Elle aurait pu accomplir cette promenade les yeux fermés tant ses jambes possédaient une perception instinctive du chemin. Elles en connaissaient chaque pierre, chaque anfractuosité. Aujourd’hui encore l’exhalaison sucrée des pins mêlée à l’haleine capiteuse des narcisses, l’appellent. Irrésistiblement.
Partir de la croix de granit émoussée, dressée sur un piédestal de roche brute, rappel de la présence d’un Dieu, d’une époque où les hommes à la spiritualité crédule redoutaient ses colères, espéraient encore en sa miséricorde. Le corps martyrisé est effacé, rongé par le temps, peut-être aussi par l’indifférence. Seul le regard, épargné par la lèpre, pourrait encore retenir l’attention du marcheur. Croiser ce regard remue, là, un peu à gauche, du côté du cœur. Gabrielle s’arrête. Hésite. Repart, les questions au bord des lèvres, en suspension comme de fines gouttelettes de pluie accrochées aux branches et qui attendent le vent pour s’élancer dans le vide. Vers la terre promise qui les avalera goulûment.
L’image s’incruste dans l’esprit de Gabrielle. Quel regard ce Dieu pose-t-il aujourd’hui sur le monde ? S’y intéresse-t-il seulement encore… « Il faudrait pour cela être un saint ! Sacrilège !!! » Gabrielle sourit, hausse les épaules. « Allons, Gabrielle, es-tu la mieux placée pour parler du bon Dieu ? D’accord, tu as écouté un moment mais toi il te faut du vécu, du palpable. Ce que ton œil te montre, ce que ton cœur te dit ! Et puis, un homme à l’image de Dieu ? Rien que ça ! Et un homme capable de crucifier son prochain sans crainte, ni remords. Cela en dit long sur la nature de l’homme. Pauvre de Dieu… Pauvre de nous ! »
Elle secoue la tête, repousse l’image d’un revers de la main, comme pour chasser une mouche importune. Parfois, Gabrielle aimerait que ça se taise un peu, là-haut, sous son crâne, mais c’est impossible. Les mots, les images, les idées s’y bousculent, s’y percutent. « La pensée, c’est comme un cœur, une mécanique que l’on ne contrôle pas vraiment et qui parfois s’emballe et tourne et tourne comme un vieux disque rayé. Amusant quand on y songe. Ou pas… Allez, avance, si tu veux arriver au bout de ce foutu chemin ! »
Un merle siffle. Notes flûtées, magiques, insaisissables.
Prendre le sentier de gauche, celui qui gagne les bois, juste après la maison de pierres aux volets peints de bleus. Un bleu qui claque, qui dérange. A-t-on idée, ici, de peindre ses volets en bleu ! Des étrangers l’occupent la jolie maison de pierres… Étranger… Si tu n’es pas née de cette terre, si tu n’as pas connu la tourmente des hivers de glace, la solitude des nuits à attendre la naissance d’un veau ; si tu n’as pas éprouvé l’angoisse des jours à guetter l’arrivée de la pluie, le retour du soleil ; si tu n’as pas fauché, ratissé, engrangé ; si tu n’as pas gémi, pleuré… tu ne sais rien d’ici. Tu n’as rien à y faire. Tu es un étranger.
Gabrielle est partie elle aussi, comme tant d’autres, avant. Trop de dureté, trop de rancœur, ça vous donne l’envie de fuir. Loin. D’oublier. Tout. Une autre vie, un avenir… Cette trahison, les gens de ce pays ne la pardonne pas. Gabrielle est étrangère en sa terre natale.
Pourquoi est-elle partie ? ça, c’est une vraie question. Pas une de celle facile à éluder, mais qui ramène implacablement à cette autre question : pourquoi a-t-il fallu qu’elle revienne ?
La réponse est peut-être dans la couleur délicate de ce ciel d’aquarelle lavé par la dernière pluie. Azur, ardoise, Lila ou même rubis quand s’embrase le soir, ce ciel est à nul autre semblable. De gros nuages blancs effleurent les collines. Enfant, se souvient-elle, elle s’abîmait des heures dans leur contemplation, cherchant dans les formes mouvantes quelques heureux présages, l’empreinte de visages disparus, aimés.
La question revient. Elle n’en a rien à faire de la question. Gabrielle n’a de compte à rendre à personne. Si sa présence dérange, ce n’est pas son problème.
Une idée soudaine l’inquiète : a-t-elle bien refermé la porte en sortant ? « Oui, bien sûr. Habitude de citadin : tout bien verrouiller avant de partir. On ne sait jamais si un pirate traînait dans les parages ». Gabrielle sourit. Elle a prévenu les enfants, exprimé cette envie irrépressible de retrouver ses chères montagnes. Ils n’ont pas cherché à la retenir. Ils savent ne pas en avoir les moyens. Gabrielle a toujours été forte tête… un peu… beaucoup ! Trop, parfois.
Le sentier dessine un coude. Bientôt les pâturages laissent place à une forêt de pins tordues, de trembles et de charmes. Les genets du sous-bois sont en fleurs, leur parfum capiteux fatiguent un peu la tête. En contre-bas, à gauche, le lac miroite. De sa position, Gabrielle ne peut le voir. Elle sait simplement sa présence, rassurante.
La forêt bruisse...
Gabrielle chuchote, avance d’un bon pas. Quelques gouttes de sueur perlent à la racine de ses cheveux. Une brise fraîche efface le désagrément.
Montées, descentes, jusqu’au petit ruisseau qui coupe le passage, puis caracole entre les hautes herbes jusqu’à la rivière sauvage, au pied de l’autre versant de ce chemin de crête. « La Gueuse », ainsi surnomme-t-on dans le pays cette rivière. Les hommes la redoutent autant qu’ils la craignent. Rebelle, insaisissable, assassine à ses heures. Elle force en grondant son passage, déchire les falaises, déjoue l’ombre séculaire des pins et hêtres penchés jusqu’à l’extrême au risque de se rompre, trace un sillon d’argent… hypnotique... Gabrielle pourrait se noyer dans sa contemplation. Elle l’aime « La Gueuse », son exubérance, tapageuse parfois, sa folie douce. Elle n’ira pas marcher le long des berges, ne surprendra pas la loutre, le triton ou la grenouille agile. Ce n’est pas la saison et à vrai dire, elle n’en a pas la force. Descendre paraît une gageure mais regagner le sentier s’avère une véritable épreuve. Il faut pour le faire des jambes flexibles, un mental d’airain et des mollets de fer. Les siens ont perdu leur ardeur.
Au-delà, vers l’Est, sur le versant opposé de la gorge, la terre noire revendique la puissance ancestrale des forces telluriques. Elle est riche, grasse, généreuse. Ici, la terre est à l’image de ses hôtes, dure et parcimonieuse.
Gabrielle franchit le ruisseau, glisse sur une pierre ronde, titube, se rattrape de justesse. Sous ses pieds, l’eau clapote, se moque. Gabrielle écoute. Le silence est peuplé de mille bruits familiers, rassurants, inquiétants pour certains. Le chant du coucou résonne. Elle tâte sa poche. Vide. La fortune attendra son heure, un autre temps, une autre vie.
Des murmures de voix parviennent à ses oreilles. Gabrielle fronce les sourcils, tourne la tête, fouille du regard les taillis. Rien. Encore une rumeur colportée par le vent.
Gabrielle souffle, la montée devient plus raide. Elle s’arrête un instant, presse de sa main droite un point douloureux. Elle n’est plus très loin. Bientôt elle pourra se reposer. Bientôt. Elle mobilise ses forces. « Allons, vieille guimbarde, c’est pas ce raidillon qui pourra t’arrêter, t’en as déjà vu d’autres ! »
Le soleil joue à travers les frondaisons, chasse les ombres grises. Gabrielle inspire, expire, inspire… Fort. Un peu trop fort, peut-être, elle n’a plus vingt ans. Le voilà enfin ce carré de verdure, immuable et fidèle. Elle savait ici le retrouver. « Un coin pareil, ça se mérite ! » dit-elle, prenant le ciel à témoin.
Au loin sonne une cloche.
Gabrielle s’assoit, puis s’allonge, au milieu des asters, narcisses, marguerites, ancolies… dans ce camaïeu extravagant de printemps et d’été qui s’invite déjà. Gabrielle bât des bras, des jambes. L’herbe frivole se plie, se couche, se redresse. Gabrielle roule, emmêle ses cheveux de fleurs, rit de son audace. Personne ne la voit, c’est son bonheur secret, ce coin d’enfance retrouvé. Ses poumons assoiffés aspirent goulûment une dernière fois le parfum généreux des genêts. La rosée embrasse ses joues empourprées par l’effort, la brise cajole son front moite, effleure ses paupières closes, s’immisce dans les sillons profonds des saisons envolées.
Ailleurs, une sirène s’émeut. Des voix chuchotent… encore !!!
Lovée au creux des hautes herbes, bercée dans les bras de la terre qui épouse et soulage son corps, Gabrielle savoure… La paix, le calme, le silence habité... Un bruissement d’aile…
******
L’infirmière tourne le bouton du moniteur et murmure d’une voix douce à l’adresse de la famille réunie :
- Elle s’en est allée à présent.
Très joli texte ! Une belle balade avec ta jolie plume, j'apprécie particulièrement retrouver tes descriptions.
La chute est très bonne mais un peu soudaine, j'avoue qu'elle m'a désarçonné, j'ai du relire pour bien comprendre. L'idée d'une personne disparue est très bien trouvée, j'adore la légèreté avec laquelle tu abordes le sujet, sans lui faire perdre de sa puissance. "et murmure d’une voix douce à l’adresse de la famille réunie :" je trouve que le "douce" résume bien l'esprit de cette nouvelle (=
Mes petites remarques :
"une forêt de pins tordues," -> tordus
"leur parfum capiteux fatiguent un peu la tête." -> fatigue
"ainsi surnomme-t-on dans le pays cette rivière." -> ainsi surnomme-t-on cette rivière dans le pays
"Gabrielle bât des bras, des jambes." -> bat ?
Un plaisir,
A bientôt !
C'est un vrai plaisir de te lire à nouveau.
Un très beau texte, plein de poésie, de sensations douces, de réflexions profondes. La fin nous ramène durement à la réalité et renforce du même coup l'impression de beauté des descriptions qui la précèdent. Un beau moment de lecture !
Quelques rares coquillettes :
- ça, c’est une vraie question. Pas une de celle facile à éluder, mais qui ramène implacablement à cette autre question => une de celles faciles
- Les genets du sous-bois sont en fleurs, leur parfum capiteux fatiguent un peu la tête => leurs parfums
Au plaisir de te lire à nouveau,
A très bientôt !
Un très beau texte avec un final auquel je ne m'attendais pas qui est parfait.
Tes descriptions sont vraiment très belles.
C'est subtil, poétique, mélancolique.
Le début m'a fait penser à un endroit que moi aussi je connais par coeur et que je pourrais faire les yeux fermés. :-)
Merci pour ce beau moment de lecture.
A bientôt
Un beau texte, doux et puissant à la fois. Curieux : je l'ai choisi au hasard, et il me semble résonner avec mon bocal.
Deux remarques néanmoins (je suis un relecteur chiant, je trouve plus facilement les mots pour pinailler que pour complimenter) :
- La chute est peut-être trop soudaine. Il manquerait, à mon goût, quelques éléments subtils qui la laissent deviner (par exemple, lorsque la cloche sonne, une pensée de Gabrielle pourrait s'égarer et se dire que bientôt, ce sera pour elle).
- Trois paragraphes dénotent par leur début : "Partir...", "Prendre..." puis "Montées...". La première phrase de "Partir..." est un poil longue et complexe, mélange visualisation, idées et pensées ; la première phrase de "prendre..." est parfaitement équilibrée ; la première de "Montées..." exprime la même idée que les deux précédentes (un chemin à visualiser avant de l'emprunter) mais ne démarre pas par un infinitif, alors que la répétition de forme aurait, à mon avis, facilité l'immersion, balisé la promenade du lecteur.
Merci pour la promenade et à bientôt !
Pour la chute, je souhaitais une fin rapide en contraste avec le reste du texte, un peu comme un retour à une réalité brute.
Encore un grand merci et à bientôt
Je te retrouve dans ta belle écriture sensible et poétique. Un joli texte... encore un :-), toujours.
Je n'ai pas envie de relever des coquilles ou autre, juste le plaisir de te lire.
Merci.
Ella
Ravi que Gabrielle t'ait plu et à très bientôt !!!
C'est mon premier commentaire, donc je ne suis pas sûre d'avoir un avis de relectrice encore très pertinent mais voici celui de lectrice déjà :
J'ai beaucoup aimé l'écriture de cette nouvelle, je la trouve vraiment musicale ! Surtout dans la partie centrale avec la longue description, je suis vraiment partie en voyage, au point presque d'oublier Gabrielle. Ou comme si elle me faisait découvrir sa région ?
Au début je pensais que Gabrielle venait d'une île bretonne, avec la croix de granit, la dureté de la vie et mes propres souvenirs qui résonnaient. J'ai mis un peu de temps à comprendre pourquoi les volets bleus étaient alors si choquant, mais après c'était très clair (avec les pins en plus c'est quand même clair, je crois vraiment que c'est juste que l'idée de souvenir est bien emmené alors j'ai transposé les miens).
Je n'ai pas compris si Gabrielle était revenue avant ou seulement en pensée avant de mourir ? Et donc à quelle point se questionnait elle sur cette idée d'étrangère ?
Au moment où elle contemple les nuages, elle se souvient l'avoir fait enfant et j'ai été un peu confuse par le fait qu'elle y cherchait des visages perdus et aimés. Cela me semble être davantage quelque chose que la Gabrielle de "maintenant" ferait, plutôt qu'une enfant.
J'ai tiqué sur 2 formulations, mais peut-être voulues :
"Elle force en grondant son passage" me donne l'impression que la rivière gronde son passage plutôt que la force
Mais tout ça ne m'a pas empêché de me régaler sur l'histoire, je ne m'attendais pas du tout à la chute. J'ai tout relu et on j'aime beaucoup les détails auxquels je n'avais pas fait attention et qui prennent vie au regard de cette chute.
Merci pour ce texte !
Cette randonnée je l'ai souvent faite et comme Gabrielle je pourrais parcourir le chemin les yeux fermés. Et non, ce n'est pas en Bretagne mais en Lozère ou le granit est bien présent avec tout le charme et la puissance qu'il dégage.
J'ai volontairement été un peu vague sur la réalité de cette promenade pour ménager ma chute,
Je retiens tes remarques pour la réécriture.
Encore un grand merci et à bientôt.
Je me suis retrouvée dans votre texte, fille d'immigrée je me sens chez moi partout et nulle part à la fois. Mon passe temps favori est la randonnée et grâce à vous j'ai pu partir en balade avec Gabrielle. Jusqu'au bout des similitudes, pour vous en rendre compte vous pouvez, si vous avez le temps, aller jeter un oeil sur "obstination déraisonnée?"
Merci pour ce voyage.
Shâmse
A très bientôt