissance magique de mon ancêtre sommeillait donc dans le cœur de son enfant, parce qu’elle l’avait déversée en lui pour en faire son héritier spirituel… et ce bien avant son enlèvement.

— Qu’est-ce que ça change ?

— Ce que je veux dire, c’est qu’Isis, dans cette légende, n’a jamais cherché son fils. Elle s’est contentée de se concentrer sur son propre pouvoir, pour en remonter la trace… C’est ce que le Dieu-Lune n’avait pas prévu. Ce lien spirituel et mental qui lie l’esprit du mage avec celui de son élève, à travers l’Astral. »

Les paumes de Cal retombent le long de ses flancs. Sa cervelle anéantie voudrait se réveiller de ce mauvais rêve, mais son hôtesse conclut avec désarroi :

« Si mon apprentie se perdait, je serais en mesure de la retrouver… Mais ce rituel ne saurait retrouver un individu dénué de pouvoirs magiques ! Les Sceau n’ont pas cette capacité… Si c’était le cas, peut-être régnerions-nous sur le monde à l’heure actuelle ! Je ne dis pas que c’est impossible ; peut-être qu’un autre clan de sorciers possède un sortilège plus puissant, plus adéquat… Mais j’en doute fortement. Tu as toute ma sympathie. »

Cal ne sent plus ses jambes.

Sa gorge et son cœur ont sauté une respiration. Elle s’effondre aussitôt, se rattrape juste à temps aux briques de la cheminée ; les yeux hagards, elle porte la main à son visage pour retenir un cri. Palmyre, apeurée, s’est aussitôt levée pour la secourir ; maintenant elle l’entoure de ses bras, de peur qu’elle ne retombe.

« Ça va, la remercie Cal qui la repousse d’une main levée. Je dois juste…

— Tu es livide, l’interrompt Palmyre d’un ton soucieux. Oh, mes aïeux… Je ne peux imaginer ce que tu ressens.

— Pas la peine, lâche Cal qui se remet déjà à farfouiller dans son escarcelle.

— C’est une grande humiliation pour le clan des Sceau. Nous avons failli aux attentes que nos anciens protecteurs avaient placé en nous ! Si je puis faire quoi que ce soit pour t’assister, d’une autre manière…

— D’accord, ordonne Cal en lui tendant un minuscule écrin à bijou. Pouvez-vous m’ouvrir ceci, je vous prie ?

— Oh, bien entendu ! »

Sitôt que la magicienne obéit, cependant, la salle retentit d’un vrombissement. Face à la boîte vide, Palmyre s’exclame :

« Qu’est-ce que… AÏE ! »

Elle se frappe la main, fait tomber le coffret. L’objet retombe à ses pieds ; ses yeux s’écarquillent alors qu’elle découvre, au-dessus de son poignet, un petit rond rouge… et un cadavre ailé.

« Ne bougez pas trop, l’avertit Cal. Ça ne ferait qu’accélérer le venin du mouchetique.

— Le QUOI, hurle sa victime en reculant d’un bond.

— Attention ! »

Secouée par le poison, Palmyre perd déjà l’équilibre. Son bras renverse un pot de fleurs qui s’éclate sur le sol pavé.  Elle tombe sur son séant, les jambes à peine pliées…

Sur son visage, une horreur pure.

« Vous voyez bien que ça empire », la sermonne Cal.

L’enchanteresse tente vaguement d’épeler une formule, de remuer ses doigts furibonds en signe de conjuration… Sans succès. Son système nerveux ralentit. Elle s’engourdit de seconde en seconde.

« Vous n’allez pas mourir, tente de la rassurer Cal. J’ai un antidote. On va juste faire un bout de chemin ensemble… Trouver un sorcier capable de localiser ma fille… Sans votre expertise, ce serait difficile. Je sais, c’est un peu cavalier, mais… je n’ai plus beaucoup d’options. »

Palmyre entend-t-elle ce qu’on lui explique ? Difficile à dire, son expression s’abrutit peu à peu… Tant pis, Cal lui répétera tout ça plus tard.

Comme pour interrompre ses pensées, une voix maigrelette retentit dans son dos :

« M’man ? »

Cal fait volte-face ; en haut de l’escalier, deux visages poupins et identiques la dévisagent. Cheveux raides, sourcils en accents circonflexes… Ce fichu vase, en tombant, a rameuté les jumeaux ! Ils n’ont pas plus de huit ans. Le premier, curieux, observe Cal avec perplexité. Mais le second, saisi d’horreur, a déjà reculé ; dans un cri étouffé, il pointe du doigt la forme inanimée de leur mère sur le sol.

Trop tard pour les amadouer ; de la poche secrète située dans sa manche, Cal dégaine son coutelas. L’autre garçon, comme aveuglé par l’éclair argenté de cette lame, sursaute à son tour et s’écrie :

« M’MAN !

— LA FERME, hurle Cal d’une férocité presque maternelle. Tais-toi, si tu ne veux pas que je t’égorge. Et reste où tu es. À terre, les mains sur la tête ! Ou ton frère y passera aussi ! »

Les deux enfants, comme par instinct, s’agrippent l’un à l’autre. On ne saurait dire lequel essaye de protéger l’autre ; les yeux écarquillés et tremblants, ils n’osent rien faire. Un des jumeaux enfouit le visage dans le coude de son compagnon, terrorisé… comme pour échapper à tout cela. Ce réflexe pusillanime irrite Cal de plus belle, au point qu’elle rugit :

« À TERRE, J’AI DIT !!! Tu crois peut-être que je plaisante ? Ce ne serait même pas le premier gosse que je tue ! »

Son autorité ainsi imposée, Cal met rapidement son plan à exécution.

Les heures passent vite ; il y a tant à faire, et le temps joue contre elle…

Lorsque sa tension commence enfin à redescendre, la nuit est déjà tombée. Sa torche, levée devant la lune, éclaire la sente forestière ; étant donné les circonstances, Cal n’a pas pu reprendre sa chevauchée. Le cheval la suit docilement, à bout de rêne ; sur son dos repose la magicienne, vautrée en biais tel un trophée de chasse. Un bandeau barre de noir ses yeux assoupis. Le chemin reste fangeux, mais au moins, la pluie s’est arrêtée… Les feuilles des pommiers, alourdies d’eau, déversent régulièrement leur contenu avec une régularité de clepsydre. Le cheval, en trottinant dans la gadoue, ponctue ce carillon de sons spongieux. Aucun autre bruit de pas aux alentours ; soit personne ne s’est encore lancé à leur poursuite, soit Cal a bien maquillé ses traces… Elle respire plus aisément sous son cache-nez. Avec un peu de chance, elle trouvera un abri de braconniers avant l’aube… Quelques roseilles sonnantes et trébuchantes suffiront pour acheter leur discrétion.

Au loin, un hibou se met à hululer.

Palmyre se réveille plus tard qu’escompté ; l’efficacité du venin de mouchetique dépend du poids de sa victime, mais celle-ci s’est sans doute un peu assommée en tombant.

Cal tire un peu plus sur la lanière de la monture ; elles ne vont pas s’arrêter pour si peu. D’un mouvement pataud, la magicienne se débat… sans succès. Plaquée à la renverse sur l’échine du canasson, elle constate assez vite que des cordes l’y retiennent et l’y stabilisent. Sa tête oscille dans tous les sens. Aveugle, elle se met à beugler :

« Hein… Où suis-je ? Oh, malmort ! À l’aide ! À L’AIDE !

— Vous allez nous faire repérer, lui conseille Cal en reportant son regard vers la route au-devant. Cessez de jacasser, ou je vous remets le bâillon.

— TOI, s’insurge Palmyre. Espèce de salope ! »

Cal ne cille pas ; avec ces nœuds spéciaux autour de ses mains, l’enchanteresse n’est plus en mesure de jeter le moindre sortilège. Une corde autour du poignet, une autre autour des doigts pour plus de sécurité… Quand bien même sa proie se risquerait à incanter une malédiction, Cal aura le temps de lui envoyer ses phalanges dans la mâchoire.

« Oh bon sang, s’épouvante Palmyre. Mes enfants ! Non ! Qu’as-tu fait de mes enfants ?

— Il sont sains et saufs… Détendez-vous. Je les ai juste enfermés dans votre cave.

— LA CAVE ? Tu n’es qu’un monstre, ils ont peur du noir !

— Je ne pouvais pas les laisser alerter les autorités, se défend Cal d’un haussement d’épaules que Palmyre est bien incapable de voir. Ne vous en faites pas pour eux. Quelqu’un finira bien par les trouver, lorsqu’on s’apercevra de votre disparition… Je voulais juste mettre un peu de distance entre nous et les sergents du guet.

— Mais tu es complètement cinglée, ma parole !

— L’amour n’a rien de rationnel, non. Je me contente d’aller jusqu’au bout. »

Toujours ces bruits à l’arrière… Palmyre continue à gigoter, en vain. D’un soupir, Cal attend qu’elle abandonne avant de reprendre :

« Bref. Nous allons remonter les chemins forestiers jusqu’au port de Précipe… Il y a également pas mal d’axes routiers qui partent de là-bas. Le trajet devrait nous prendre quelques jours. Ça nous laissera le temps de discuter ! Vous allez me citer tous les clans de sorciers que vous connaissez, et les classer par ordre d’intérêt. Pour déterminer les plus susceptibles de retrouver Livie… Nous déciderons ainsi de la prochaine étape du voyage.

— Jamais de la vie, gueule à nouveau la magicienne trahie. Hors de question que je t’accompagne, connasse… Jamais je ne trahirais la confidentialité de mes confrères !

— Vos scrupules sont légitimes, admet Cal avec une abnégation royale. Si ça peut vous consoler, je suis tout à fait prête à vous torturer pour obtenir ces informations… Comme ça, votre honneur sera sauf. »

Silence à l’arrière ; Cal, qui a cru entendre des herbes pliées au loin, est sur le qui-vive. Non, un homme adulte ferait davantage de boucan ; ce n’est sans doute qu’un lapin de garenne…

« Je ne les mettrai pas en danger, s’entête Palmyre après réflexion. Surtout pas pour quelqu’un comme toi.

— Tu le feras, pourtant. Si toutefois tu désires revoir tes enfants au plus vite… Tu dois leur manquer énormément. »

Bon sang, que c’était bas. Cal s’en veut d’en arriver là, mais quel choix lui reste-t-il ?

« Je ne te crois pas capable de tenir tes promesses, ricane Palmyre qui n’a pas du tout mordu à l’hameçon. Tu as déjà violé les lois sacrées du mariage, ça n’inspire pas confiance.

— Mais qu’est-ce que mon ménage vient faire là-dedans ?

— Ne me prends pas pour une idiote ! Je sais très bien que tu as tué ton mari. »

Cal pousse un râle d’exaspération. Elle ne devrait plus se soucier de l’opinion de sa captive, mais elle n’a jamais supporté les discours des imbéciles. Il faut toujours leur rabattre le clapet, les éduquer ; c’est une question de salubrité publique.

« N’importe quoi, se moque Cal. Quintus était toujours vivant la dernière fois que je l’ai vu, pour ta gouverne… J’ai dit qu’il n’était “plus avec nous”, et c’était vrai.

— Tu joues sacrément sur les mots… Qui est ce “nous” ?

— Moi et ma fille, voyons ! Même séparées, nous sommes indissociables. C’était ça qu’il n’acceptait plus, se confie Cal sous le coup de la rancœur. Il était faible… Je m’y attendais depuis un moment, je l’avoue. Les hommes n’ont pas l’instinct du ventre. Ils ne peuvent pas comprendre ce lien indéfectible qui unit une mère à sa fille. Ce n’est pas de leur faute, mais c’est comme ça. Toutes ces fausses pistes que nous avons suivies ensemble, tous ces sacrifices, toutes ces épreuves auxquels nous avons dû consentir pour le périple… Quintus, il n’avait plus la force. Oh, il voulait encore de moi, mais il n’en pouvait plus de rechercher notre fille… Je lui fais comprendre que l’un n’allait pas sans l’autre, alors il est retourné en Fortège pour refaire sa vie. Quintus m’a “quittée”… nous a “quittées”.

— On se demande pourquoi, raille Palmyre. Tu as l’air vachement facile à vivre !

— Ton opinion m’indiffère.

— Ah, la tance Palmyre. Vraiment ? En tant que mère séparée de ses enfants par la force, je suis pourtant bien placée pour te juger ! Je t’ai entendue avant de sombrer, tu sais ? Tu as menacé la vie de mes fils, petite hypocrite !

— J’essayais juste de leur faire peur, se justifie Cal qui commence à perdre son sang-froid. J’ai… improvisé. Menti.

— Tu essayes de me faire croire que tu n’as jamais tué d’enfant ?

— C’était le mien ! Et il était encore dans mon ventre !

— Toujours à jouer sur les mots… Avortement, infanticide, c’est du pareil au même ! »

Cal tire de toutes ses forces sur la laisse : le cheval, en se cabrant, hennit de douleur. En un éclair, elle se retourne et se rapproche de Palmyre… La monture ne s’est pas encore calmée que la main libre de Cal déjà part dans la figure de la sorcière. Un hurlement de douleur s’élève entre les arbres. Outrée, Cal laisse cependant à Palmyre le temps de ravaler ses larmes pour l’avertir :

« J’ai besoin de toi vivante, mais ça ne m’empêche pas de t’abîmer… Retire tout de suite ce que tu viens de dire !

— Tiens donc, persiste à la défier Palmyre d’un sourire mauvais et douloureux. On dirait que mon opinion ne t’indiffère pas tant que ça…

— Tu n’étais pas à ma place. Tu n’avais ni mes problèmes, ni mes obligations. JE N’AI PAS À ME JUSTIFIER ! »

Cal serre ses ongles contre ses paumes ; ses lèvres tremblent d’une colère inouïe. Cette petite pute ! Comment ose-t-elle… Non. Non, elle ne doit pas céder à ses instincts, il ne faut pas abîmer… la marchandise. Il faut juste qu’elle évacue ses émotions, voilà. Qu’elle s’en débarrasse une bonne fois pour toutes.

« Quintus m’a manipulée, se remet-elle alors à déblatérer. Il n’arrêtait pas de m’embrasser… De me caresser, complètement insatiable… Même lors de la lune de miel, je ne l’avais jamais vu comme ça ! Au départ, je ne me suis pas méfiée… J’appréciais cette attention, j’avoue. Une façon comme une autre de relâcher la tension, nous n’avions guère de distractions durant nos recherches… C’est seulement lorsque que mes menstrues ont cessé que j’ai compris son véritable objectif. Le thé de férule coûte cher, on n’en trouve pas partout… Il suffisait d’un moment d’inattention ou d’insouciance de ma part. C’était une question de jours avant que je me retrouve enceinte ! »

Un rire dément s’échappe de la bouche de Cal. La sorcière ne bouge plus ; ses yeux bandés, qui se repèrent au son de sa voix, lui renvoient une expression de jugement insondable. On dirait une de ces statues de la Justice, dans les tribunaux… Les Dieux ont de l’ironie !  Cal, d’un ton triomphal, enfonce le clou :

« Immédiatement il m’a parlé de retourner en Fortège. D’y élever ce nouvel enfant ensemble… Quintus disait que c’était un signe des dieux, un don du ciel. Mais j’ai vu clair dans son jeu. C’était une excuse. Tout ce qu’il voulait, c’était rentrer chez lui à Paltuve, abandonner Livie… pour la remplacer. C’était finement joué, je l’admets. Je savais que si je sentais cet enfant sortir de mes entrailles, que si je le tenais dans mes bras… Je finirais par succomber à la tentation. Alors j’ai pris les devants ! Cette distraction, je l’ai écartée. J’ai essayé de lui faire croire que c’était une fausse couche… Il m’avait manipulée le premier, ça me paraissait juste. Mais Quintus ne m’a pas crue ! On ne trompe pas un fieffé menteur si facilement. Au final, il a eu ce qu’il voulait. À l’heure qu’il est, Quintus doit raconter à nos anciens voisins que je suis morte… histoire de se remarier. Grand bien lui fasse ! Nous n’avons pas besoin de lui, de toute façon. Là ! »

Les bras de Cal retombent enfin le long de ses hanches ; elle prend une grande inspiration. Comme si ses poumons avaient doublé de volume… Peut-être était-ce la bonne chose à faire, de la jouer franc-jeu, oui. Trop de mots, retenus trop longtemps. Mais Palmyre, toujours aussi sévère ne semble pas apprécier ces confidences.

« Tu es injuste, décrète-t-elle. Tu t’imagines vraiment être la seule à souffrir ? Comme si tes plaies saignaient plus profondément que celles des autres !

— Je suis maman, rétorque Cal d’un ton machinal. C’est la vie qui est injuste.

— Pas une très bonne maman, j’imagine. Ça réclame de l’empathie, et ce n’est pas ton fort… Tu ne fais pas attention aux détails, tu te contentes de suivre tes premières impressions. C’est pour ça que tes recherches ont fait chou blanc jusque-là… La preuve, s’amuse Palmyre. Depuis que nous discutons, tu t’es fourvoyée sur deux sujets. En premier lieu, l’étendue des pouvoirs d’Isis. Je ne t’ai pas tout dit sur le rituel du lasso d’argent qui lui permit de retrouver son fils disparu… Veux-tu en savoir plus ? Approche-toi, laisse-moi tout te dire à l’oreille… »

Cal est restée immobile ; une sueur glacée vient de poindre sur sa colonne vertébrale. Cette Palmyre… On jurerait qu’elle rigole. Rien n’est plus terrifiant pour Cal qu’une blague qu’elle ne comprend pas. Palmyre conclue celle-ci à ses dépens :

« Alors, on est timide ? Très bien, je te le dirai à haute voix… Entends-moi : un sortilège peut fonctionner dans les deux sens, ma chère. Horus aurait tout aussi bien pu se concentrer sur sa propre magie, pour remonter la trace de l’Ichor jusqu’à l’enseignante qui lui avait transmis ses pouvoirs… Ce qui m’en emmène à ta seconde erreur. Regarde donc derrière toi… »

Sans lâcher la lanière, Cal jette un regard en arrière.

Elle voudrait crier ; elle n’y arrive point.

Entre les cimes des arbres, une silhouette noire et inquiétante est apparue.

Ses ailes sont celles d’un grand oiseau de mer, qui bat des ailes pour se maintenir en l’air… Mais son corps est celui d’une adolescente. Les pieds flottent sans prise sur la moindre branche, comme ceux d’un fantôme sous son linceul. Cal, malgré la distance, distingue ses deux yeux qui brillent sous le clair de lune : deux touches de couleur bleue, infiniment bleue…

Cette forme ténébreuse se rapproche, inexorable.

« Je te présente Héroïde, susurre Palmyre dans son dos. J’ai trois enfants, ma pauvre amie… Pas deux. Comme si j’allais transmettre mon art occulte à des garçons ! Le convent des Sceau est plutôt matriarcal. »

Le cri d’un rapace déchire le ciel, assourdissant.

Cal, par réflexe, voudrait porter les mains à ses oreilles ; mais la droite lui échappe sans qu’elle ne puisse rien y faire. Le cheval, aussi terrorisé qu’elle, s’en déjà enfui. Entraînée par la laisse qu’elle n’a pas songé à lâcher, Cal chute sur le sentier. Son visage prend la texture et l’odeur de la boue… Elle piaille de douleur. Les cailloux ont cabossé sa chair sous l’épaisseur du manteau. Affalée, trempée, Cal relève la tête et voit avec horreur sa monture s’échapper à travers les bois… Palmyre sur son dos.

Pas ça !

Déçue, en larmes, Cal s’aperçoit in extremis qu’un vent terrible s’est mis à souffler entre les arbres. Elle bascule juste à temps, d’une roulade ; une forme immense manque de la bousculer. La fille ! Cette monstrueuse gamine a bien failli l’emporter entre ses serres. Et voilà qu’elle remonte déjà, ailes déployées, pour tenter un nouvel assaut…

Cal ne perd pas une seconde. Elle se redresse, s’échappe ; Palmyre, elle doit retrouver Palmyre… Si elle se sert de sa proie comme d’un bouclier humain, sa fille n’osera plus l’attaquer. Alors Cal court à toutes jambes, repère deux troncs mitoyens. L’ouverture est trop étroite pour l’ange monstrueux ; d’un bond, Cal parvient à éviter une nouvelle attaque. Le vent a emporté son chapeau ; tant pis. Elle serpente d’arbre en arbre. Pourvu que ces feuillages la dissimulent aux yeux de son adversaire… Bon sang, si seulement elle pouvait repérer des traces des sabots !

Elle saute sur une racine, jette un coup d’œil latéral ; elle ne voit arriver son second attaquant qu’une seconde trop tard. Un petit garçon aux cheveux noirs… La matraque de ce nouvel ennemi s’abat sur sa jambe gauche, sans autre forme de procès. Hurlante, Cal s’affaisse et dégringole. Elle a tout juste le temps d’entrevoir le visage courroucé d’Alphée ; où serait-ce Isauror ? Peu importe ; elle a repéré un point faible. L’enfant veut la frapper encore et encore. Celui-ci s’est élancé trop tôt vers elle ; d’un coup de pied de sa jambe valide, Cal le frappe en pleine poitrine. Il retombe à son tour, s’étale contre une souche. Tout en rampant vers lui, Cal en profite pour retirer à nouveau le coutelas de son fourreau ; un otage en vaut bien un autre… Le gamin a lâché sa matraque sous le choc ; il crie lorsque Cal se saisit de lui pour lui couvrir la bouche. Tout en élevant sa lame…

« Sale morveux, peste-t-elle. Je vais devoir envoyer un message plus éloquent à celle qui t’a chiée ! »

Un œil, juste un œil… ça devrait suffire.

Sous sa poigne, la moitié de visage de sa proie est méconnaissable. Un instant, elle croit reconnaître le nez en trompette de Livie. Le front aux cheveux dégoulinants de Livie. Le regard terrorisé de Livie.

Non, rien de tout cela n’est réel. Elle doit absolument se reprendre…

Mais ses mains tremblent trop.

Que lui arrive-t-il ? Elle tente d’agripper le couteau à deux mains, mais ne parvient qu’à empirer la situation ; la lame s’échappe de sa poigne, se plante dans l’humus à deux pouces de sa victime. Cal se recroqueville sur elle-même, les mains sur le ventre. Elle voudrait vomir. Ses yeux se referment, son sang s’agite dans ses veines…

« Je ne voulais pas, se met-elle à gémir. Je ne… »

Sa phrase se termine sur une imprécation muette ; quelque chose vient de la frapper à la tempe. La souffrance emplit tout son univers. Les couleurs disparaissent autour de Cal, qui plonge dans un néant profond.

Au bout d’un moment, elle se croit morte. Peut-être aurait-elle dû nourrir une dernière pensée pour… Pour qui, au juste ? Et pourquoi ?

Rien ne lui répond.

Lorsqu’elle réémerge enfin, Cal sent des rets autour de ses talons. Allongée de force sur une surface molle, elle tente de se relever… mais une douleur lancinante dans sa jambe gauche lui arrache un cri perçant. Elle plisse les yeux, les rouvre à grand-peine et découvre le lit aux piliers desquels on a attaché ses pieds. À la fenêtre de cette petite chambre, un rai de soleil s’immisce malgré les rideaux tirés. Devant Cal apparaissent deux figures sévères et attentives : une femme brune et une adolescente à l’air revêche, qui ne lui ressemble qu’à moitié. Derrière elles, farouches, deux jumeaux noirauds semblent prêts à bondir sur Cal : l’un tient une massue, l’autre une petite arbalète.

Cal glapit de peur, tente de repérer une sortie ; quelque chose d’acide lui brûle le côté droit du crâne… Elle y porte la main et n’y trouve aucune oreille ; un bandage recouvre sa blessure.

« Isauror a manqué ta cervelle d’un centimètre, explique Palmyre d’un ton cinglant. Il a toujours eu ce léger strabisme… Dommage ! Si ça ne tenait qu’à moi, ton corps serait déjà déchiqueté par mes chiens… Et ton âme dériverait dans les Limbes de l’Astral pour l’éternité. Malheureusement, dans la vie, on ne peut pas toujours faire ce qu’on veut. Parfois, on est obligé de prendre de la hauteur, de donner l’exemple… Pour l’éducation des enfants. »

Elle se tourne d’un air entendu vers sa fille, qui baisse la tête. Lorsque ladite Héroïde maugrée une réplique provocatrice, sa mère la fait taire d’un doigt impérieux puis lui montre la porte. L’adolescente serre les dents, puis jette un dernier regard de vers haine vers leur hôte avant de repartir.

Cal sent les larmes lui monter aux yeux ; bon sang, cette mégère ne va tout de même pas l’épargner ? Palmyre sait pourtant que Cal n’a plus aucune raison de vivre. Pendant qu’elle mesure l’ampleur de cette cruauté, les jumeaux retrouvent toute leur vivacité et s’agrippent aux jupes de leur mère.

« J’ai pas laissé brûler la soupe, M’man ! Regarde, pépie l’enfant à la matraque. Et même que j’ai laissé Isauror touiller et lécher la cuillère ! On a été très sages, t’as vu ?

— C’est gentil de ta part de m’aider, sourit Palmyre à Alphée. Et toi aussi, Isauror.

— M’man, s’enquiert le minuscule arbalétrier d’une voix suraiguë. Est-ce que Papa, il va tuer la folle ?

— Ah, mes aïeux, je n’y avais pas pensé, s’exclame sa génitrice qui reporte alors son attention sur Cal. Isauror a raison, il faut vraiment que tu sois partie de Virgade d’ici trois jours. Le bateau de mon mari sera revenu d’ici là… Même si j’ai assez de pondération pour t’épargner, je doute qu’il t’accorde la même clémence. Comme tu as osé porter la main sur moi, il insistera pour t’étrangler de ses propres mains, j’en ai bien peur… C’est un romantique, mon Hubert ! »

Cal s’entortille un peu plus sur le matelas ; elle n’en peut plus. Elle préférerait mourir là, maintenant, tout de suite, plutôt que d’entendre à nouveau toutes ces voix. Ce tableau de bonheur familial et mièvre la torture plus que n’importe quelle jambe brisée. Elle tente de penser à autre chose, mais tout se mélange dans sa tête : Livie, ce mendiant dont elle a volé les papiers, Livie, ce négociant qu’elle a drogué et fait chanter, Livie, ce marin dont elle a brisé la jambe… tout cela pour s’infiltrer dans les marchés aux esclaves de Pèbre. Et tous ces hommes auxquels Cal a ouvert ses lèvres, ses cuisses, voire plus encore, pour tenter d’obtenir une piste, un indice, une toute petite chance. Livie enchaînée, Livie exploitée, Livie tabassée, violée, mutilée.

Livie.

Les vannes s’ouvrent, le barrage éclate en morceaux ; Cal éclate en sanglots bruyants. Sa voix n’est plus qu’un râle, ses yeux débordent comme une casserole d’eau bouillante. Palmyre s’en offusque :

« Non mais quel culot ! Madame ramène tout à sa personne, comme d’habitude. Elle devrait déjà s’estimer heureuse que je n’aie pas appelé les prévôts pour l’embarquer au bagne !

— Beurk, acquiesce Isauror. Pourquoi elle pisse par les yeux, la dame ?

— Ne sois pas vulgaire. Allez donc passer le balai dans l’atelier, vous deux ! Maman et la dame doivent parler entre femmes. »

Palmyre ferme la porte une fois les jumeaux sortis ; tandis que Cal se vide de ses émotions, la femme attrape sur la commode un plateau. Palmyre pose sur la table de chevet deux bols de soupe fumants, ainsi que des cuillères, puis s’assoit à l’autre bout du lit… Mais Cal, toujours attachée par les pieds, n’a pas faim. Sa gorge est aussi sèche que son visage humide.

« Je suis désolée, renifle-t-elle. Tellement désolée de vous avoir… de vous…

— La liste serait trop longue, soupire Palmyre en lui tendant un mouchoir. Mais ne me refais plus un coup pareil… je ne suis pas une sainte. Excuses acceptées.

— Sauf quand vous m’avez traitée d’infanticide, hoquette Cal en se mouchant sans grâce. Je ne m’excuserai pas pour le coup de poing. Ça, vous l’aviez bien cherché.

— Littéralement, opine la magicienne. Je ne le pensais même pas, de toute façon… mais j’avais aperçu Héroïde au loin ! Il fallait bien que je te provoque pour lui permettre d’approcher. D’ailleurs, personnellement… j’ai avorté quatre fois.

— Quatre fois, s’époumone Cal. Mais enfin, quel genre d’idiote… »

Le regard noir que lui jette Palmyre la dissuade de terminer sa phrase. Il ne faudrait tout de même pas abuser de sa patience. Pour dissiper cet embarras, Cal fait mine de s’intéresser au potage qu’on lui a servi : à son grand étonnement, celui-ci lui réveille l’appétit. Les pointes d’anis et de thym relèvent à merveille la puissance de l’oignon. Palmyre, en silence, goûte à son tour la mixture. Pour obtenir un bouillon aussi riche, l’enchanteresse a dû utiliser une sacrée quantité de viande… Cal s’apprête à la féliciter pour ces progrès lorsque Palmyre, d’une moue répugnée, grimace :

« Pouah ! Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Ne te sens pas obligé de finir cette abomination… Je crois que les jumeaux ont rajouté n’importe quoi dans la marmite. Ah, Sainte-Mère ! J’ai la bouche en feu !

— Vos petits ont peut-être un talent, s’étonne Cal. Honnêtement, c’est très bon. Ça me rappelle les ragoûts de mon pays, comme ceux que me préparait ma mère ! Il y a juste ce qu’il faut d’harissa.

— De quoi ? Jamais entendu parler.

— C’est une sauce piquante aux piments rouges… Je ne sais pas si vous lui donnez un autre nom, en Pluvède ?

— Ça m’étonnerait. Les poivrons ne poussent pas ici … Le climat est bien trop humide. Et puis, c’est immangeable… Tu dois te tromper, jamais je n’utiliserais ces épices dégueulasses dans ma cuisine ! »

Les sourcils de Cal se froncent ; la sorcière semble aussi perdue qu’elle. Pour une raison qui échappe à Cal, ce potage s’accorde à la perfection à ses propres goûts, aux habitudes de son palais ; un peu trop, d’ailleurs. En fait…

« C’est la sauce du ragoût de ma mère, s’ébaudit-elle. La recette que je mangeais pratiquement chaque soir ! J’en suis sûre. Comment avez-vous fait ça ? Un de vos sortilèges, je présume ?

— Mais ne m’accuse pas, se récrie Palmyre. Je n’ai rien fait, je le jure !»

Elles restent interdites devant leurs bols un long moment. Les yeux étrécis dans une intense concentration, Palmyre semble ruminer diverses hypothèses occultes.

« Le Pot-Étalon, finit-elle par déclarer d’un souffle. Il nous délivre une révélation sacrée. C’est un miracle !

— Vous vous fichez de moi ? Cette marmite est en train de nous faire la causette ?

— Je sais de quoi je parle, insiste la sorcière. C’est un des artefacts les plus puissants qui existent sur Terre, il a sa volonté propre… Même moi, je ne connais pas l’étendue réelle de ses pouvoirs ! »

Le temps s’est arrêté dans la chambrette. Palmyre a dans les yeux une expression de crainte sacrée que Cal ne lui connaissait pas ; comme quoi, même une enchanteresse chevronnée peut encore s’émerveiller des prodiges de la haute magie…

« On dit que le Pot-Étalon a autorité et préséance sur les autres chaudrons de la terre, répète Palmyre avec admiration et gravité. Qu’il communique avec chacun d’eux, et qu’il gouverne de loin toutes les cuisines. C’est donc, sans doute, le fumet d’un autre pot que nous sentons. On nous transmet la saveur d’un autre plat mijoté, ailleurs sur la Terre… Il semblerait que quelqu’un pense à vous, tout en mitonnant ? »

Cal réfléchit à toute vitesse ; qui connaît encore cette recette ? Sa grand-mère et sa mère sont décédées, et elles ont toujours jalousement gardé leurs secrets de cuisinières… Quant à Quintus, c’est à peine s’il sait cuire un œuf. Reste donc…

Les mains de Cal se crispent tout d’un coup sur le contenu du bol ; elle manque de se brûler les doigts, d’en renverser le contenu. Mais la main de Palmyre la rattrape aussitôt.

« Rentre chez toi, l’implore la magicienne. Et parle avec ton mari. Comment veux-tu que ta fille te retrouve, sinon ? Il faudra que tu sois à Paltuve lorsqu’elle reviendra. Je ne sais pas où elle est, Calpurnia… Je ne sais pas non plus si elle survivra assez longtemps pour s’échapper. Mais je sais qu’elle le désire. Je sens qu’elle ne t’a pas oublié. »

Non, bien sûr. Comment le pourrait-elle ?

Ce qu’on remarque aussitôt en arrivant à Virgade, c’est cette étrange souche de cheminée qui fume mieux que les autres. Il suffit d’une torche pour l’apercevoir : du haut de la butte boisée, une sente dégringole jusqu’au rebord des Falaises Jaunes… La formidable chaleur de ce foyer, certains l’attribuent à la sorcellerie. Pourtant, même la magie la plus puissante ne peut entretenir un feu éternellement. Il faut des femmes pour l’entretenir, jour après jour… de mère en fille.

FIN

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