Cela devait être un mardi, je crois. En tout cas, ce n'était ni un lundi ou un vendredi, ni même un week-end. C'était un jour de semaine banal, de ceux qui défilent sans qu'on les voit, sans qu'ils aient la saveur particulière d'un début de semaine accablant, d'une fin de semaine consolatrice ou encore d'une pause suspendue entre deux tranches de travail.
Je ne l'avais pas revu depuis longtemps. La vie passe, chacun se glisse dans le monotone du quotidien et les relations s'effilochent au gré du temps. Parfois, on y pense, on se dit que c'est trop bête d'habiter si près et qu'il suffirait d'un peu de bonne volonté pour ne pas laisser une distance se creuser. On repense avec nostalgie à ces moments passés, les joies et les peines partagées, les rires. Mais la pelle du temps finit son œuvre et le gouffre grandit sans que l'on fasse quoi que ce soit.
Donc, ce mardi là, en fin de journée, j'étais rentré du travail comme à mon habitude. Lorsque j'avais pénétré dans la pièce principale, les rayons rasants du soleil mettaient en lumière la poussière voletante, sublimant la déréliction de mon lieu de vie.
Il faisait doux aujourd’hui. Je ne m'en étais même pas rendu compte, assis dans mon petit bureau, je n'avais très certainement pas regardé par la fenêtre et encore moins pris le temps de m'y intéresser.
Il me restait du temps à tuer avant de préparer le dîner, je décidai de sortir de mon appartement. Pour une fois, j'avais envie de flâner un peu et de parcourir nonchalamment les rues sans me soucier de l'heure, sans me sentir obligé d'être chez moi parce que je n'avais rien de spécial à faire, personne à aller rencontrer, nulle-part où aller. Je n'avais pas de but précis, pas d'achats à effectuer et cette sortie me donnait l'impression de tordre le cou à la routine, de prendre un chemin de traverse.
Je marchai lentement au milieu des gens pressés. Je m'amusai presque de ce décalage entre eux et moi et j'en tirai une certaine satisfaction. Il y avait beaucoup de voitures, coincées dans les embouteillages. Et c'est là que mon oreille fût attirée par un son. Une musique plutôt. Un jingle pour être très précis. Un jingle que je n'avais pas entendu depuis une éternité. Dès les premières notes, j'avais redressé la tête pour identifier qui pouvait bien écouter cette radio. C'est là que je vis Sam. Nos regards se croisèrent et, passé le temps de surprise, des sourires s’étirèrent sur nos visages réjouis.
« Sam ! m'écriai-je, ça alors ! Ça fait un bail !
- C'est le moins qu'on puisse dire mon vieux ! »
La voiture de Sam était à l'arrêt au feu rouge. Je me rapprochai de la vitre ouverte, tout en jetant un coup d'œil au carrefour bouché.
« Comment vas-tu ? me demanda-t-il.
- ça va, ça va. Et toi ? »
Le feu passa au vert.
« Monte, me dit-il encore, enfin, si tu as un peu de temps ! On pourrait même aller boire un verre quelque part ! »
Sans attendre, j'ouvris la portière et m'engouffrai dans le véhicule. L'habitacle était propre, aucun papier ne traînait, je reconnaissais bien là mon ami tatillon. Il portait la tenue classique des cols blancs, de bonne facture et je supposais que sa carrière professionnelle avait pris le tournant qu'il souhaitait. Il redémarra et nous nous retrouvâmes dans le flot de la circulation.
Il y eût un petit moment de flottement, un moment où chacun dû s'habituer à la présence de l'autre. Cette invitation à monter dans sa voiture était autant évidente qu'impromptue. La radio était allumée et diffusait sa musique. Beaucoup de choses se bousculaient dans ma tête.
« Alors, lui dis-je finalement, que deviens-tu ? Comment vas-tu ?
- Et bien, ça va. Je suis vraiment content de te voir. C'était quand la dernière fois ? Il y a bien quelques années... cela te dit d'aller dans un bar ? J'ai eu une journée harassante, je ne dirais pas non à une bière bien fraîche... et en ta compagnie en plus ! Comme au bon vieux temps. On peut manger un morceau aussi !
- Et bien, oui. Ça me ferait plaisir ! Mais n'as-tu pas quelqu'un qui t'attend ou quelque chose à faire ?
- Tu as du bol, je me rendais à un rendez-vous qui vient d'être annulé ! Depuis, je suis coincé ici. Ma fiancée est dans sa famille quelques jours... Sa grand-mère. Elle ne va pas bien. Vraiment, cette rencontre ne pouvait pas mieux tomber. D'ordinaire, je sors plus tard du travail.
- Oh ! Tu es fiancé ! Toutes mes félicitations ! le complimentai-je
- Merci. C'est assez récent. »
Les voitures continuaient d'avancer au pas.
« Je commençais à m'agacer de ces embouteillages, me confia-il, je suis bien content d'avoir croisé ta route. Tiens, regarde, il y a une place ici. Garons-nous, nous rejoindrons le centre ville à pied. »
Une fois stationnés, nous remontâmes de petites rues avant de déboucher sur une place. De nombreuses terrasses offraient leurs chaises et tables comme autant de propositions alléchantes de les rejoindre et de s'y délasser. Nous nous y installâmes et tout en sirotant de la bière, nous parlâmes de nos vies, de nos réussites, de nos échecs et de tout ce que peuvent se raconter deux amis de fac qui ne se sont pas vus depuis longtemps. Comme je le soupçonnai, il avait réussi haut la main sa carrière, il avait gravi les échelons et dirigeait maintenant plusieurs personnes. Après plusieurs déceptions amoureuses, il m'affirmait avoir trouvé la perle rare et s'était fiancé. Le mariage était prévu le printemps prochain. Il faudrait que je vienne.
De mon côté, je lui relatai mon train de vie tranquille, le désert amoureux que je traversais, le vieillissement de mes parents. Je n'avais pas honte de ma vie, mais je devais reconnaître que la fadeur avait envahi toutes mes sphères.
Nous badinions, nous prîmes un repas, nous rîmes. C'était une agréable soirée, un imprévu charmant qui m'égayait, retrouvant le plaisir simple de passer du temps avec des gens que l'on apprécie.
Au moment, de se quitter, après les éternelles promesses de ne pas laisser autant de temps s'écouler d'ici notre prochaine entrevue, je ne pus m'empêcher de le questionner sur la radio qu'il écoutait dans sa voiture.
« Sam, lui demandais-je, je n'avais pas capté cette station de radio depuis... je ne sais même pas dire depuis quand... Peu importe, a-t-elle changé de fréquence ? Diffuse-t-elle toujours les mêmes bonnes musiques ?
- Non, elle n'a pas changé, pas que je sache. Je suis toujours branché dessus et je n'ai jamais eu de soucis avec. Et ça oui, elle est égale à elle-même : parfaite ! »
Je m'étonnai légèrement de sa réponse, mais ne trouvant rien de plus à ajouter, nous nous séparâmes sur un dernier au revoir, contents de notre soirée et heureux d'avoir passés ce moment ensemble.
En rentrant chez moi, je me délestai de mes chaussures à la hâte et dans la pénombre, je me dirigeai immédiatement vers mon poste de radio. La station que j'écoutais actuellement, et par défaut, emplit la pièce de ses chroniques ordinaires et je me mis à chercher l'autre, celle que Sam et moi écoutions lorsque nous étions étudiants. Tout à coup, je fus sûr de l'avoir trouvée. Loin des clichés pop et de la soupe commerciale, j'avais retrouvé l'intense plaisir des musiques de ma jeunesse et je m'assis pour profiter de ce retour aux sources.
Je finis par éteindre le poste et aller me coucher, demain une autre journée de labeur m'attendait.
Le lendemain, j'avais déjà hâte d'être le soir et de rentrer chez moi. Plusieurs fois dans la journée, je me surpris à regarder ma montre avec insistance. Je n'étais pas un employé modèle, je réalisais les tâches que l'on me demandait, ni plus, ni moins, sans être particulièrement épanoui mais sans être dans l'ennui complet non plus.
Depuis, cette rencontre avec Sam, je découvrais une envie naissance, celle de renter chez moi pour écouter la radio et la réintégrer dans ma vie. À la sortie, je me dépêchai de prendre le métro qui me raccompagnerait chez moi.
En posant les clés dans le vide poche, j'étais presque euphorique d'avoir tout ce temps pour moi et de pouvoir m'adonner au plaisir de l'écoute. Je branchai le poste, et allai m'installer confortablement dans mon fauteuil préféré.
Jusqu'au week-end, je passai ainsi toutes mes journées, j’attendais le soir avec une certaine impatience. J'étais bien, et finalement, je remarquai que cela faisait longtemps que cela ne m'était pas arrivé. Une nouvelle petite satisfaction venait éclairer mon présent. Je n'aurai jamais cru que cette radio m'avait autant manquée.
Je ne savais pas vraiment ce qu'il s'était passé la dernière fois et j'eus jamais le fin mot de l'histoire. Avant, j'étais constamment branché sur cette fréquence, elle était étroitement liée à mon quotidien et elle avait fini par en disparaître complètement. Au début, ce n'était que par des intervalles. Je ne la captai qu'avec des grésillements affreux. Des interférences sonores désagréables à vous rendre fou. Que ce soit en essayant d'ajuster la fréquence ou déplacer l'antenne, rien n'y faisait. Puis, tout redevenait comme avant, limpide. Je gagnai ainsi quelques jours voire semaines de paix. En vain. Après vinrent les silences. La radio se montrait muette. J'en avais même acheté une autre, mais ce n'était pas matériel. Je n'avais jamais osé parlé de ce phénomène à qui que ce soit. Ce n'est qu'une station de radio après tout. Une fréquence parmi d'autres qui m'apportait un plaisir certain, mais pas de quoi se plaindre réellement. Elle était sortie de ma vie peu à peu jusqu'à ce que j'oublie sa compagnie. L'engrenage de l'ordinaire avait pris la suite.
L'arrivée de ce week-end me rendait extatique. Je n'allai pas le passer comme souvent dans une contemplation béate, mais en souhaitant parcourir le monde et lui crier que j'étais bien là, bien vivant parmi les autres âmes.
De bonne heure, je me mis au volant de ma voiture et je cherchai la fréquence souhaitée. Une fois paré, je pris la route sans avoir de destination en tête, uniquement le désir de me mouvoir dans le vaste monde avec pour compagnie de la musique et cet état de bien-être que je redécouvrais.
Les paysages défilaient, le soleil était de la partie.
J'eus une frayeur ou deux lorsque d'un coup des crépitements affreux polluèrent la station de radio. Je commençai à me demander si tout ne recommençait pas.
Je m'arrêtai pour prendre de l'essence dans un bouiboui vieillot le long d'une route. J'en profitai pour acheter un peu de nourriture et me reposer un peu. L'après-midi était déjà bien avancé. J'avais erré une bonne partie de la journée, j'étais rassasié de ce moment solitaire et musical, dodelinant de la tête ou chantonnant en rythme, inspirant l'air de la campagne sur les mélodies, m'enivrant à tu-tête des chansons... En somme, il était temps pour moi de rentrer.
J’enclenchai le contact et repris ma route. Au début, je ne fis même pas attention, mais au bout de quelques kilomètres, il me sembla que quelque chose avait changé. La radio s'était tue. Je trifouillai un peu les boutons, espérant comme les fois précédentes que tout redeviendrait à la normale.
Je captai les autres fréquences, mais je ne pus remettre la main sur celle que j'avais retrouvée. Je me dis que ce ne devait pas être bien grave, que j'avais dépassé la limite pour la réceptionner. Plus je me rapprochai de la ville, plus mon espoir grandissait qu'elle revienne. Sans succès. Le poste restait aussi silencieux qu'un moment suspendu. Je regrettai déjà m'être arrêté un peu plus tôt.
J'arrivai enfin chez moi, garai ma voiture. J'étais dans un état d’hébétement et décidément, je ne comprenais pas. Je me rassurai autant que possible. Une panne. Un problème de diffusion. Un problème d'antenne. Un appareil défectueux. De toute façon, je n'avais qu'à remonter dans mon appartement et essayer sur mon poste.
Ce que je fis. Sans succès ici non plus. Impossible de retrouver ou d'écouter à nouveau cette station de radio. C'était idiot tout de même. Je l'avais pas plus tard que quelques heures et voici qu'elle était à nouveau perdue.
Je me couchai agité, ne sachant plus que faire de plus. J'avais laissé branchée la fréquence, au cas où, mais rien ne se produisit.
J'hésitai à appeler Sam, à lui en parler. Mais je ne le fis pas. La vie reprit son cours, les lundis précédant les mardis et les jours défilant à tout jamais de façon identique, les heures de repos succédant aux heures de travail, la poussière continuant de voleter dans les rayons lumineux. Je vendis mon poste de radio la semaine suivante.