Flottement

Par Anne CB

Quand Flavia finit son service, le soir suivant, elle se dépêcha de regagner son appartement, car elle désirait en son for intérieur que Leandro lui rende visite, et malgré la rancœur qu’elle éprouvait à son égard, le souvenir de la nuit qu’ils avaient passée ensemble ne l’avait pas quitté une seconde.

 

Il était une heure du matin, une heure où les rues se dépeuplaient progressivement, voyant les fêtards rentrer les uns après les autres, mais Flavia pensa qu’il y avait bien de l’animation pour un mercredi soir.

De petits groupes d’hommes, jeunes et moins jeunes, traînaient depuis la Via Monte de Dio à la Via Cedronio. Des adolescents montés sur des scooters discutaient avec des hommes mûrs arborant des costumes voyants sur les trottoirs.

Ce n’était pas pour rassurer Flavia, qui se félicita d’avoir choisi une tenue très sage, une robe droite en coton beige tombant jusqu’aux pieds, et des sandales plates.

 

D’ordinaire, les rues napolitaines étaient relativement sûres pour les femmes seules, celles-ci n’ayant à craindre que quelques œillades appuyées, ou au pire des sifflements ou un compliment, mais Flavia ne se sentait jamais à l’aise auprès des hommes, surtout quand ils étaient en nombre.

Jamais à l’aise auprès des hommes, sauf d’un, pensa-t-elle, espérant bientôt revoir le nervi de Malaspina.

En tout cas, l’ambiance était inhabituelle, une sorte de tension régnait dehors.

Si elle avait lu les nouvelles dans les quotidiens de la ville, elle aurait appris qu’une stesa avait ensanglanté le quartier de Materdei, et que depuis, d’autres fusillades s’étaient produites à Secondigliano et à Forcella, faisant deux morts et huit blessés.

 

Mais Flavia se désintéressait généralement de tout ce qui était contemporain, et préférait lire les récits romancés des faits passés. Elle n’écoutait jamais la radio, et n’avait pas même de poste de télévision, la musique et la lecture occupant tout son temps libre.

 

D’ailleurs, Chiara se moquait souvent d’elle depuis que Flavia lui avait avoué très sérieusement que le périple de Lord Byron lors de la révolution de Grèce était l’évènement le plus récent dont elle ait lu le récit.

 

En rentrant, elle prit une douche rapide, et s’allongea dans le noir pour écouter les disques des nocturnes de Chopin, une musique propice à la rêverie.

Entraînée par le son du piano, elle médita sur les amours tumultueuses entre le compositeur et l’ardente Georges Sand.

Drôle de couple que ces deux-là, si différents mais si complémentaires, qui aurait pu croire que la voluptueuse écrivaine se satisferait de l’affection chaste du musicien ?

Car s’il ne l’avait pas vécu dans sa chair, celui-ci faisait l’amour véritablement avec ses divines œuvres. C’était un bien pour un mal, car, plus d’un siècle plus tard, il gratifiait toujours ses auditeurs, comme Flavia, de ses envolées lascives.

 

Flavia regarda l’horloge, qui annonça deux heures, puis trois, sans que rien ne vienne perturber l’enchaînement des mélodies.

Dans un demi-sommeil, elle finit par perdre le compte, jusqu’à ce que le tumulte de la rue qui s’animait au matin la réveille.

 

Se voyant toujours seule, un sentiment aigu de déception l’envahit, Leandro ne lui avait-il pas demandé de passer les nuits suivantes avec elle ?

Oui, si elle réfléchissait bien, il n’avait réclamé que ses nuits, il avait déclaré qu’il la désirait, il ne voulait certainement que jouir de son corps, et rien de plus.

Mais quand bien même cela serait, pourquoi n’était-il pas venu ?

Elle n’avait pas son numéro de téléphone, elle ne pouvait donc pas le contacter. Il existait un déséquilibre qui la gênait dans leur relation, car elle était en quelque sorte à sa disposition, devant l’attendre sans pouvoir le joindre en retour. En outre, elle n’était pas certaine de réussir à le faire si elle l’avait pu, par pure timidité.

 

Elle décida d’aller passer la journée à la bibliothèque des Girolamini, pour ne pas rester se morfondre au studio, emportant quelques manuels, car il était difficile, a fortiori pour une étudiante, d’avoir accès aux fonds de la bibliothèque, constitués d’ouvrages anciens donc fragiles.

 

Elle se sentait chez elle au milieu des livres de collection et des pupitres vermoulus, dégageant leur puissante et âpre senteur.

Les dernières semaines, elle avait perdu pied, se détachant de tout ce qui faisait d’elle ce qu’elle était, aspirée par la dangereuse attraction des deux mafiosi. Elle avait fait sans sourciller des choses qui lui auraient répugné en temps normal, elle n’était plus elle-même.

Il lui fallait réagir pour retrouver son ancienne sérénité en se replongeant dans son univers habituel.

 

La quiétude de la bibliothèque, uniquement troublée par le rare bruit de pas, le son des pages qu’on tournait, ou un chuchotement, lui fit ressentir le besoin de se retrouver.

Elle resta là jusqu’à seize heures, sans même éprouver la faim, l’esprit absorbé par l’objet de son étude.

Son attention entièrement fixée sur les textes latins, elle n’avait pas pensé une seule fois aux deux hommes qui la hantaient.

Cette sensation était extraordinairement rafraîchissante. Cependant, l’heure de rejoindre le restaurant, avec sa société matérialiste obnubilée par la richesse et le statut social, était venue. Elle posa ses lunettes de lecture et quitta à regret ce monde tourné vers la quête du savoir.

Elle remarqua un écriteau sur le comptoir, qui indiquait qu’un poste d’archiviste assistant était libre et attendait une candidature.

Elle n’avait pas encore son diplôme final, mais elle pensa qu’il fallait saisir l’occasion de s’extirper de ce milieu vicié où elle évoluait.

 

Personne ne viendrait la chercher si elle s’ensevelissait au fin fond des travées de cet antique monument. Elle demanda à la dame d’âge mûr qui accueillait à la réception si la place était toujours vacante et si elle avait reçu de nombreuses candidatures. Celle-ci assura en riant que le poste attirait autant de monde que la consultation des archives, en montrant de la main la salle quasiment déserte.

Elle se promit donc de déposer son curriculum vitae dès le lendemain et de démissionner de la Tavola Marmoreo. Certes, le salaire serait certainement inférieur, et n’offrirait pas l’avantage d’être complété par les pourboires généreux des riches clients du restaurant.

Mais, elle avait infiniment moins de frais à supporter pour l’instant, et elle avait la ressource d’arrondir ses fins de mois en donnant des cours de soutien scolaire.

 

De plus, ses intentions ayant été découvertes, elle n’avait plus aucune chance de se servir de ses contacts avec la Fiammata pour démasquer l’assassin de son père, tout le monde devait se méfier d’elle désormais.

Toute question paraitrait suspecte, même posée sur l’oreiller. Et la fidélité de Leandro à ce sujet était absolue, jamais il ne trahirait les secrets du gang.

 

En marchant, elle s’imagina une nouvelle vie en harmonie avec ses goûts et sa nature profonde, et en savoura d’avance les délices.

Pourquoi ne pas fréquenter Ettore d’ailleurs, comme l’avait proposé Chiara, car sa personnalité calme et réfléchie cadrait parfaitement avec ce projet ? Son apparence était loin d’être aussi avantageuse que celle des deux mafieux, mais si la sensuelle Georges Sand avait su se contenter d’une relation platonique avec son amant, pourquoi pas elle ?

Elle eut un frisson de répulsion en se souvenant de ses cheveux bruns frisés, ses lunettes, son maigre corps et ses vêtements trop grands, une vraie caricature de l’étudiant moyen en faculté de lettres, mais est-ce que la séduction n’était pas un signe de corruption chez un homme ?

 

Le sexe ne menait qu’à la souffrance, pensa-t-elle, de plus, quand elle était dans le feu de l’action, elle ne s’appartenait plus, et était capable de tout supporter pour le plaisir du moment, pour en éprouver ensuite des remords.

Elle était maintenant certaine d’avoir confondu amour et attrait des plaisirs charnels, les sentiments qu’elle avait développés pour Leandro et Malaspina n’étaient que des chimères, elle le voyait clairement maintenant qu’elle avait les idées claires.

Était-elle réellement cette autre Flavia qui était dominée par ses sens, qui se laissait emporter par l’extase de se soumettre, de se donner entièrement à quelqu’un, peu importe ce qu’il en ferait ?

 

Non, elle en était sûre, et il était nécessaire de trancher les liens qui l’avilissaient.

 

Elle se dirigea d’un pas décidé vers le bureau de M. Giolitti.

—  Monsieur, je voulais vous remercier de m’avoir acceptée dans votre équipe, mais je vais bientôt reprendre mes études, et les horaires du restaurant ne seront plus compatibles avec les contraintes des cours en journée, je vous présenterai demain ma démission. Je respecterai le délai de préavis de 15 jours qui est stipulé au contrat.

— Je comprends tes raisons. Est-ce que tu vas t’en sortir financièrement ?

—  Je donnerai des cours en appoint.

—  Bien, mais sache que si tu en as besoin, nous pouvons ajuster les services en fonction de tes horaires, ou tu peux te contenter de travailler le week-end. Ne me donne pas de réponse tout de suite, mais réfléchis-y.

—  Merci pour tout encore une fois, Monsieur Giolitti.

 

Elle alla ensuite annoncer sa décision à Laura au vestiaire, et celle-ci la pénétra d’un œil exceptionnellement perspicace pour quelqu’un qui jouait les filles légères.

—  C’est une histoire d’hommes, n’est-ce pas ?

—  Mais que vas-tu chercher ? Ce sont mes études…

—  Taratata, tu es une vraie gémeau, tu essayes d’étouffer ta vraie nature en t’enterrant sous des masses de bouquins, mais au fond tu brûles de passion, je le sais.

—  Mais que vas-tu chercher là ?

—  Disons qu’il n’y a pas que l’astrologie qui me le dit, il est possible que j’aie remarqué le ballet d’une certaine voiture qui venait te chercher le soir…

—  Ce sont des histoires d’un soir, rien de plus…

—  Si tu le dis… Mais n’oublie pas ce qu’on dit ici : chi dice « ma » il cor contento non ha. Enfin, appelle-moi quand tu nous auras quittés, je te reverrai avec plaisir.

Et elle la serra affectueusement en prononçant ces mots.

 

Flavia n’eut pas le cœur tranquille en rentrant chez elle après le service, redoutant de recevoir une visite de Leandro, car celle-ci fragiliserait peut-être ses résolutions.

Elle n’était pas sûre d’avoir la force de l’éconduire, une fois dans ses bras. Cette idée lui rappela qu’elle lui avait promis de se procurer une contraception tel que c’était d’ailleurs le lot de beaucoup de filles de son âge.

Mais, si tout se passait comme elle l’escomptait, elle n’en aurait pas besoin, elle repoussa donc cette démarche à une date indéterminée.

 

Dès qu’elle se fut couchée, elle comprit immédiatement que la sérénité de la journée n’avait été qu’une illusion, sursautant à chaque bruit, à chaque pas dans la cage d’escalier, à chaque bruit de porte qu’on ouvrait.

Mais à chaque fois, le silence revenait inexorablement étouffer les espérances inavouées de la jeune fille.

 

Vers quatre heures, elle triompha enfin de son insomnie à coup de lectures assommantes de textes de Thucydide, un auteur qui ne trouvait ses faveurs qu’en situation d’extrême ennui.

 

Le lendemain matin, sa déception était telle de passer une nouvelle nuit seule, qu’elle décrocha impulsivement le téléphone pour proposer à Ettore de faire une sortie ensemble.

 

Elle ignorait que Chiara le poussait à se déclarer et à se montrer plus entreprenant envers la jeune fille, pour éteindre le feu qui s’était déclaré en elle au contact du capo.

C’était bien évidemment dérisoire de penser qu’Ettore, ce jeune homme effacé, pourrait combler le manque laissé par Malaspina, mais Chiara espérait malicieusement qu’il pourrait au moins lui changer les idées.

 

Ettore, agréablement surpris par l’appel, s’enhardit donc à proposer une visite du Musée archéologique de Naples, et notamment son Gabinetto segreto.

Flavia, même après toutes ses années à Naples, ignorait tout de ce lieu, mêlant histoire et érotisme, présentant des reliques des villes englouties de Pompei et Herculanum.

Elle accepta donc de le retrouver à la Place du Musée en milieu d’après-midi et constata, amusée, que son compagnon s’était mis en grands frais en revêtant une chemise, chose exceptionnelle le concernant.

 

Il essaya de charmer Flavia en l’abreuvant d’explications sur les collections qu’ils traversaient. Celle-ci l’écoutait avec plaisir, enchantée d’apprendre toutes sortes de choses intéressantes, et elle dut reconnaître qu’il possédait une somme de savoirs impressionnante.

On ne devait pas s’ennuyer avec lui, pour peu qu’on goûte les longs exposés sur des sujets assez obscurs, ironisa-t-elle in petto.

Mais comme ses propres sujets d’étude recoupaient la grande histoire, cela ne la rebutait pas.

 

Il se tut quand ils pénétrèrent dans l’aile consacrée à l’exposition érotique et Flavia découvrit stupéfaite, mais ravie au fond, les statues offertes à l’admiration de tous.

De son côté, Ettore était agréablement surpris de la réaction de la jeune fille, qu’il appréhendait un peu, vu le caractère atypique de la visite.

Il put encore une fois étaler ses connaissances, apprenant à Flavia, que l’énorme sexe du dieu Priape, qu’il pesait dans une balance, n’était pas censé attirer la convoitise, mais susciter l’effroi chez les candidats au cambriolage.

 

Il préféra s’abstenir de tout commentaire devant les vitrines contenant tout un éventail de sculptures de sexes masculins provenant des fouilles des villes ensevelies par le volcan, reléguées là par la pudibonderie du XIXe siècle.

 

Il remarqua encore une fois avec étonnement l’intérêt de la jeune fille pour les bas-reliefs ou les mosaïques représentant des couples qui s’étreignaient très explicitement.

L’un d’elle attira particulièrement son attention, figurant une femme nue qui tournait le dos au spectateur, enlacée par un colosse. Le rouge lui monta aux joues à cette vision, tant elle la renvoyait à sa nuit passée avec Leandro.

 

Ettore mit innocemment cette émotion sur le compte de la pudeur, alors qu’au contraire, elle résultait du débordement de sa sensualité.

 

Flavia s’était toujours tenue à l’écart des phénomènes de masse et avait donc échappé à la mode des fictions érotiques et de la pornographie, elle n’était donc pas encore blasée par le sexe, et demeura travaillée par les objets et les peintures qu’elle avait contemplés, longtemps après qu’Ettore l’eut ramenée chez elle.

 

Ettore ne pouvait imaginer quel mauvais calcul il avait fait en l’emmenant là, car Flavia écoutait à peine sa conversation dorénavant, l’esprit tourné vers la possible venue de Leandro le soir-même.

 

Il suggéra un dîner au restaurant pour la soirée suivante, que Flavia accepta sans même y penser.

De son côté, elle en fut quitte pour une nouvelle nuit d’insomnie, à espérer et épier les allées et venues dans la cage d’escalier.

 

Le miroir lui renvoya l’image d’un visage fatigué le lendemain, de larges cernes assombrissaient son visage, si bien qu’elle se demanda si elle ne devrait pas recourir aux artifices qu’elle avait évités jusque-là.

 

Elle se passa donc une couche légère d’anticernes, et pour équilibrer son maquillage, ajouta un trait de crayon khôl et un peu de mascara. Elle passa une robe fluide très convenable, à encolure carrée, et imprimé fleuri.

 

Elle s’en voulut de sa faiblesse, et pour retrouver la fermeté qui l’avait guidée deux jours auparavant, elle retourna passer sa journée à la bibliothèque, en attendant de retrouver Ettore le soir-même.

 

Comme elle l’avait décidé, elle déposa sa candidature au poste offert en croisant les doigts pour qu’un profil plus expérimenté ne se soit pas présenté.

 

Ettore vint la chercher à l’heure dite, pour l’emmener manger à la Trattoria Don Vincenzo sur la Via San Pancrazio, qui proposait des plats frais à des prix abordables. Flavia choisit des pâtes aux fruits de mer avec un vin blanc de Brindisi, suprême infidélité aux spécialités viticoles locales.

Pendant tout le repas, elle tenta de donner le change à son ami, marquant peut-être un peu trop d’enthousiasme aux idées qu’il exprimait pour éviter de le blesser, si bien qu’elle l’encouragea au lieu de lui faire entendre poliment qu’il n’y avait pas d’espoir, comme elle l’aurait dû.

 

Ce repas lui fit néanmoins comprendre qu’elle aurait beau prendre toutes les résolutions du monde, elle ne pourrait pas contraindre son cœur de faire le contraire de ce qu’il lui dictait, comme l’avait justement souligné Laura.

Jamais elle ne parviendrait à concevoir une relation de couple comme un simple lien de camaraderie, elle avait besoin que son partenaire la fasse vibrer. Elle avait goûté aux fruits vénéneux de la passion, elle ne pourrait désormais plus s’en passer.

 

Elle insista donc pour payer sa part, ne voulant pas abuser de la gentillesse d’Ettore, ce qu’il prit pour une marque d’indépendance, alors qu’elle aurait volonté réglé toute la note pour se faire pardonner de décevoir ses espérances.

 

Car celui-ci, ingénu et maladroit, avait dévoilé involontairement ses intentions à Flavia, pourtant presque aussi inexpérimentée que lui.

 

Ettore la raccompagna donc à sa porte d’entrée décidé fermement à tenter quelque chose, ne serait-ce que lui tenir la main ou lui donner une accolade.

 

Il fut donc contrarié d’y trouver un homme de haute et large stature, inquiétant dans un costume noir qu’il portait curieusement sans chemise.

Il se retourna, étonné, vers sa compagne, celle-ci semblait transformée en statue de sel.

 

Elle se retrouvait là à la croisée des chemins entre une vie paisible et rangée, assurant un bonheur tranquille, et les tumultes d’une passion interdite.

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