Son étroite maison de village, héritée de ses grands-parents, se déroulait sur quatre étages ; il s'y installa lorsqu'il fut envoyé se reposer définitivement par son administration. Le rez-de-chaussée il déclara « No Man's Land » et y gara son vélo, ses outils, quelques bouteilles et ses cageots de pommes. L'escalier qui desservait les étages resta zone internationale, à circulation libre, une fois l'entrée autorisée.
Au Premier fut admis Anton, son berger roumain des Carpathes. Il y recevait sa ration quotidienne, ainsi que tous les restes jugés bons, et y dormait dans un grand panier. Y résidaient aussi des êtres colorés et agités, mais très silencieux, originaires des Caraïbes et d'Amérique Centrale, dont l'aquarium occupait un cinquième de la pièce. C'est là que Jean Frinpa-Laloi accueillait ses connaissances : sa voisine, une normande très bavarde et très serviable, qui lui livrait ses légumes et fruits tous les mardis, et ses copains, avec lesquels il jouait au poker 2 fois par semaine, en buvant du whisky écossais.
Le deuxième, étage de sa chambre et de la salle de bain, n'admettait que lui et sa bonne amie, quand elle lui rendait visite, entre ses multiples déplacements de représentante commerciale pour une firme européenne. Jean y avait casé sa collection de romans policiers. Dans une encoignure de la fenêtre à l'est, les quelques volumes de Qiu Xiaolong, les enquêtes de Kogoro Akechi et de Wyndham et Banerjee. Entassés sous la fenêtre sud, tous les Andrea Camilleri et Massimo Carlotto. L'armoire à linge et des rayonnages occupaient le mur nord, ceux-ci étaient réservés aux polars norvégiens, suédois, finlandais et islandais. Les Américains, très nombreux, se serraient dans les espaces restant à l'ouest. Il avait enfin rempli les tiroirs sous son lit avec les auteurs français et anglais, ces derniers, après hésitation, car il ne savait pas vraiment où les situer.
Sous les combles, Jean avait son atelier personnel et secret. Tout en écoutant du jazz brésilien, il s'appliquait à son dernier projet : parfaire l'ordonnancement de son logis en fabricant des partitions de bois peint adaptées aux différents emplacements qui les attendaient.
- Voici qui contraindra Ludivine (sa bonne amie) à ranger les conserves sans les mélanger... murmura-t-il en contemplant une petite cloison qui allait finir d’agencer son placard de cuisine. Le recto indiquait « salé » et le verso « sucré ».
Il était près de minuit. Jean alla se coucher dans son grand lit, en faisant bien attention à ne pas franchir la ligne qui démarquait sa moitié de celle de Ludivine, et qu’il avait matérialisée au feutre indélébile. Ludivine, qui n’avait pas franchi son seuil depuis plusieurs semaines... Et à présent qu’il y pensait, il réalisa qu’elle n’avait pas non plus répondu à ses messages depuis autant de temps...
Il décida de ne pas poursuivre plus avant cette pensée, car la nuit est faite pour dormir et rêver, et s’endormit sans problème.
Heureux les hommes qui savent se ranger.
Décalée cette petite histoire où l'on reçoit une avalanche d'informations sur une personne à la fois très rangée mais aussi ouverte au monde. En lisant, j'ai imaginé que la maison héritée des grands parents était un phare dominant la mer, avec ses différents étages hétéroclites, remplis de choses et de gens qui ne pourraient pas y entrer en termes de volumes. Je ne sais pas pourquoi, rien ne le fait penser a priori. Mais c'est comme ça la lecture ...
J'ai bien aimé le côté fataliste et résigné du héros. Et en même temps sa petite vie qui pourrait paraître étriquée, est en fait remplie de gens et de cultures de tous pays. A condition de ne pas dépasser les limites qu'il s'impose et impose.
C'est peut-être parce qu'il n'étouffe pas au milieu de toutes ses affaires que j'ai pensé à un phare.
Sympa.