Frustration et paix

Par Sabi

L’écran de l’ordinateur brillait dans la pénombre de la pièce. Le soir s’annonçait, étendant l’obscurité d’est en ouest. Il faudrait bientôt que je me lève pour allumer la lumière. Mais pour l’instant, le confort du canapé était le plus fort, et je repoussais ce moment, allongé que j’étais avec un coussin sous la tête. Pour tout dire, je glandais. Je regardais Youtube. Aucune chaîne de mes youtubeurs préférés n’avait sorti de nouvelle vidéo aujourd’hui. Alors, je me contentais d’en regarder d’anciennes. Enfin pas trop. Si j’en regardais de trop vieilles, je me rendais compte alors du temps qui avait passé, et c’était déprimant. Déjà 5 ans ? Déjà 10 ans depuis qu’il avait sorti cette vidéo ? Mon Dieu, on voit bien qu’ils ont changé physiquement depuis…

S’égarer sur Youtube devenait une torture, car il était tellement simple de remonter le temps, de se souvenir des moments où j’avais vu pour la première fois cette vidéo. J’étais alors étudiant, lycéen. J’avais 19 ans, 17, 14 ans… Le monde était alors plus simple. Ou alors, c’est moi qui étais plus insouciant. Oui, sûrement. Il suffisait d’aller à l’école. On se plaignait des profs, des devoirs, des contrôles. Mais au final, l’ordre des jours était réglé comme du papier à musique. Les jours se répétaient avec quelques variantes, créant une routine sécurisante où l’on était sûr de voir ses amis, rigoler, manger, s’amuser un peu, écouter les cours si on le souhaitait, rentrer…

Une publicité youtube s’incruste dans ma vidéo sans me demander mon avis. Youtube, nouvelle télévision ? Oui, je le crois. Moi qui reprochais à l’ancienne génération de ne pas pouvoir se passer de la télé, que faisions-nous ? Que faisais-je ?

Cette publicité ne peut pas être interrompue. J’ai la désagréable impression d’être violé dans ma liberté de prêter l’oreille. Je n’ai pas envie d’être soulée par une publicité débile qui me coupe un divertissement, mais on ne me donne pas le choix. C’est ça, ou ne regarde pas Youtube, connard ! Ah mais oui suis-je bête ? À part Youtube, t’as la flemme d’aller voir ailleurs…

La flemme, la flemme. La paresse. Mon enfance au catéchisme et à l’aumônerie m’a permis de savoir que la paresse est un des sept péchés capitaux. J’ai entendu le rappeur Ali dire dans un de ses morceaux : Le pire ennemi de l’homme est la paresse. Elle repousse la vie en attendant que la mort apparaisse. Alors du coup, est-ce que je suis en vie ?

La pub continue. Il s’agit d’une nouvelle boisson sans additifs ni conservateurs. C’est drôle comme les industries s’acharnent à faire passer leurs nouvelles merdes comme étant « bio » et « bon pour la santé ». Je ne serais même pas surpris qu’ils parviennent à nous faire croire que Fukushima permet de renouveler l’environnement en enlevant le facteur humain de biotopes entiers.

Tous ces visages souriants et heureux dans cette pub. Voir ça me donne l’impression de me déshydrater de l’intérieur. Mon mental me hurle que tout ça, c’est de la propagande, une illusion, un mensonge, un piège. Ces sourires sont faux. Et le pire, c’est qu’au fond, personne n’y croit vraiment, même pas ceux qui produisent ces conneries.

On a trouvé la société dans cet état. On a grandi là-dedans et on en a appris les codes. Rien d’autre. Pas de porte de sortie apparente. Est-ce par désespoir que l’on se contente de répéter les schémas sans jamais les remettre en question ? Personne pour se dire : « Stop. Trop c’est trop. » et tout plaquer ?

Au fond, je ne fais que projeter sur tout le monde ce que je meurs d’envie de faire. Tout plaquer. Quitter toute cette folie que je vois absolument partout. Mais la force de gravité du canapé est trop forte. Même me lever pour allumer la lumière est un effort.

Ce canapé m’étouffe. Cet ordi m’étouffe. Youtube et sa « liberté d’expression » qui pue le fric et la boucle d’asservissement de la pensée m’étouffe. Tout ce système me prend à la gorge. Bordel, qu’est-ce que j’attends ?

Depuis quand ai-je perdu mon pouvoir personnel? Depuis quand j’ai peur à ce point de bouger et de faire ce que je veux : tout plaquer ?

Je vois tous les jours des gens qui font une seule et même chose : donner leur vie entière au système social et économique. Je vois chaque jour les mêmes comportements être répétés jusqu’à la nausée. Merde ! À force de ne voir que ça, j’ai peur de faire autrement. J’ai peur de mourir ? J’ai peur qu’on me lapide physiquement et/ou moralement si je fais ce que je veux ?

Et pourtant, qu’est-ce que je m’emmerde. J’ai un boulot que j’ai la chance d’avoir choisi, et d’apprécier. J’ai une famille que certains seraient prêts à tuer pour avoir. J’ai un ordi, une PS4, une voiture. Et qu’est-ce que je m’emmerde.

C’est simple, tout est si vide. Ce que je vois n’a pas de sens. Je vois l’économie nous utiliser comme des pions jetables, tous autant que nous sommes. Je vois cette pub qui n’a aucun sens à part essayer de me manipuler.

Je ressens chaque jour des fils invisibles qui essayent de me posséder, de me faire me déplacer comme une marionnette. J’ai l’impression que le système m’utilise. Un truc prodigieusement non-humain essaye de m’imposer une manière de vivre toute faite, construite depuis bien avant ma naissance. Oui ce système mérite ce qualificatif : « prodigieux ». Personne ne peut le nier.

Je suis né dedans, j’ai grandi dedans. Je ne connais que ça. Et pourtant…

D’où vient cette nostalgie si grande d’une époque où j’étais libre ? Cette mélancolie qui me dit que le monde n’a pas toujours été ainsi ? Que fut une époque où le monde était épanoui dans la liberté, la vraie, pas l’ersatz, la caricature que « les spécialistes » de la politique et des médias nous disent avoir ?

Pays libre ? « Monde libre ? ». J’en rigolerais tellement si ce n’était pas aussi pris au sérieux. J’en viens même à me dire que vivre en dictature serait, sous certains aspects, mieux. Au moins, il n’y aurait pas ces belles paroles constantes qui cherchent à te persuader que tu as quelque chose que tu n’as pas. Au moins, je n’aurais pas à dépenser de l’énergie à me battre contre ces techniques de contrôle mental mielleux, sournois et retors afin de conserver ma lucidité.

La liberté ? Pourquoi faire ?, disait Lénine.

Et effectivement, à quoi bon la liberté dans un système qui t’encadre à chaque pas, chaque respiration, chaque étape de ta vie ?

Hier, sur une affiche du ministère de la Santé, j’ai vu écrit : On prend soin de vous. Tout est dit. Merci Big Brother, mais je suis un adulte responsable. Je n’ai pas besoin de ta fausse gentillesse qui cache tellement de choses. J’ai travaillé en maison de retraite. J’ai vu le sort infâme que tu réserves à nos aînés. Va bien te faire voir ailleurs si j’y suis, et je reste poli.

 

Je refuse que l’on m’encadre sans que l’on me demande la permission. Je refuse que l’on prenne soin de moi si je n’en ai pas exprimé le besoin. Qui es-tu, système, pour m’imposer une atmosphère aussi étouffante de non-choix ? Je suis un être libre par essence et par nature grâce au don du libre-arbitre. Rien de ce que tu feras ne pourra me l’enlever.

 

Ce monologue a l’avantage de chauffer ma frustration. Cette chaleur me donne l’énergie de m’arracher à l’attraction du canapé. Je quitte Youtube. J’éteins l’ordi. Je sors de mon appartement.

Dehors, il y a un petit carré de verdure où poussent du gazon, des fleurs et des arbres. J’aime les arbres. Ils ne bougent pas et ne parlent pas. Pourtant, ils sont clairement en vie.

Les regarder me rappelle ce que certains appellent l’état de nature. Ils me permettent de me souvenir et de ressentir que tout ce système qui accapare nos vies existe seulement pour les humains. Les végétaux s’en contrefichent. Les animaux s’en contrefichent. Ils sont trop occupés à vivre. Savoir que certains échappent à ces conneries me rassure, me fait du bien. Enfin un bol d’air frais dans tout cet air vicié, un goût réel de liberté !

 

La moitié d’une guerre, c’est savoir quand frapper, disait Kery James.

Oui, peut-être suis-je encore trop souvent une larve dans le canapé. Je rassemble mes forces. Pour le bon moment.

Un saut de l’ange. Un saut dans le vide. Voilà ce à quoi je me prépare. Et ça demande de la préparation : psychologique, morale, physique.

La vie, la vraie, c’est quelque chose d’imprévisible, de violent. Pour me sentir en vie, pas d’autre moyen que de prendre des risques. La liberté, c’est faire des choix. Et j’ai envie de faire des choix audacieux. Mieux même, j’en ai besoin. Pour briser ce monde si chiant.

Au fond, je suis un artiste. Ma créativité a besoin de liberté, et donc d’audace, pour s’exprimer, pour fleurir et s’épanouir.

 

Je souhaite, inch’Allah, faire de la musique, chanter, faire du violon, un jour. Je souhaite, inch’Allah, faire de la forge : créer quelque chose de brut de mes propres mains. Je souhaite  inch’Allah, ressentir la vie à fond, créer quelque chose de nouveau qui soit en dehors de cette société prédatrice qui a soif de te posséder jusqu’au trognon.

 

Soldats, ne vous donnez pas à ces brutes, ceux qui vous méprisent et font de vous des esclaves, enrégimentent votre vie et vous disent ce qu’il faut faire, penser et ressentir, qui vous dirigent, vous manœuvrent, se servent de vous comme chair à canons et vous traitent comme du bétail. Ne donnez pas votre vie à ces êtres inhumains, ces hommes-machines avec des cerveaux-machines et des cœurs-machines. Vous n’êtes pas des machines ! Vous n’êtes pas des esclaves ! Vous êtes des hommes !… disait Chaplin. Merci Chaplin ! Quelles paroles ! Quel panache ! Quel homme !

Et je suis aussi un homme.

 

*

 

Assis sur mon banc habituel, je laisse la frustration redescendre grâce à l’aide des arbres. Le souffle du vent fait s’agiter les feuilles produisant un bruissement caractéristique qu’un poète pourrait appeler la voix de l’air. Je ne comprends rien à ce langage, mais quelque chose dans ses sonorités parle à ma sensibilité, me remet en contact avec le doux et le calme en moi.

Doucement, les paroles que le vent murmure aux feuilles semblent me tirer d’un sommeil lourd et nauséeux. J’ai l’impression de me réveiller d’un cauchemar, comme si le bruissement de l’air me rappelait à un état de l’âme antérieur à la peur et le malaise ; comme si je sortais soudain la tête d’une eau invisible, j’ai la sensation d’être un quasi noyé qui reprend au moment où il s’y attend le moins une goulée d’air frais. Je me souviens. Je reprends conscience de la réalité réelle, de la vérité vraie. Le calme qui m’habite est alors si souverain que mon agitation antérieure m’a l’air irréelle. Je suis incapable de dire pourquoi j’étais si terrifié, frustré, anxieux. Ces trois choses n’ont aucune consistance au moment présent, en compagnie du vent, des feuilles et des arbres.

Au sol, entre les tiges d’herbe, sautillent des moineaux et atterrissent des pigeons. Je pourrais rester ainsi, assis et immobile sur mon banc pendant un temps indéterminé. Rien ne me presse, rien ne m’attend. J’ai envie de laisser le monde se dérouler devant moi et de profiter du spectacle. Je n’attends rien de spécial. Je suis disponible pour tout. Que va-t-il bien pouvoir se passer ? Pour l’heure, rien de particulier, et tout se passe : un voisin ouvre une fenêtre, un chien aboie, des voitures roulent sur le boulevard.

Le vide est plein, le plein est vide dit le sutra du coeur. Serais-je devant une démonstration par l’exemple ?

 

Cette paix actuelle, comment se fait-il que le l’oublie ? Je vis en apnée jusqu’au moment où je la retrouve. J’aimerais la voir à chaque moment.

Il existe comme un ressort intérieur, à la recherche de stimulation. J’ai besoin d’excitation, que les choses aient un sens ? Pourtant, à chaque fois que se représente la paix à ma perception, je prends conscience tout autant que je suis sali et fatigué par la violence intérieure de mes frustrations. Mais ces frustrations ont l’air si réelles, si importantes, si légitimes… Rester dans la paix impliquerait de laisser mourir ces frustrations, ces peurs et ces soucis. Est-ce réalisable ?

Non, je me voile la face. La vérité est que j’ai peur de laisser disparaître la peur et la frustration. Sans cela, je ne suis plus moi. Ces douleurs intérieures sont-elles moi ?

Comme il est effrayant de constater que ma souffrance est une habitude à laquelle je m’accroche par besoin de sécurité psychologique. Je suis un drogué.

Je me demande bien à quoi peut ressembler une vie qui a laissé mourir le besoin d’avoir peur…

 

Encore pour un temps, présent à et conscient de la paix, je me laisse à apprécier la certitude que je connaîtrais cela lorsque j’y serais prêt.

Pour l’heure, je me lève de mon banc, secoue mon short et rentre chez moi, un goût de liberté réelle sur la langue, comme un sucre que je laisse fondre dans la bouche.

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Akiria
Posté le 01/10/2022
Salut,

Je pense que beaucoup peuvent se retrouver dans ce texte. On passe une grande partie de notre temps sur nos téléphones, alors qu'on pourrait faire des choses plus intéressantes. Le temps passe, la motivation s'estompe et on reste là sur Youtube, insta, snap, twitter car ça demande peu d'effort, si on n'oublie pas bien sûr son chargeur dans une autre pièce, qu'on ira récupérer quand il nous restera qu'1% lol
Il y a bcp à dire aussi sur la société dans laquelle on vit qui nous donne l'illusion d'être libre.
Enfin... Je m'attendais à cette fin, car c'est ainsi.
Sabi
Posté le 02/10/2022
C'est peut-être ainsi en effet. Pour le moment. Mais je suis le genre de gars qui refuse la fatalité.
Par exemple, la liberté est une réalité, non pas une illusion. La société donne juste l'impression que la "liberté", c'est vivre en son sein selon ses codes. Mais c'est faux.
À partir du moment où l'on commence individuellement à questionner les façons de vivre usuels au sein de ce système, à remettre en cause, et surtout à chercher une autre façon de faire, là, on fait usage de sa liberté.
Akiria
Posté le 02/10/2022
Il faut des gens pour refuser, c'est comme ça que la société évolue, que les empires tombent depuis des siècles.
Des codes sont nécessaires pour vivre en communauté, c'est indispensable. Cependant si le vrai sujet était les citoyens et non la course aux richesses, aux pouvoirs peut-être qu'on accepterait ses codes de plus en plus spéciaux. Nous pouvons nous soulever nous plaindre mais faut être prêt à subir des représailles et à se donner à fond dans son engagement. La liberté c'est aussi ne rien faire et se contenter comme on le fait souvent à ne pas agir, ou en commentant sur les réseaux, une nouvelle façon de remettre en cause un système.
Lodie
Posté le 15/01/2022
Bonjour,

J'ai beaucoup aimé ton texte, très fort, qui me parle beaucoup. Certaines phrases me rappellent des textes d'Orelsan. Je ne connaissais pas la citation du rappeur Ali, j'adore. Merci pour tes mots.
Sabi
Posté le 15/01/2022
Comme Orelsan, je suis un petit babtou un peu vénère faut croire.
Avec plaisir.
Karlsefni
Posté le 31/10/2021
Bien le bonjour,
Je suis tombé sur cet essai par hasard, et pour être honnête, j'ai été happé par la profondeur du discours. On se sent partager avec le personnage tout un ensemble de réflexions, en particulier sur le besoin de vivre une vie qui ne soit pas répétitive, enlacée dans une routine. Personnellement, je suis encore tiraillé entre l'idée de ne pas vouloir vivre deux fois le même jour et l'idée que cette routine, ou plutôt les petites variations qui s'y trouvent, forment la vie. Cela me paraitrait déprimant de chercher, en vain actuellement, à tout prix à ne pas vivre constamment les mêmes expériences. Je ne peux qu'imaginer le sentiment de désespoir, n'ayant pas réussi à faire quelque chose de nouveau que la veille.
En bref, ton essai m'a fait réfléchir, considérer et reconsidérer tout un tas de pensées auxquelles je pensais avoir déjà mis un point final, et c'est probablement la meilleure chose qui pouvait m'arriver aujourd'hui, alors merci !
Sabi
Posté le 31/10/2021
Je suis content si cet essai sert à quelques uns.

Au plaisir !
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