Foutues soirées !

Line avait trouvé l’annonce accrochée au milieu des offres d’emploi pour du baby-sitting ou pour donner des cours particuliers à des lycéens. Au début suspicieux, ses amis avaient finalement adhéré au projet après avoir appris que l'habitation comportait une piscine couverte chauffée et un spa. À l’écart de la civilisation, au cœur de la forêt municipale, le lieu avait aussitôt séduit les jeunes, d’autant plus que le prix s’était révélé être des plus attractifs pour leurs petits budgets. Les étudiants avaient donc pris la route pour le fin fond de la Normandie, afin de passer le week-end dans un manoir restauré en chambres d’hôtes ; endroit idéal pour se changer les idées  avant les examens finaux qui les attendaient.

Lors de leur arrivée, ils furent accueillis par le propriétaire des lieux, un homme d’une soixantaine d’années, grand, athlétique, et d’une élégance un peu désuète : il portait un costume trois pièces gris anthracite, taillé sur mesure. Il avait le souci du détail : des boutons de manchettes, une pochette rose pâle glissée dans la poche du costume, une cravate à l’anglaise tenue par une barrette dorée portant le blason de sa famille. Ses cheveux mi-longs d’un blanc immaculé étaient noués par un ruban de velours noir ; une barbe neigeuse magnifiquement taillée tranchait avec la peau mate du visage. Un nez aquilin lui donnait un profil d’aigle. Ses yeux provoquaient à chaque fois la même réaction : la crainte tant ils dégageaient un regard sauvage, bestial et vous donnaient immédiatement l’impression d’être devenu une proie potentielle. Heureusement, le sourire chaleureux que le propriétaire affichait, dévoilant des dents régulières d’une blancheur éclatante, apportait une touche de chaleur au visage.

Très vite les étudiants prirent possession de leurs chambres. Après avoir déballé leurs affaires et s’être changés, ils filèrent à la piscine et tombèrent immédiatement sous le charme. Entouré de baies vitrées donnant sur le jardin à la française qui s’étirait vers la forêt, le bassin semblait posé au milieu d’un écrin de verdure. Des transats en bois exotiques, des plantes luxuriantes, le spa placé un peu à l’écart, donnèrent aussitôt l’impression aux jeunes gens de baigner dans le luxe et de goûter à une vie de rêves. Le temps de leur baignade, ils en oublièrent totalement le stress des examens et la pression qu’ils se mettaient pour réussir.

En début de soirée, ils descendirent affamés dans la salle à manger qui leur coupa le souffle par sa splendeur. Ils entrèrent intimidés dans la pièce aux murs en pierres claires, les poutres du plafond et les meubles champêtres peints en blancs apportaient une touche de clarté et de distinction. La vaisselle raffinée et fine rendait les étudiants un peu gauches car ils craignaient de la casser ou de la faire tomber. Ils se délectèrent d’un repas semi-gastronomique qui ravit leurs papilles et rassasia leur estomac.

Ils se rendirent ensuite au salon où les attendait le propriétaire, confortablement installé dans un fauteuil Louis XV, placé dans le fond de la pièce, à quelques pas d’une immense cheminée dans laquelle un bon feu brûlait. Les étudiants ne pouvaient distinguer son visage car il était dans l’ombre. Il avait revêtu une tenue décontractée dissimulée sous une robe de chambre en velours bordeaux avec des motifs dorés. D’un geste de la main, il invita les jeunes gens à s’asseoir dans les canapés du salon, placés près de la porte. Il leur précisa de ne pas lui prêter attention et d’agir comme s’il n’était pas là, leur expliquant qu’avant d’aller se coucher, il aimait admirer les flammes.

Au début, les étudiants furent mal à l’aise, mais comme le propriétaire ne bougeait ni ne parlait, parvenant même à faire oublier complètement sa présence, ils commencèrent à se détendre, à plaisanter. Les alcools forts placés sur la table du salon les aidèrent aussi à se sentir bien. Très rapidement, l’un des convives proposa que chacun leur tour, ils racontent une histoire vraie qui leur était arrivée et au cours de laquelle ils avaient eu très peur.

Depuis sa place, les coudes posés sur les accoudoirs, les mains jointes à la hauteur du visage et les index appuyés sur ses lèvres, le propriétaire écoutait leurs récits. Les jeunes s’exclamaient régulièrement, riaient ou contestaient les propos tenus. On aurait dit des poules qui jacassaient et gloussaient dans un poulailler. Puis le silence se fit. Chacun avait raconté son aventure, mais personne n’avait su se montrer très convaincant. Ce fut à cet instant que le propriétaire leur déclara de sa voix profonde et rauque :

— Si vous le souhaitez, je peux vous raconter la pire histoire qu’il me soit arrivé quand j’étais jeune. Mais je préfère vous prévenir : elle est terrifiante et il se peut qu’après l’avoir entendue vous n’arriviez plus à trouver le sommeil. Et si jamais vous réussissez à dormir, vos songes seront peuplés d’affreux cauchemars.

— Un début bien alléchant ! s’exclama aussitôt Jean, le petit fanfaron de la bande.

Les autres échangèrent des regards interrogatifs puis, un sourire moqueur sur les lèvres, acceptèrent que le propriétaire leur raconte cette fameuse histoire.

— D’accord, je vais donc vous la conter. Mais il ne faudra pas venir vous plaindre par la suite, car, je vous aurai prévenus…

Aussitôt les jeunes resserrèrent les rangs dans les canapés, et tout ouïe se laissèrent embarquer par la voix caverneuse du conteur.

 

« À l’époque, j’étais élève en classe de 4e, dans un petit collège rural. Un soir, alors que je m’apprêtais à faire mon devoir de mathématiques, je m’aperçus que j’avais oublié les sujets et les documents dans la salle de cours ! La panique me gagna aussitôt, accompagnée de son lot de questions insolubles. Comment avais-je pu oublier mes documents ? Comment allais-je faire pour m’en sortir ? L’idée même de me rendre au collège le lendemain sans avoir pu faire mon travail de mathématiques me retournait le ventre. J’imaginais parfaitement la scène : moi devant le bureau, bafouillant des explications inaudibles et incompréhensibles. Je sentais peser sur moi le regard inquisiteur du professeur et dans mon dos le lourd silence craintif de la salle de classe, attendant la sentence. Je pouvais entendre la respiration des camarades, soulagés dans leur for intérieur de ne pas être à ma place et remerciant tous les saints et les dieux de leurs connaissances de ne pas avoir oublié leurs documents et fait leur travail, eux. Je vivais la scène comme si j’y étais : le professeur relevant lentement la tête, plongeant ses petits yeux noir foncé dans les miens, esquissant son plus mauvais sourire en coin, lâchant son terrible « Tutututu. Vous me servez de fausses excuses, Monsieur Piétrou. Si vous aviez prêté plus d’attention à vos affaires et à votre scolarité, jamais vous ne vous seriez retrouvé dans une telle situation… »

Imaginer la suite et les conséquences de cet oubli me fut impossible.

Il faut dire que le prof de maths était la terreur de l’établissement, il inspirait naturellement une véritable crainte, encore plus depuis qu’on l’avait aperçu dans le bureau du directeur affichant un sourire triomphal alors que le petit caïd du collège et sa mère quittaient les lieux en pleurs et avec des mines déconfites. Ce fut d’ailleurs la dernière fois qu’on aperçut cet élève qui sembla par la suite s’être littéralement volatilisé. Depuis ce jour, la réputation de monsieur Tuvamorflet fut assurée. C’était un professeur sévère, exigeant qui menait ses classes d’une main de fer, assommant ses élèves de leçons et d’exercices, n’ayant aucune pitié pour ceux en difficultés, les fainéants et encore moins pour les perturbateurs. À chaque début d’année, c’était la même crainte : avoir monsieur Tuvamorflet en maths ; il n’était pas rare de voir des garçons et des filles pleurer en apprenant qu’ils allaient l’avoir. Dans ses cours régnait un silence presque religieux, une atmosphère de travail de laquelle suintaient les efforts mêlés à la peur de se tromper ou d’échouer. Quand Tuvamorflet passait dans les rangs pour s’assurer que chacun travaillait correctement, le stress devenait palpable. S’il s’arrêtait derrière vous, regardant par-dessus votre épaule ce que vous écriviez, vous étiez à la limite de l’agonie, presque tétanisé par sa présence, son odeur âcre de chien mouillé vous saisissant les narines tandis que votre nuque picotait, indiquant qu’un danger imminent vous menaçait. Le stylo tremblant dans votre main moite, vous essayiez de continuer votre calcul en priant intérieurement de ne pas vous tromper. Vous ne pouviez vous empêcher de lâcher un soupir de soulagement lorsqu’il finissait par s’éloigner vers une autre victime.

Je me souviens très bien l’avoir vu se ruer sur un élève comme un rapace fond sur sa proie parce que ce pauvre garçon avait eu le malheur de soupirer un peu fort quand le professeur était passé sans s’arrêter à sa table. Reniflant l’erreur à des kilomètres à la ronde, Tuvamorflet s’était emparé vivement du cahier qu’il tenait d’une main, tandis qu’avec l’index de son autre main, il avait vérifié chaque ligne du calcul. L’élève avait blêmi en voyant le doigt tapoter nerveusement sur la page, annonçant ainsi la tempête qui allait suivre. Tuvamorflet avait lentement posé le cahier sur la table, pris le temps de relever théâtralement ses manches, avait plaqué sa main gauche à plat sur les pages ouvertes et avec la droite les avait arrachées d’un coup sec, tout en vociférant : « Décidément jeune homme, vous êtes un âne !!!! Comment un nombre négatif peut-il se transformer en nombre positif à la ligne suivante, alors que vous n’avez rien modifié dans votre équation !!! Un âne serait plus intelligent que vous ! Vous irez donc en retenue recopier la page arrachée en deux exemplaires ! Et pour vous apprendre à apprendre, vous en profiterez pour copier cinquante fois la leçon ! Mais qui m’a foutu de pareils ignares ! ». Autant vous dire que la fin de l’heure s’était déroulée sous une pluie d’humiliations et de rabaissements, art dans lequel Tuvamorflet excellait particulièrement.

Assis sur le bord de mon lit, les coudes sur les genoux, la tête entre les mains, je mesurais, complètement anéanti et désespéré, la galère dans laquelle je m’étais fourré. Comme si cela ne suffisait pas à mon malheur, ce soir-là mes parents étaient sortis au restaurant, invités par le patron de mon père. Ils n’étaient pas près de rentrer. Aucun moyen donc de trouver le moindre réconfort ou soutien dans le girond familial. Attendre leur retour pour leur évoquer le problème et quémander un mot d’excuse ne ferait en plus qu’aggraver la situation, car (allez savoir pourquoi) Tuvamorflet était très apprécié des parents et trouvait grâce à leurs yeux malgré sa pédagogie plus que discutable. Mais les résultats étaient là, et ils prouvaient que les élèves qui passaient entre les mains de ce tyran réussissaient non seulement leur brevet brillamment, mais aussi leur bac scientifique haut la main. Le moyen d’y parvenir n’était donc que détails superflus…

Je sentais les larmes monter. J’avais la gorge serrée, un poids dans la poitrine. Ma vie était foutue, finie. Je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même. Quel imbécile ! Comment avais-je pu commettre cette bévue ? Une erreur digne d’un sixième…

Un sixième ? Ce fut une véritable révélation ! Je venais de trouver LA solution à mon problème : je n’avais qu’à me rendre au collège pour récupérer les fameux documents ! Quel rapport avec un élève de sixième ? allez-vous me demander. Il se trouvait que quelques jours auparavant, un élève de sixième, terrorisé à l’idée d’aller en cours avec Tuvamorflet, avait réussi à voler une clé passe-partout à une femme de ménage et s’était enfermé dans une salle inoccupée toute la journée. Il avait ensuite quitté le collège après sa fermeture grâce au passe. Ni vu ni connu. J’avais hérité de cette clé, car le petit bonhomme n’avait rien de mieux à me donner quand je l’avais coincé dans les toilettes pour le racketter, comme j’en avais pris l’habitude auprès des sixièmes. (Depuis deux ans, j’avais développé une technique infaillible pour ne pas me faire prendre : extorquer un élève qu’une seule fois. Cela me réussissait plutôt pas mal.)

Je me levai d’un bond, me dirigeai vers mon bureau, ouvris précipitamment le premier tiroir et en sortis triomphalement le passe-partout. Il ne me restait plus qu’à me rendre là-bas !

J’enfourchai mon vélo et pédalai comme un dératé. Il était à peine 19h00 et il faisait nuit noire. Nous étions au mois de novembre et avec le froid mordant qu’il faisait cette année-là, les gens se dépêchaient de rentrer chez eux. Les rues étaient désertes, il y avait très peu de circulation. Le collège était à l’écart de la ville ; je m’éloignai des lumières citadines rassurantes et empruntai la petite route qui menait à l’établissement scolaire. Heureusement c’était la pleine lune, sa clarté blafarde m’aidait à me repérer et à ne pas me retrouver dans le fossé. En m’approchant du collège, un épais brouillard stagnant au ras du sol fit son apparition. J’avais l’impression de pédaler dans une marée de coton, tout en laissant traîner derrière moi des filaments vaporeux. Soudain, le bâtiment apparut en haut de la côte. Je ralentis, à bout de souffle et haletant, parcourant les derniers mètres en scrutant intensément les lieux déserts. Un silence oppressant régnait. Le collège avait une allure lugubre entouré par cette nappe de brouillard blanchâtre, auréolé d’une lune énorme qui le dominait loin dans un ciel étoilé. Un nuage de fumée blanche sortait de ma bouche et je frissonnai de froid, en sentant la sueur couler sous mes aisselles, avec cette désagréable impression qu’elle se transformait instantanément en petits glaçons. Je laissai mon vélo appuyé contre la grille que j’enjambai rapidement. En sautant dans la cour, je fus saisi d’un étrange sentiment de culpabilité : j’avais l’impression d’être un intrus dans un lieu sacré que ma présence profanait. Comme c’était étrange de découvrir la cour désertée et silencieuse, alors qu’elle grouillait habituellement de sept-cents élèves courant en tout sens et hurlant à tue-tête. Inquiet, je la traversai en direction des portes du hall d’entrée, quand une immense ombre passa. La cour s’obscurcit. Je m’arrêtai net, tous les sens en éveil et le cœur battant la chamade. Soudain, la cour retrouva son éclat blafard. Je levai la tête : l’ombre en question était un énorme nuage qui venait d’occulter la lune et qui continuait son chemin dans le ciel étoilé. Je poussai un soupir de soulagement, tout en me reprochant de ne pas avoir emporté de lampe torche.

Arrivé devant la porte, je sortis la clé passe-partout et l’enfonçai nerveusement dans la serrure. Je la tournai et, à ma grande surprise, j’entendis la serrure se déverrouiller. Je poussai la porte et pénétrai dans le hall sombre. La lumière des fenêtres dessinait des rectangles clairs sur le sol, mais l’escalier qui desservait les deux étages était plongé dans l’obscurité. Il me sembla entendre un bruit feutré provenant du palier du premier étage. Je fixai les lieux et crus déceler un mouvement fugace. J’étais sur le qui-vive. Le doute m’assaillit : qu’est-ce que je faisais là, tout seul, dans ce collège perdu au milieu de nulle part ? Si jamais il m’arrivait quelque chose, mes parents ne sauraient pas où me chercher et l’on ne me retrouverait que le lendemain matin, à l’ouverture de l’établissement. Il pouvait s’en passer des choses, en une nuit.

Soudain, je me mis à penser à ma prof de français, la maudissant aussitôt, elle et son fichu cours sur le fantastique : elle avait eu la bonne idée de nous raconter des histoires de son cru pour nous plonger dans l’univers inquiétant des phénomènes surnaturels apparaissant subitement dans la réalité. À chaque fois, elle avait pris un malin plaisir à mettre en scène le Nélève de 4e confronté à des fantômes, des vampires, des loups-garous, des esprits frappeurs ou des objets se déplaçant de leur propre volonté… Elle avait le don de créer des atmosphères angoissantes à souhait et de s’arrêter systématiquement au moment le plus intéressant pour reprendre la suite de son cours. Et nous, on ne trouvait pas mieux que de lui réclamer avec force la suite du récit du Nélève de 4e. Elle faisait semblant de résister, puis baissait les volets pour nous plonger dans la pénombre et, d’une voix mélodramatique, racontait la suite des mésaventures du collégien. Suspendus à ses lèvres, nous avions même une fois sursauté quand un surveillant avait fait irruption dans notre salle de classe. Pour le coup, on avait très bien compris les enjeux du récit fantastique, ayant vécu en direct ce que la prof avait tenté de nous faire comprendre sur l’importance des lieux (déserts et isolés de préférence) et le moment (la nuit, vers minuit) pour que le phénomène extraordinaire se produise et provoque chez le lecteur le sentiment recherché : la peur. Dire que ça nous avait amusés !

Mais à cet instant précis, cela ne m’amusait plus tout ! Pourquoi est-ce que je pensais à ce cours maintenant ? J’étais complètement stupide ou quoi ? Si je voulais me faire peur tout seul, je n’aurais sûrement pas trouvé un meilleur moyen que celui-là ! Pour tenter de me rassurer, je fis un rapide point sur ma situation : bon, d’accord j’étais seul, dans un lieu isolé, un soir de pleine lune ; mais, pour ma plus grande joie, il n’était que 19h30. Encore très loin de l’heure fatidique du fameux minuit. En plus, les phénomènes fantastiques étaient bons pour les livres ou les films ; moi, j’étais dans la réalité et si je voulais faire une année de 4e sereine, il fallait juste que je rende ce satané devoir de maths le lendemain. La vision de la tête en furie de Tuvamorflet finit de me ramener sur terre et de me rappeler les raisons pour lesquelles j’étais venu. Déterminé plus que jamais et pressé d’en finir, je gravis quatre à quatre les marches de l’escalier.

Arrivé au palier du premier étage, je pris le long couloir qui desservait les salles de classe de l’aile gauche du bâtiment. Heureusement les fenêtres situées en haut des portes et des murs laissaient filtrer suffisamment de lumière pour que je puisse avancer sans crainte.

Je m’arrêtai devant la porte 113, la salle de Tuvamorflet. D’une main tremblante, je l’ouvris à l’aide du passe. Elle grinça sur ses gonds quand je la poussai du pied. Une odeur de craie et de poussière me chatouilla les narines. Les tables bien alignées dessinaient des carrés sombres, semblables à des Lego emboîtés. Le bureau et le tableau se trouvaient à l’opposé de la porte. Dans l’angle, l’armoire restée entrouverte faisait une masse sombre.

Je gagnai ma table sur la pointe des pieds et découvris avec stupeur que mes documents n’étaient pas là ! J’étais pourtant sûr de les y avoir laissés, trop pressé de quitter ce satané prof de maths ! Nous étions le dernier cours de la journée : j’aurais donc dû les retrouver sur la table ! Une femme de ménage (ou Tuvamorflet lui-même) les avaient peut-être déposés sur le bureau ? Oui, c’était sûrement là que j’allais les trouver !

Je m’avançai vers le bureau et y trouvai immédiatement les papiers. Tuvamorflet avait écrit de façon grossière et appuyée mon nom sur la première feuille. Je pouvais sentir la rage qui l’avait habitée lorsqu’il avait trouvé mes feuilles négligemment oubliées sur le coin de ma table. Je ne doutais pas qu’il avait dû jubiler à l’idée de ce qu’il me ferait subir le lendemain.

Un grincement me fit sursauter. Je tenais les feuilles entre les deux mains et les froissai sous l’angoisse qui me submergeait maintenant. J’avais la désagréable impression que quelqu’un m’observait. Je déglutis difficilement. Une goutte de sueur perla sur mon front et commença à descendre lentement vers mon œil gauche. Le grincement retentit de nouveau dans le silence de la salle, aussitôt suivi de bruits de pas précipités. Je crus que j’allai mourir sur le champ quand je vis la porte de l’armoire s’entrouvrir un peu plus. Je la fixai intensément. Elle semblait avoir repris sa position initiale. Était-ce mon imagination qui me jouait des tours ? Peut-être un jeu de lumière provoqué par le passage d’un nuage devant la lune ? C’était sûrement cela ! J’avais réussi à m’en convaincre, quand une ombre jaillit de l’armoire et fila à toute vitesse dans la classe. Je poussai un cri avant de réaliser que c’était une souris. La main sur le cœur, je la suivis des yeux. Elle s’arrêta brutalement, agitant sa petite tête dans tous les sens, comme si elle reniflait ou cherchait frénétiquement quelque chose d’invisible. Soudain, elle poussa un couinement. Au même moment, une main jaillit du fond de la pièce et attrapa prestement l’animal qui se débattait désespérément pour échapper à l’étreinte qui le retenait prisonnière.

— Bonsoir, monsieur Piétrou. Quelle surprise de vous voir ici, à cette heure tardive.

Cette voix ! Cette main ! Cette silhouette qui s’avançait ! J’étais en plein cauchemar : Tuvamorflet sortit de l’ombre, marcha tranquillement, passa à côté de moi, contourna le bureau et s’assit derrière. Il ne m’avait pas quitté des yeux ; tenant toujours la souris, il posa ses deux mains sur le bureau. Le petit animal vivait toujours, mais avait perdu un peu de vigueur. Un rayon lunaire tomba sur le prof, lui donnant un aspect spectral. Il arborait un sourire mauvais et ses yeux lançaient des éclairs de haine mêlée à une joie sadique.

Je sentis mon corps se liquéfier, avec la désagréable impression que mes os étaient en train de fondre. Mes oreilles bourdonnaient tant mon cœur s’était emballé et un martellement sourd commençait à battre la mesure sous ma boîte crânienne. Mon instinct me disait de fuir, mais mon cerveau, complètement engourdi, ne répondait plus à aucun ordre. Je crus mourir sur place quand Tuvamorflet parla d’une voix vibrante et gutturale.

— Vous m’impressionnez, monsieur Piétrou. Si, si, vraiment. Vous avez bravé le froid et la nuit pour venir récupérer vos indispensables photocopies pour faire votre travail. Quel courage ! À moins que ce ne soit que pure inconscience et folie. Un soir de pleine lune, vous hasarder ici ? Mon pauvre ami.

Il éclata d’un rire sans joie ; avant que je ne puisse réagir, il enfourna la tête de la souris dans sa bouche et referma ses mâchoires. J’entendis les os de l’animal craquer. Il tira sur le corps pour détacher la tête. Un filet de sang coula de ses lèvres, il se mit à mastiquer bruyamment avant d’avaler ce qu’il avait dans la bouche. Il me lança un rictus qui découvrit ses dents ensanglantées. Il ouvrit de nouveau la bouche et y jeta le reste de l’animal. Il mâcha deux ou trois fois, puis goba le tout sans effort. Du revers de la main, il essuya sa bouche, laissant une petite traînée rouge sur le dos de la main.

Submergé par une peur violente et indescriptible, je restai figé comme une statue, incapable de crier ou de faire le moindre mouvement. Je tressaillis à peine quand Tuvamorflet se leva et m’observa de toute sa hauteur.

— Peut-être que monsieur Piétrou a besoin d’un cours particulier pour apprendre à ne plus oublier ses affaires…

J’assistai alors impuissant à ce que l’esprit ne peut concevoir ni la raison admettre sans passer pour un fou. Mais à mon âge, je ne crains plus de raconter ce que je vis ce soir-là…

Tuvamorflet se tenait debout, les mains en appui sur le bureau. Son corps fut soudain pris de soubresauts incontrôlables. Il souleva ses mains du bureau et se déplaça, il avançait comme un pantin désarticulé. Une odeur écœurante de chien mouillé envahit la pièce. Je parvins à reculer jusqu’au fond de la salle, mais j’étais hypnotisé par la transformation qui s’opérait sous mes yeux. Son corps grandissait, tandis que sa poitrine s’élargissait et que les bras gonflaient sous l’arrivée de muscles énormes. Les phalanges des mains s’étirèrent et des griffes épaisses poussèrent en un clin d’œil. Les mâchoires s’allongèrent en même temps que des crocs énormes firent leur apparition. Les oreilles, maintenant pointues, donnaient une apparence bestiale à la tête. Un poil dru et marron recouvrait le corps et le visage. Les yeux étaient maintenant orange et exprimaient une sauvagerie de prédateur, comme celle d’un lion. Devant moi se tenait une chose à mi-chemin entre un loup et un humain. Il passa une langue rouge sur ses canines. Du tréfonds de sa gorge sortit une seule phrase :

— Maintenant, place à la leçon de vie.

Ce fut comme si mon cerveau recevait un électrochoc, un voile se déchira dans ma tête et une voix hurla : SAUVE-TOI !!! MAINTENANT !!!. Je bondis vers la porte que je claquai derrière moi et me mis à courir dans le couloir. J’entendis un hurlement lugubre derrière moi. La bête était en train de s’énerver sur la porte qu’elle n’arrivait pas à ouvrir. Je venais de gagner un peu de temps, mais je savais aussi que cet incident avait dû décupler sa colère. Un fracas de porte défoncée retentit dans le couloir, suivi par le bruit d’une cavalcade. Tuvamorflet était sorti de la pièce et me coursait.

Je sautai les dernières marches menant au hall. Devant moi, la porte d’entrée, mon seul espoir de sortir de cet endroit en y enfermant le monstre. Une ombre me survola et atterrit brutalement devant moi, me bloquant le passage. Tuvamorflet avait bondi depuis le pallier et après un saut extraordinaire dans le vide, il se tenait devant moi, écumant et haletant, les bras légèrement écartés du corps pour me barrer le chemin, genoux fléchis, prêt à bondir pour m’attraper et, je n’en doutais pas, me dévorer comme il avait englouti la souris. Il avança la tête, flaira dans ma direction. Je voyais ses narines vibrer à chaque inspiration. Il retroussa une babine, dévoilant une canine acérée, luisante et crayeuse dans la pénombre, passa sa langue rougeoyante sur ses dents. Il se délectait de mon odeur ! Une goutte de bave perla sur la canine, coula lentement le long de la dent et de la babine avant de s’écraser sur le sol en lâchant un ploc qui résonna comme un coup de semonce dans ce hall silencieux. Croyez-moi ou non, mais derrière ce faciès monstrueux je reconnus sans mal le sourire en coin de Tuvamorflet, ce même sourire victorieux et sadique qu’il affichait avant de s’acharner sur un élève. J’eus tout juste le temps de penser Oh, mon Dieu ! Aidez-moi ! Tuvamorflet fléchit les jambes, prit appui sur ses pieds, tendit les mains devant lui et juste avant qu’il ne donne l’impulsion pour sauter, je fis volte face et courus aussi vite que je le pus vers la Vie scolaire qui n’était jamais fermée à clé. J’enfonçai la porte plus que je ne l’ouvris, la refermai violemment et m’y adossai, m’affaissant ensuite sur le sol, mes jambes n’étant plus capables de me porter. Je vis la fin du bond de Tuvamorflet qui s’écrasa contre les vitres de la Vie scolaire. Les mains en appui sur la fenêtre, il approcha sa tête et vint coller sa truffe sur le carreau. Un petit nuage de buée se forma, mais je distinguai très bien son regard bestial et affamé qui scrutait intensément la pièce. Il recula dans la pénombre, retirant ses mains de la vitre. Pendant une fraction de seconde, je pensai qu’il voulait faire le tour et ouvrir la porte contre laquelle j’étais appuyé. Soudain, sa main surgit brutalement de l’ombre, me faisant tressaillir. Il passa ses longues griffes acérées sur le carreau, l’entaillant dans un crissement insupportable. Comme un voleur voulant entrer par effraction dans une maison, il fragilisait le verre pour le briser plus facilement. La mise en scène à laquelle Tuvamorflet se prêtait me fit comprendre qu’il jouait avec mes nerfs, et qu’il en éprouvait un plaisir machiavélique !

Complètement paniqué, sachant ma fin proche, je tournai la tête en tous sens, cherchant désespérément un moyen d’échapper à ce monstre. J’avisai alors la porte qui donnait sur l’étude. Or, cette salle avait un accès direct sur la cour ! Toujours occupé à taillader le verre, Tuvamorflet ne prêtait plus attention à ce qu’il pouvait se passer dans la pièce, sûrement convaincu que j’étais fait comme un rat et que je ne pouvais lui échapper. Je me mis à quatre pattes, me plaquant autant que possible au ras du sol, je me précipitai vers la porte de l’étude. J’y étais presque lorsque la vitre derrière moi éclata, répandant des morceaux de verre sur le sol. Je me redressai, la main sur la poignée tandis que j’entendais Tuvamorflet atterrir lourdement sur le bureau du CPE. Sans me retourner, je tournai la poignée, poussai la porte et bondis pour fuir.

— Cours, cours petit Piétrou ! Tu ne peux m’échapper !

Le son de sa voix me glaça, mais je n’arrêtai pas ma course folle entre les tables et les chaises que je bousculais au passage. J’étais déjà de l’autre côté de la salle quand je sentis une douleur atroce à la cheville : quelque chose y était enfoncé et solidement agrippé. Je tombai en avant, ma poitrine percutant violemment le sol, me coupant le souffle. Tiré en arrière, je reculai de quelques mètres. Dans un effort surhumain, je parvins à me retourner sur le dos, ignorant la douleur qui me vrillait le bas de la jambe. Je voyais le plafond défiler au-dessus de moi. Soudain, je m’immobilisai. L’étreinte autour de ma cheville se libéra, je sentis un liquide chaud couler lentement le long de mon pied. Tuvamorflet, à quatre pattes au-dessus de moi, m’observait avidement. De nouveau, l’odeur de chien mouillé me saisit les narines. Il se pencha très lentement et approcha son faciès à quelques centimètres de mon visage. Je sentais son haleine putride, mélangée à l’odeur de sang qui teintait ses canines. Ses crocs semblaient miroiter dans la pénombre. Une goutte de salive rougeâtre s’échappa de sa gueule et vint atterrir sur ma joue. Terrifié, j’avais la désagréable impression de vivre la scène au ralenti. J’étais dans un état au-delà de la peur, ma raison s’était mise en mode veille, seul mon instinct de survie dominait. Une rage folle de ne pas mourir là m’envahit et décupla mes forces. J’envoyai un violent coup de genou dans le bas ventre de Tuvamorflet qui se redressa sous le choc. Je repliai les jambes et labourai violemment le ventre du monstre à coup de pieds. Surpris par mon attaque et la rapidité des coups, Tuvamorflet perdit l’équilibre et tomba à la renverse, sa tête percutant violemment un coin de table. Il s’écroula, inconscient sur le sol, une tache rouge se dessina à l’arrière du crâne et se répandit en flaque sur le sol. C’était plus qu’il ne m’en fallait pour me relever et prendre la fuite. Je traversai la cour en trombe, sautai au-dessus du grillage en un bond vertigineux, la peur me donnant littéralement des ailes. Je retrouvai mon vélo, l’enfourchai et, sans un regard un arrière, je pédalai comme si ma vie en dépendait.

J’arrivai chez moi, hors d’haleine. J’abandonnai mon vélo dans le garage vide : mes parents n’étaient pas encore rentrés de leur repas d’affaires. Je gravis quatre à quatre les marches qui menaient au premier étage de la maison et me ruai dans la salle de bain. Je me déshabillai à la hâte et me réfugiai sous le jet chaud de la douche. Tremblant de tous mes membres, j’essayai de reprendre mes esprits. Je restai sous l’eau chaude si longtemps que lorsque je sortis de la douche, la salle de bain avait des allures de sauna. J’essuyai le miroir avec une serviette et découvris mon visage : j’étais blanc comme un linge, les traits tirés et d’énormes cernes noires sous les yeux. Je m’assis lourdement sur le tabouret, désinfectai la blessure que j’avais à la cheville et la protégeai avec une gaze stérile et un bandage. J’avais dû me blesser en sautant le grillage lors de ma fuite. Encore hagard et un peu perdu, je m’affalai sur mon lit et m’endormis aussitôt comme une masse.

Le lendemain matin, mes parents, ne me voyant pas au petit déjeuner, me trouvèrent dans mon lit fiévreux et délirant dans une espèce de sommeil comateux. Je restai dans cet état trois jours durant ; le médecin fut incapable d’identifier le mal dont je souffrais. À mon réveil, j’étais sans force et amaigri. Mes cheveux avaient viré au poivre et sel, pour blanchir complètement en quelques jours, me donnant l’air vieux bien avant l’âge. Ma convalescence dura plusieurs semaines. Suite à la promotion de mon père, nous partîmes à l’étranger. Je ne remis plus jamais les pieds dans un établissement scolaire, victime d’une phobie qui me provoquait de terribles angoisses irrationnelles, me mettant dans un tel état de stress que mes parents envisagèrent de m’interner. Finalement, je repris peu à peu le dessus, mais, sur avis médical, je poursuivis le reste de ma scolarité à distance.

Ce ne fut que plusieurs mois après notre déménagement que j’appris par hasard que Tuvamorflet avait été retrouvé mort dans la salle d’étude le lendemain de mon escapade nocturne. L’enquête avait conclu à un accident mortel : le professeur, en voulant certainement arrêter des voleurs qui s’étaient introduits dans l’établissement, avait malencontreusement glissé et s’était mortellement blessé à la tête. Aucune remarque sur une éventuelle transformation physique étrange ou anormale chez la victime.

Mais, moi, je savais. »

 

Le propriétaire se tut. Un silence lourd régnait dans le salon. Les étudiants, toujours serrés dans les fauteuils, attendaient, suspendus aux lèvres de leur hôte. Un long moment s’écoula, rythmé par le tic-tac de l’horloge qui égrenait les minutes.

— Et c’est tout ? finit par lâcher Jean. (Les autres le regardèrent, ahuris, visiblement convaincus par ce qu’ils avaient entendu.) Le moins que l’on puisse dire, c’est que vous savez raconter les histoires. Mais qu’est-ce qui nous prouve que tout est vrai ?

L'homme laissa échapper un petit soupir et murmura :

— À chaque fois, c’est pareil. (Il se leva de son fauteuil.) Vous voulez une preuve ? Hé bien, la voici.

Il releva le bas de son pantalon, dévoilant une large cicatrice de dents incrustée dans la cheville gauche. On pouvait distinguer sans mal les trous laissés par deux canines énormes dans la chair fine du pied.

— Belle cicatrice, effectivement. Mais ça pourrait tout aussi bien être la morsure d’un chien.

Le propriétaire sourit. Il mit sa main dans sa poche et en extirpa un petit boîtier.

— Certes. Mais Tuvamorflet ne m’a pas laissé que la trace de ses mâchoires en guise de souvenirs…

Il appuya sur le bouton du boîtier. D’énormes volets en fer s’abattirent sur les fenêtres et la porte du salon. Les étudiants se levèrent d’un bond, parlant tous à la fois, ne comprenant pas ce qu’il se passait. Les filles poussaient des cris, tandis que les garçons se préparaient à en découdre avec le propriétaire. Ils se turent brutalement. Stoppés dans leur élan, ils assistèrent, médusés, à la métamorphose du propriétaire qui en quelques instants se transforma en un monstre mi-homme mi-loup. Il lorgnait avidement sur ses proies, la bave perlant aux commissures de ses babines. Du fond de sa gorge, il articula une simple phrase emplie de menace :

— À table !

 

* * *

 

Tandis que les grognements du monstre couvraient les cris de terreurs et d’agonie des étudiants, à des milliers de kilomètres de là, un jeune homme entrait triomphalement dans un logement en criant joyeusement :

— Hé les gars, ça vous dirait un week-end en Normandie dans un manoir de luxe ! Il y a une super promo à saisir ! …

 

 

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