Un bâillement force ma bouche à s’ouvrir en grand, je sens l’air froid sur mes dents, et puis celui tiède de mon souffle qui expire ma lassitude sans me l’ôter tout à fait. Non, bâiller ne m’ôte rien du tout, au contraire. C’est plutôt comme si j’avalais une nouvelle bouffée de fatigue.
Ma mâchoire retombe pesamment dans le creux de ma main, et je me sens exténué. Ou plutôt profondément ennuyé.
Mon troisième cœur, celui qui pulse à l’arrière de ma tête, derrière le rideau nuageux de mes cheveux, ne bat déjà presque plus. Je déteste ces moments-là de ma vie, plus encore que tout le reste du temps que je dois passer assis ici, à regarder le monde tourner sans jamais s’arrêter. Une de mes seules occupations, une de mes seules consolations, c’est d’écouter mon énergie circuler. Enfin… quand je dis « énergie », c’est peut-être un petit peu exagéré. Sans doute qu’un terme aussi dynamique ne me correspond pas du tout. Et puis, le rythme lent et régulier de mes cœurs, c’est surtout la seule manière que j’ai de savoir l’heure. Ce n’est pas la rotation de ce globe insignifiant qui pourrait me donner une juste mesure du temps. L’heure approche, justement, je le sens. Oui, ça y est, mon troisième cœur s’est arrêté.
Son écho me manque déjà terriblement. C’est épuisant. J’ai hâte que le moment soit venu, que l’apogée du silence arrive, et que mon être se remette en marche. Bien sûr, entre-temps, il faudra le faire… ce pour quoi je suis là. Mais je ne veux pas y penser tout de suite, c’est déjà bien assez fatigant de devoir le faire. Pour le moment, je préfère me complaire dans les deux battements feutrés et bizarrement synchronisés qu’il me reste. Celui de mon genou a quelque chose de presque gênant. C’est parce que les trois quarts du temps, je ne lui prête pour ainsi dire aucune attention. Pour moi, il annonce le moment. Celui que j’attends malgré moi, que je redoute, tout en le guettant avec ce qui ressemble à s’y méprendre à de l’impatience. Ce n’est pas possible. Il est dans mon essence même d’être patient. J’ai la mesure du temps, et je la respecte scrupuleusement. Jamais le moindre écart imprévu. Tout est décidé. Oh, le cœur de mon genou s’est arrêté.
Du bout de mon menton, j’embrasse et je caresse le dernier. C’est toujours lui. Je devrais peut-être le détester, mais en vérité, c’est mon préféré. Il est si petit, si léger dans la paume de ma main. Et pourtant, c’est le plus fort, ou du moins est-ce l’impression que j’en ai, parce que c’est toujours le dernier à se battre. Il retarde l’inévitable.
Non, je m’égare. Il ne retarde rien du tout, bien sûr. Il fait comme moi, puisqu’il est en moi, et tous les deux, nous suivons la cadence imposée. C’est important, c’est ce pour quoi je suis là. C’est ennuyant à mourir, mais c’est ainsi, on ne choisit pas. Je trouve du réconfort dans la pulsation de mon dernier cœur. J’ai l’impression que je pourrais avoir peur. Je me rappelle un passé, pas si éloigné, où j’étais systématiquement terrorisé à la simple idée de devoir bouger. La disparition de cette multitude de voix rassurantes un peu partout à l’intérieur de moi, l’invasion inarrêtable du silence qui prend le pas sur mon existence. Oui, je peux comprendre mon effroi, même s’il m’est impossible de le vivre à nouveau. De toute façon, effroi ou pas, je n’ai pas le choix, je ne l’ai jamais eu. Quand le moment est venu…
Déjà ? Eh oui, puisque je le perçois : le silence a tout envahi, je n’entends plus rien, pas même dans le creux de ma main. Il faut le faire, et sans perdre un instant, sans me presser non plus, bien évidemment. La force des choses − non pas la mienne, car je ne suis que faiblesse, il me semble, tout juste bon à faire ce qu’on me demande − cette force-là me fait déplier le bras. Je sens tout mon corps protester, mais je ne peux pas ralentir, tout doit coulisser, malgré le mal que j’en ai. Vraiment, on croirait que je suis fait pour l’immobilité. Et pourtant, mon existence n’a pour but que le mouvement, ce mouvement nécessaire, imposé, réglé parfaitement par l’univers, et je suis son bras.
C’est au tour de mon pouce de se dérouler, de voler lentement, à la vitesse demandée, vers la surface de ce globe qui m’a été confié. Mon doigt se rapproche, rien ne peut l’arrêter, pas même moi si je le voulais. Ou peut-être que si, mais quelle idée, vraiment, cela m’assomme rien que d’y songer.
Enfin, je fais ce pour quoi je suis là. Du plat de mon doigt, j’effleure la courbe si délicate de ce monde qui tourne devant moi. Et avec un naturel et une maîtrise inégalable, je lui donne une légère impulsion.
Et voilà, mes cœurs repartent à l’unisson, je me sens revivre juste après m’être complètement vidé, aliéné à l’extrême. Et en même temps, je ne vis que pour ce moment, cet instant où j’ai l’impression de frôler la mort. Mais c’est absurde, la mort ce n’est pas pour moi. Je suis l’inverse de la mort, je suis l’éternel recommencement. Sans moi, ma patience et mon pouce, elle n’aurait pas duré bien longtemps, la rotation de ce petit monde.
Revenu dans ma position de prédilection, le coude sur mon genou, le menton enfoncé dans le creux de ma main, je regarde le globe. Il s’est remis à tourner, ou plutôt il a continué, sans jamais s’être arrêté, comme si de rien n’était. Oh, il y a bien un détail que les habitants de ce monde pourraient remarquer. Mais sans doute que ça leur passe au-dessus de la tête, comme tant de choses à vrai dire. Sûrement qu’elle ne leur manque pas, cette portion de temps qui tout à coup s’accélère, jusqu’à, en quelque sorte, disparaître. Et puis, quand bien même quelqu’un remarquerait le phénomène, il faudrait vraiment être ingrat pour s’en offusquer. Une journée sautée de temps en temps, à intervalles réguliers, ce n’est pas bien cher payé, pour continuer de tourner.
ça me fait très plaisir que des Plumes continuent de s'aventurer jusqu'à ce texte huhu ^-^ Je l'avais écrit d'une traite un soir d'insomnie et ironiquement il reste mon écrit préféré à ce jour ! Merci merci d'avoir pris le temps et à une prochaine fois peut-être :)
Haha alors tu n'as pas cliqué là par hasard si je comprends hein, et bien je suis contente que tu n'aie pas été déçue, c'est un plaisir pour moi de savoir que la lecture t'a été agréable !
Merci d'avoir pris le temps de me lire, de commenter, et peut-être à une prochaine fois sur FPA ;)
Etant nouveau sur le site, je ne comprends pas pourquoi il y a deux titres: "Coup de pouce du Cosmos" et "Fraction de vie". Pourriez-vous m'expliquer? Merci!
En fait le site demande forcément un titre pour l'histoire et un titre pour chaque chapitre (même s'il n'y en a qu'un seul comme ici). Donc en réalité j'aurais pu mettre le même pour les deux entrées :) Mais j'aimais bien l'idée d'en profiter pour choisir une sorte de sous-titre, and "Fraction de vie" it is ;)
Pour Renarde, c'est un complot de l'amour, un mensonge onirique, le don du rêve.
Chez toi, c'est l'inattention ou la trop grande confiance, qui font passer inaperçu le travail de l'horloger. Mais avec toujours le cœur au centre. Ça m'a fait penser au fameux "le temps, c'est de l'amour".
Et si en plus, le sous-traitant des mécaniques cosmiques est un géant des plus sympathique, aux humeurs paradoxales et à l'énergie un brin feignasse. Comment ne pas l'aimer, ce penseur érodé aux trois cœurs empêtrés ?
C'est pas une question... ^^
Très joli !
j'aime beaucoup le parallèle que tu fais entre ma nouvelle et celle de Renarde, c'est très joli vraiment !
Je suis très contente que ce grand penseur flegmatique t'ait séduit ^^
Merci d'avoir pris le temps de commenter c'est trop cool ^^
Ca fait tourner la tête à la manière d'un bon petit Nolan !
Et cette comparaison haha, c'est trop ^^"
Tu as une bien belle plume, Hinata !
Oh trop cool que même avec la lenteur et la mollesse du texte il y ait une sorte d'effet de surprise ^^
Haha non en effet, ce ne serait pas ouf ouf ! On va dire que la couche d'ozone nous protège hein XD
Merci beaucoup d'avoir lu et commenté !
Joli!
Ce texte m'a complètement prélassée, destressée, posée. J'ai accompagné avec grand plaisir la lenteur de cette "divinité" avec des cœurs à des emplacements chelous, mais on s'imagine très bien ce que ça peut représenter ! Merci pour ce moment !
J'attendais avec grande impatience la chute et je t'avoue qu'elle me plait beaucoup :D
Tiens petite coquille que j'ai relevée :
"C’est parce que les trois-quarts du temps, je ne lui prête pour ainsi dire aucune attention."
-> Tu as une double négation ici
Oh j'en suis ravie ! Je suis hyper contente aussi que la fin te plaise, c'est jamais gagné avec les nouvelles je trouve XD
Et pour la coquille merci mais je vois pas le problème haha ^^" Y a pas toujours de la double négation en français ? Genre" ne pas/ ne plus / ne jamais/ ne aucun“?
Merci beaucoup pour ta lecture et ton commentaire! <3
Non mais je suis allée voir, apparemment ça se dit, c'est juste que je n'ai pas trop l'habitude alors ça me faisait bizarre à lire ^^
De rien <3 :D
Quelle idée originale ! Le récit est bien écrit, avec ce narrateur concentré sur ses sensations et ses émotions. On ressent le profond ennui de ce géant, dont l’anatomie présente quelques bizarreries. :-) Sa situation est loin d’être enviable : il est seul et il ne peut que se morfondre ou tenter d’occuper ses pensées.
Coquilles et remarques :
— Bien sûr, entre temps, il faudra le faire [entre-temps]
— c’est déjà bien assez fatiguant de [fatigant ; l’adjectif s’écrit « fatigant », le participe présent, « fatiguant ».]
— C’est parce que les trois-quarts du temps [les trois quarts]
— Il est dans mon essence-même [mon essence même ; sans trait d’union]
— l’invasion inarrêtable du silence [Le mot « inarrêtable » ne figure pas dans les dictionnaires, mais il est correctement formé ; dans ce contexte, on pourrait dire « inéluctable ».]
— Déjà ? Et oui, puisque je le perçois [Eh oui]
Merci pour ton gentil commentaire et le relevé bien utile des coquilles ! C'est trop chouette de ta part =D
"Un bâillement force ma bouche à s’ouvrir en grand, je sens l’air froid sur mes dents, et puis celui tiède de mon souffle qui expire ma lassitude sans me l’ôter tout à fait. Non, bâiller ne m’ôte rien du tout, au contraire. C’est plutôt comme si j’avalais une nouvelle bouffée de fatigue." → oh là là c'est moi tout le temps ça xD
J'ai trouvé ça super cool ! J'aime toujours autant ta plume ! L'idée était bien trouvée, et tu l'as développée agréablement ! Bravo !
Haha ravie que tu t'identifie, j'avoue que je me suis très largement basée sur ma propre expérience pour ce début XD
Merci pour ta lecture et ton commentaire !!!
"Oh, le cœur de mon genou s’est arrêté" Je n'aurais jamais cru lire cette phrase un jour XD.
Mais où est-ce que tu as été cherché tout ça ? L'idée est excellente en tout cas. J'aime beaucoup ce géant fatigué qui nous permet de vivre d'une pichenette.
E pur si muove! ;-)
Haha en effet, et moi je n'aurais jamais cru l'écrire XD
Alors là, faut remercier mon inconscient et le délire de une heure du matin XD Contente que ça te plaise ! Moi aussi j'aime bien cette image ^^
Merci pour ton commentaire c'est trop chouette !
Et j'adore la dernière phrase, elle ponctue bien le texte !
C'est du haut niveau. Bravo.
Alors... euh, il y a un peu d'Atlas dans le personnage je suppose, mais pour tout te dire, je ne suis pas sûre du tout de son identité en fait ^^" Chacun-e est libre d'interpréter ;)
Merci merci pour ta lecture et ce commentaire trop gentil !!!
Par contre, pourquoi trois cœurs ?
Brefouille, bravo et bisous !
"Par contre pourquoi trois coeurs ?" Franchement, la réponse c'est tout simplement "Et pourquoi pas ?" et en plus je m'imagine qu'il en a même plus que trois, sans savoir combien exactement ^^
Encore merci pour ta lecture et ton comm, ça me fait tout plaisir ! Bise :*
J'ai ADORÉ ! L'idée est super, l'écriture très poétique, gros coup de coeur pour ton texte. En si peu de temps en plus, waow, je suis admirative ! ❤
Bravo, et merci pour cette super lecture : )
Voilà, je ne sais pas quoi dire d'autre haha, je suis juste HYPER contente XD
Et ben... Trop bien ! L'idée est hyper originale et ta plume a encore fait des merveilles ! T'avais peur du hors sujet mais pas du tout, on est bien bien dans le thème :)
Ah ouf, tant mieux alors ^^
Merci d'avoir lu et commenté ! <3
Haha, il a pas oublié de vivre : au contraire, ce bonhomme oublie rien, c'est plutôt nous qui ne voyons pas passer cette journée, qui passe un milliard de milliard de milliard de fois plus vite que les autres, parce qu'on s'est pris une pichenette depuis la voie lactée pour pas que la Terre s'arrête de tourner héhé
Merci d'avoir lu et pris le temps de commenter !
Trop contente que ça t'ait plu (et aussi que selon toi ça rentre dans le thème haha, j'ai tellement l'impression d'avoir fait n'importe quoi XD)
Bisou ^^