Für Alina

Par Emil

Rien ne tient la route. Le siège est instable. Le piano est posé en plein soleil, seul au milieu de la pièce. L’insonorisation est mauvaise. Et puis, je le vois bien, qu’Arvo est littéralement à deux doigts de tomber. Il garde l’équilibre des heures du bout des phalanges. C’est presque toujours la même gamme. Il ajoute. Il enlève. Parfois, il ne fait rien. Il écoute. Alors moi, derrière la vitre teintée, je tends l’oreille pour capturer l’écho qui l’arrête. Trop de bruit dans les couloirs. Les gens n’ont aucun respect pour la musique. Au conservatoire, c’est pareil. Même pire. On nous apprend tout, sauf le silence. Ça n’a aucun sens. Est- ce qu’on entend vraiment ? De toute façon, on est plus au conservatoire. C’est fini. A la place, un hôtel. Les promoteurs promettent aux élèves qu’on entendra toujours Chopin, mais dans l’ascenseur. Ça m’intrigue. Qu’on puisse faire d’une composition musicale un fond sonore pour combler l’attente ou l’ennui. Rester statique dans cinq mètres carrés pendant que dix doigts cavalent sur les touches d’un piano. On se regarde dans le blanc des yeux accompagnés d’une Nocturne en si bémol mineur. Le pire, c’est peut-être de devenir une musique d’attente téléphonique et de se dire que notre composition va finir par irriter des milliers personnes. Accepter de n’être plus qu’une mélodie d’impatience. On préfère maudire la musique plutôt que l’attente.


Arvo avait choisi avec soin un appartement vide dans ce vieil immeuble à deux rues de l’ancien conservatoire. Les couloirs étaient interminables, les entrées identiques. Personne n’avait pris la peine de personnaliser son pallier. Ça ressemblait à un hôpital. La seule indication qu’on avait, c’était un numéro d’appartement. Arvo était dans le 6791. De décembre jusqu’à juillet, il s’était enfermé onze heures par jour dans cette unique pièce. Il avait cassé les murs de séparations et installé des vitres côté entrée. Elles étaient teintées de l’intérieur, de façon à ce qu’Arvo ne sache jamais réellement s’il était observé ou non. Je lui avais demandé quel intérêt il trouvait au fait que chaque badaud de passage puisse le voir sur son piano. Il m’avait simplement répondu : « me sentir nu ». Je ne comprenais pas. Est-ce que ça l’obligeait à sans cesse donner le meilleur de lui-même ? Surtout qu’il répétait depuis plusieurs mois ce morceau, avec quelques variations. Jusqu’ici, rien d’extraordinaire. Pourtant, mon corps semblait avoir conscience de quelque chose que mon esprit ne saisissait pas encore. Il avançait constamment, sans mon accord, pour franchir l’entrée. Mon mental l’en empêchait. Chaque jour, je basculais entre deux instants, entre deux temps. Entre une note et un silence.


Il faut que j’entre. Ça fait des semaines, qu’il faut que j’entre. Mais à chaque fois que je pousse la porte, il dépose un silence. Et partager avec Arvo un silence, je n’en ai pas envie. Il sait. Si je m’introduis, là, maintenant, je m’effondre. Je recule à nouveau dans la gamme. Il attend quelques secondes, pour être certain que je me rétracte. Puis, il reprend du début. Je me dis qu’il n’attend peut-être qu’un pas pour tout arrêter et enfin se libérer de la pièce, de la chaleur étouffante de juillet et de la lumière aveuglante de l’éternité. Arvo est d’une patience sans faille avec les gens comme avec ses œuvres. La composition est terminée depuis longtemps. Et si je rentre, il faudra passer à autre chose. Faire son deuil. Ne pas chavirer. Accueillir le silence entre chaque note. Je ne sais pas si je suis aussi prête que cette mélodie. Elle se répète, inlassablement. Elle sonne toujours terriblement juste. Elle unifie les fragments. Elle est une recomposition de la mémoire. L’image projetée par le son est triste, mais harmonieuse. Chaque élément rejoint un endroit précis, un moment exact, pour donner un écho général de l’histoire. Les notes d’Arvo ne fonctionnent jamais indépendamment. Seules, elles sont neutres. A deux, elles s’affirment. Elles puisent l’une et l’autre dans leur force respective. Ce qui est fascinant avec cette œuvre, c’est qu’elle peut durer trois minutes comme dix. Arvo étire le souvenir, quand je suis sur le point de l’oublier. Il le raccourcie, lorsque je m’y attarde un peu trop.


Alina était partie avec son père en Angleterre depuis un an déjà. Arvo voulait me faire exorciser la perte et l’absence d’un enfant par la musique. Comme lorsqu’on veut combler l’attente et l’ennui, pour moi, c’était impossible. Mes phalanges semblaient devoir se casser pour daigner se plier. J’hurlais. Je jetais à plat mes mains sur les touches et ma tête se fracassait sur les aigus. A deux, on puisait dans nos forces respectives. Lorsque mon air se teintait d’une certaine gravité, Alina venait me redonner une nouvelle légèreté. On avançait dans l’existence en tâtonnant, sans y perdre l’équilibre. Sans elle, je restais sur une fausse note. Je ne résonnais plus. Je ne durais pas dans un silence. Le son que renvoyait ma vie était court et sourd. Arvo m’observait longuement dans cette paralysie quotidienne. Je le soupçonnais de me retranscrire en notes. J’avançais plus vite sur une partition que dans mon existence. Je continuais à aller au conservatoire, jusqu’à sa fermeture, pour éviter l’absence de bruits. Arvo me répétait que tout bon compositeur savait faire d’un soupir un élément à part entière dans son œuvre. Et que, comme dans une mélodie, on devait apprendre à installer des silences dans nos vies.

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Devant la porte, j’essaye d’affronter ton souvenir. En tournant le dos à cette pièce, je revis ton départ, mais à travers ton regard. L’instant où, dans un dernier soupir, tu lèves ta tête vers moi puis, à nouveau, l’incline. Un échange bref. Quelques secondes à peine pour lire dans tes yeux : « tu me manques déjà ». Tu laisses volontairement la porte entrouverte. Comme pour signifier un possible retour. Et moi, je reste plantée là. J’entends les pas s’éloigner suivis de près par leurs échos. Si bien que je continue à penser que j’ai encore le temps de te rattraper. Mais je n’arrive à rien délier. Ni mes pieds qui s’enfoncent dans le sol, ni mes mains qui s’accrochent aux plis de ma robe. Je me retiens moi, au moment où je devrais te retenir toi. A cet instant, je suis dans un long silence. La porte est toujours mi-close et agitée par de faux espoirs à cause d’un courant d’air. Je sais que je dois partir à mon tour. Quitter l’année 1976. Rejoindre Arvo en 77. Terminer la composition. Enclencher une nouvelle mélodie.


J’ouvre. La lumière me brûle quelques secondes la rétine. Lentement, je distingue à nouveau les contours du piano et des bras suspendus d’Arvo. Ses mains marquent le silence que je redoute tant. D’abord, mon cœur s’accélère. Je pense m’évanouir d’ici quelques minutes si j’hyperventile. Mais encore une fois, mon corps saisit plus vite que mon esprit. Mon rythme ralentit à mesure qu’Arvo approche ses doigts des touches. Je suis du regard la chute de ses mains. Je ne tombe pas. Le silence est délicatement remplacé par le son des deux premières notes. Elles ne viennent pas le déchirer, encore moins le crever. Elles l’embrassent. Je comprends enfin. Je comprends enfin que, si Arvo se met à nu, c’est pour être juste. Le plus juste possible avec ses sentiments et ceux des autres. Si ce que j’entendais sonnait faux, j’aurais détourné le regard et bouché mes oreilles pour obstruer ce mensonge. Mais tout est horriblement vrai. Je ne peux que rester figée devant cette réalité et, pour une fois, réellement l’écouter. La musique inonde toute la pièce, me traverse et m’arrache de la mémoire. Alina est partie. Arvo enfonce les deux dernières notes de mon souvenir : un fa qui reste en retrait et un dernier si, dans lequel Alina s’évanouit.

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