Comment allait-elle expliquée cette situation ? Sa mère ne devait rien savoir de ses recherches, douter de sa nation était formellement interdit et durement sanctionné, encore plus lorsque ses propres parents font partie du Haut Conseil, au plus proche des représentants. Par ailleurs, elle aussi ferait bientôt partie intégrante de ce monde. Peut-être pourrait-elle enfin découvrir la vérité, bien qu’elle en doutât fortement. Personne dans le Moyra ne parlait de cela, de la manière dont la guerre avait été déclarée. Il y avait une grande honte chez son peuple. Eloane était curieuse de savoir si les Alenyiens ressentait ce même sentiment, si leur représentants cachaient eux aussi les mêmes choses.
Sa réflexion fut coupée par les paroles furieuses de sa mère : celle-ci semblait lui reprocher tous les maux du Delen. Cela ne l’aurait pas étonné qu’on l’accuse d’avoir déclenché cette guerre.
« N’as-tu donc aucune conscience ? Ne vois-tu pas tous les efforts que nous faisons, ton père et moi, pour que ta place reste intacte au Conseil ? »
La jeune fille ne l’avait jamais vu aussi furieuse. Visiblement, les tensions entre le Moyra et l’Alenya s’aggravaient de jour en jour. Malgré la trêve hivernal, un soldat-coursier, faisant la liaison entre la ligne de front et l’arrière-pays, avait débarqué ce matin, en plein milieu de la salle réunion du Haut Conseil. Blessé et très perturbé, il était venu rapporté l’attaque surprise dont il avait échappé de justesse, d’après ce que lui expliquait sa mère. Eloane comprit aussitôt pourquoi son escapade l’énervait autant. Mais elle venait de se trouver l’alibi parfait…
- Mère, écoutez-moi s’il vous plait. Je ne me suis pas mise en danger volontairement. J’essayais de rattraper cet homme. Dit-elle en poussant le jeune humain devant elle.
La surprise fut totale. D’un ton ferme, elle voulue savoir comment il avait atterri ici, mais sa fille répondit qu’elle n’en savait rien. Pour une fois, c’était la vérité. Eloane n’avait aucune idée de la façon par laquelle il avait réussi à franchir la barrière entre leur monde et le sien sans en mourir. Cela n’était encore jamais arrivé à sa connaissance. La dirigeante du Haut Conseil semblait elle aussi extrêmement perturbé par cet intrus. Observant tour à tour la jeune fille et l’étranger, elle poussa un long soupir avant de demander leur rapatriement immédiat. Il fallait à tout prix éclaircir cette situation. Si le peuple venait à découvrir qu’un mortel avait pu franchir la barrière, ce serait la panique, et une guerre civile serait fatale pour le Moyra.
- Rentrons. Ordonna-t-elle aux soldats qui les accompagnaient.
- Bien madame.
Toute la troupe se mit en route vers la capitale, Aranel. Située au bord de l’immense forêt appelée Aella, Aranel était la ville la plus riche du Moyra, mais paradoxalement la moins peuplé. Ville marchande et siège de toute la haute société, peu de personnes en-dehors de l’élite avaient les moyens de vivre là-bas à plein temps. Les travailleurs y venaient par centaines chaque matin, et repartaient pour la plupart chaque soir. Ceux qui ne pouvaient pas se permettre autant de voyages étaient logés à la semaine, dans de grands dortoirs conçus spécialement à cet effet. Ces immenses bâtiments, sur plusieurs étages, avaient été construits en périphérie de la ville, afin d’éviter de « déformer le paysage » selon les termes des membres du Haut Conseil.
Au centre d’Aranel se situait la Grande Place. Tous les événements importants se tenaient ici. Mais depuis de nombreuses années maintenant, cette endroit restait désespérément vide, à cause du risque d’attaques constant des opposants au Haut Conseil. Ils avaient fait de nombreuses victimes au début de la guerre, lorsque les représentants pensaient encore que le peuple moyrannien les suivraient, solidaires à leur cause. Mais le soir de la fête d’Automne, le 31 octobre 1942, alors que la guerre avait débuté depuis presque 11 mois, et que toute la population était venue célébrer les dieux et demander un hiver clément, des personnes masquées avaient surgis et tués un grand nombre d’innocents, hommes, femmes et enfants confondus.
La fête d’Automne était la plus importante pour le Moyra d’après ce que les livres d’histoire racontaient. Mais Eloane n’avait jamais eu la chance d’y assister. Après cette attaque, le Haut Conseil avait décrété que tant que la guerre ferait rage, plus aucun événement ne se déroulerait en public, ici ou ailleurs. Ceux qui prenaient le risque de se rassembler malgré l’interdiction encourait la prison à perpétuité, s’ils n’étaient pas tués par les opposants avant. Pour les survivants, pire que les sanctions, le déshonneur était total, et ils perdaient généralement tout.
Perdue dans ses pensées, Eloane fut surprise par l’arrêt brutal de la voiture. Regardant par la fenêtre contre laquelle elle n’était adossée, elle ne vit que des champs.
- Mère… ?
- Je vais voir, reste dans la voiture.
Mais avant qu’elle ait pu ouvrir la porte, un homme vint à leur rencontre. Pieds nus, des guenilles en guise de vêtements, il semblait mal en point. Derrière lui, un soldat tenait son bras. D’un geste, il ouvrit la porte et exposa brièvement la situation aux jeunes femmes. Cet homme avait tenté d’intimider et de soudoyer les gardes pour voler ce que contenait leur voiture, sans savoir qu’elle transportait en réalité l’un des membres fondateurs, Elbereth, mère d’Eloane. A présent, une décision s’imposait : que faire de ce voleur ?
D’une voix froide et sans émotions, Elbereth somma le soldat de le conduire avec eux à Aranel pour qu’il soit jugé et aille en prison. Sa fille fut prise de tremblements. Comment pouvait-elle rester aussi impassible ? Visiblement, cet homme était désespéré et ne cherchait qu’à survivre. Il ne méritait pas cette punition.
- Mère, si je puis me permettre…
- Remettons-nous en chemin, ou nous risquons d’être en retard.
- Mère…
- Eloane, veux-tu te taire je te prie.
- Non !
Cette fois, ce fut sa mère qui sursauta. La véhémence inattendue de sa fille lui était pour le moins désagréable. Eloane savait exactement ce qu’elle pensait en cet instant : elle n’était décidément pas prête à siéger au Conseil, encore moins à rencontrer les membres du Haut Conseil. Elbereth avait honte de la présenter comme sa fille.
- Ce n’est ni le lieu ni le moment pour faire l’une de tes crises de princesse.
- Vous ne pouvez pas condamner cet homme. Il n’a rien fait de mal.
- Ce sont nos lois Eloane. Si tu ne les fais pas respecter, tu laisses la porte ouverte à toutes sortes de débauches.
Et sans plus attendre, elle fit remettre leur voiture en marche. La jeune fille était en colère : les lois de son pays, elle ne les supportait pas. Elles étaient si sévères que pour un simple oubli du code vestimentaire, on pouvait passer le restant de ses jours en prison. Peu de personnes sortaient des hautes tours du Centre Pénitentiaire. Eloane suspectait de nombreux abus entre ces murs, qui étaient sous les ordres de petits chefs corrompus. Elle se promis de tout faire pour empêcher que le pauvre homme qu’on venait d’arrêter d’y rester plus d’une semaine.
Cette résolution prise, elle se laissa de nouveau absorber par la beauté du paysage qui défilait par la fenêtre. Derrière les longues plaines et les champs se dressait la ville et ses lumières scintillantes en réponse au soir qui tombait sur le Delen. Cela donnait un aspect si féérique à la vue qu’elle aurait presque pu oublier les lois restrictives et les abus répétés des dirigeants. Mais les soupirs de sa mère à côté d’elle lui rappelait sans cesse pourquoi elle détestait cet endroit. Soudain, elle sursauta, ce qui fit de nouveau souffler sa mère. Mais elle ne s’en formalisa pas : au lieu de ça, elle ne pouvait que penser au sort de l’humain, qu’elle avait tout simplement jeter dans la gueule du loup. Assis en face d’elle, il l’observait, la feuille toujours posée sur sa bouche, les yeux écarquillés. Elle s’excusa silencieusement, les yeux pleins de remords, car elle le savait condamner à mort. Elle l’avait tiré de l’Alenya et sauvé de ses poursuivants, mais elle n’avait pas réfléchi quand elle l’avait présenté à sa mère comme un fuyard. Qu’il soit sur les terres de l’Alenya ou celles du Moyra, ça ne changeait rien à son sort.
Eloane réfléchit à toute vitesse. C’était elle qui l’avait repêché : peut-être sa mère accepterait-elle de la laisser s’entretenir avec lui sur la manière dont il était arrivé ici, et sur son identité ? Cela lui laisserait le temps de le mettre en lieu sûr avant de le ramener chez lui. Mais connaissant Elbereth, il serait difficile de la convaincre. Eloane allait devoir faire preuve de patience et de sang-froid, et ce n’étaient pas ses plus grandes qualités, tous ceux qui la connaissaient pouvaient en convenir. Mais cette fois-ci, il était question d’une vie humaine et innocente, voire deux si elle jouait bien son rôle. Elle ne pouvait pas échouer.
- Mère ? demanda-t-elle en se tournant vers cette dernière.
- Plus tard jeune fille.
Prenant son mal en patience, elle hocha la tête et se détourna. Elle savait que cette attitude peu commune attirerait l’attention qu’elle convoitait tant. Il suffirait de quelques minutes avant qu’Elbereth se rende disponible.
Eloane avait visée juste : après trois longues minutes d’attente insupportable, sa mère la questionna sur les raisons qui la poussait à lui adresser la parole avant d’arriver à Aranel. Eloane commença par s’excuser, à contre-cœur, de sa conduite imprudente et impétueuse : elle l’assura avoir conscience de l’honneur qu’elle recevrait le lendemain, et son attitude n’était que le reflet de son jeune âge, mais qu’elle travaillait à gagner en maturité et qu’elle espérait que sa mère eut remarqué ses efforts.
En effet, ces dernières semaines, afin de préparer au mieux son expédition dans l’Alenya, Eloane s’était mise dans la peau de la fille parfaite, et malgré quelques erreurs mineures de parcours, elle pensait avoir plutôt bien jouer son rôle. Et sa mère, bien que sévère, reconnue dans cette voiture, les efforts de sa fille et l’en félicita, mais modéra tout de même ses propos. Selon elle, Eloane avait encore beaucoup à apprendre, un long chemin à parcourir, et la discipline était une chose dont elle ne pouvait être exemptée sous le prétexte de son futur titre. Eloane, persistant dans son rôle, fut d’accord sur toutes les remarques désobligeantes de sa mère, bien qu’elle bouillât de colère à l’intérieur : tout ce qu’elle faisait depuis qu’elle était enfant n’avait jamais suffi aux yeux de sa mère, qui continuait perpétuellement à la critiquer.
Mais l’exécution de son plan dépendait de leur échange, et Eloane avait bien l’intention d’obtenir une victoire aujourd’hui. Elbereth n’était pas idiote, et lui demanda ce qui lui valait une aussi bonne conduite. La jeune fille se raidit, de peur d’avoir aggravé son cas. D’une petite voix, elle demanda tout de même à s’entretenir avec le jeune humain, afin d’en apprendre le plus possible avant qu’il ne soit enfermé ou exécuté. Un long silence suivit sa demande et Eloane commençait à perdre tout espoir quand sa mère hocha la tête :
- C’est d’accord. Ce sera l’occasion pour toi de montrer que tu peux être avoir une certaine valeur à siéger au Conseil si tu parviens à lui soutirer des informations. Ne me déçois pas.
Cette dernière phrase fit frissonner Eloane. Loin d’être un encouragement, c’était plutôt une menace. La moindre erreur pourrait bien entraîner des conséquences dramatiques, et pas seulement pour l’inconnu mais aussi pour elle…