Gelée royale

Par Erioux
Notes de l’auteur : Bonjour, n'hésitez pas à commenter, c'est toujours apprécié!

Anna était assise seule à l’extrémité d’une vaste table pouvant accueillir une vingtaine de convives. Pour tromper la solitude gênante, elle détaillait les nombreux portraits qui décoraient la salle à manger; une femme austère au collet remonté sous les oreilles, une autre au monosourcil strict, une autre encore à la bouche en cul de poule; même madame Manica Rubida Myrmecia avait eu droit à son portrait, fièrement accroché au mur face à Anna. La tante fit irruption dans la pièce et prit place à l’autre bout de la table, épousant parfaitement la silhouette du tableau.

-    Voilà, vous devez être affamée avec toutes ces aventures que vous avez traversées, vous avez apprécié votre visite des lieux ?

-    Oui, le château est magnifique… et vide… vous vivez seule tante Rubi? Vous n’avez pas de famille, d’enfants ou de mari? 

-    Ah, ah ! J’ai bien trop à faire, entre la gestion de votre patrimoine et l’exploitation du charbon, il me reste bien peu de temps. Non, ma véritable famille, ce sont les membres de mon personnel, signifia-t-elle la main baguée sur le cœur.

Iota entra charger d’un plateau d’argent qu’il déposa devant Anna : dans les différentes assiettes, grouillaient des aspics colorés.  

-    Qu’est-ce que c’est? demanda Anna, le nez collé à un mets gélatineux et rebondissant. Elle regardait sa tante à travers la gelée orangée, tapotant du bout du doigt l’étrange plat frémissant. 

-    Aspic aux crevettes, mademoiselle.

-    Et ça? questionna-t-elle en faisant ricocher sa cuillère contre une gélatine verdâtre.

-    Aspic d’épinards.

-    Et ceux-ci? 

-    Aspic de poulet, aspic aux œufs et aspic aux asperges, répondit Iota.

-    Et pourquoi ces aliments sont-ils tous emprisonnés dans une gelée? osa demander la fillette. Vous n’auriez pas… du pain? Sans gelée s’il vous plait.

-    L’aspic est une spécialité de la maison, mademoiselle. Nous vous apportons votre pain immédiatement.

-    Vous ne pourrez pas uniquement vous bourrer de pain, essayez un de ces plats, ils sont gouteux vous verrez, proposa Manica.

-    Je vais tester cette gélatine rosée couverte de crème chantilly, accepta Anna en plongeant la cuillère dans le pâté lustré aux fruits confinés. Aspic aux fraises, j’imagine… Mais, c’est délicieux ! déclara Anna en reprenant une autre cuillerée. 

-    C’est très bien, très bien. Vous avez choisi mon préféré.

-    Tante Rubi, je crois qu’il est temps que vous répondiez à mes questions.

-    Allez-y princesse.

-    Bon, commençons par ça : Princesse de quoi?

-    Vous êtes une Myrmédiane, votre lignée est royale. Vous devriez diriger les plus grandes maisons d’Europe : les Middleant, les Northant, les Hormiga et les Ameison.

-    Si je suis une princesse, c’est qu’il y a un roi?

-    Ah, ah, ah ! Vous plaisantez? Non, mademoiselle, une reine, répondit la tante.

-    Vous, tante Rubi ? suggéra Anna.

-    Bien sûr que non. Votre mère.

-    Ma mère est vivante? S’émue la fillette. Où se trouve-t-elle?

-    Attendez, ne sautons pas les étapes, vous devez apprivoiser votre statut, développer votre étiquette, apprendre à vous conduire en société avant de la rencontrer. 

-    Mais… je suis certaine que ma mère aimerait me rencontrer, peu importent mes manières? insista Anna.

-    Pas votre mère, princesse.

-    Et ma sœur?

-    Il est encore trop tôt…

-    Et ma grand-mère? Irène, où est Irène? cria Anna en se levant de colère.

La salle se mise à tourner, se déformant comme la gelée qu’elle venait d’ingérer. Prise de nausées soudaines, Anna s’agrippa à sa chaise pour ne pas s’écraser au sol.

-    Iota, conduisez mademoiselle à sa chambre, je crois qu’elle n’est pas dans son assiette.

*

Anna peinait à marcher, soutenue à la taille par le valet de pied, pendue à son cou comme une ivrogne.  

-    Qu’est-ce que vous avez mis dans cet affreux assssspic aux fraises? mâchonna-t-elle, vous m’avez em-poi-sonné? 

-    Bientôt vous ne ressentirez plus les effets de la gelée, mademoiselle.

-    Hi hi hi, vous m’avez piégé, dérailla-t-elle euphorique, Gwiiillllon avait raison. C’est moooon meiiilleur ami, mon ssseul ami…il m’avait avertie, je ne l’ai pas… écouté, je suis heureuse qu’il soit parti. Hiiii-hiiii pourquoi il m’a abandonné, brailla Anna confuse.  

-    Nous voilà à votre chambre, mademoiselle Annazelle.

-    C’est Anna, mon-si-eur Iota, seu-le-ment Anna, articula-t-elle.   

-    Mademoiselle An-Na, votre ami, il ne vous a pas abandonné.

-    C’est vous, monsieur Iota, qui m’avez dit qu’il a quitté le château ce matin.

-    Quitté oui… mais pas de son plein gré… Nous l’avons envoyé creuser les mines de charbon.

-    Pourquoi vous me dites ça? Pourquoi vous me dites ça maintenant? pleurait Anna impuissante.

-    Demain vous aurez oublié cette affreuse soirée et n’aurez aucun souvenir de cette discussion… Nous sommes désolés. 

-    Je…je…vous déteste… vous et cette horrrrible tante… 

-    Bonne nuit mademoiselle.

-    Je ne vous dis pas bonne nuit. Bon-ne nuit.

*

Au petit jour, un terrible mal de crâne affligeait Anna, la tête sous les draps, elle s’abritait de la lumière insupportable introduite par la femme de chambre qui avait tiré les rideaux.

-    Vous vous portez bien ce matin? s’informa Iris.

-    Refermez ces toiles, ma cervelle va éclater, se plaignit Anna.

-    Mademoiselle à une journée très chargée : habillement, petit déjeuner, initiation à la vie domestique…

-    Laissez-moi dormir ! 

-    Allons princesse Anna, on se lève, encouragea Iris en ôtant la couverture. 

La fillette à la pensée embrumée s’arracha du confort de son lit, glissa de sa robe de nuit, se chaussa, s’enculotta et s’enjuponna. Sur une desserte, Iris avait posé les gelées aux fruits devant faire office de repas. Anna considéra perplexe les plats tremblotants en revêtant la robe proposée par Iris.

-    Encore des aspics? 

-    Au citron et à l’orange, mademoiselle, répondit la domestique.

-    Vous n’avez rien de plus consistant? Je crois que je ne digère pas très bien ces machins remuants.

-    C’est-ce qu’on m’a demandé de vous servir, je suis désolé madame…

-    Ne vous en faites pas, laissez-les là, j’en mangerai si la faim devient insoutenable.

-    Vous ne me semblez pas en forme ce matin, remarqua Iris.

-    J’ai une atroce pression du côté gauche du crâne et j’ai les méninges engourdies.

-    Le programme du jour ne sera pas trop lourd. Prenez le temps de vous réveiller, enfilez un grand verre d’eau et rejoignez-moi au bureau.

La pièce avait été aménagée en salle de classe, Iris, fière institutrice, détaillait à Anna le cursus de la bonne maitresse de château : Maintien princier, justesse du bien parlé, règle de la bienséance, code de conduite d’une lady. 

Anna le menton entre les mains tentait de suivre l’éducatrice endormante, elle se sentait comme un avelin au fond de son bocal, percevant les sons distordus et étouffés de l’extérieur. 

-    Vous m’écoutez mademoiselle? s’informa Iris.

-    Ouuui…oui ! Une dame ne croise jamais les genoux… Où doit-elle les mettre alors?

-    Elle doit les tenir côte à côte… et?

-    Une dame grasse en feu… reste pleine d’esprit… grossier…

-    Mademoiselle Anna ! Une dame reste polie et gracieuse sous le feu, répondant à la grossièreté par des réparties pleines d’esprit. Il approche midi, nous prenons une pose. Profitez-en pour manger et vous dégourdir les jambes, proposa Iris découragée de son élève.

Des crampes de faim harcelaient son estomac, pas question de se contenter de la gelée au citron, après tout, elle était la maitresse de la maison; elle traversa le château, déterminée à piller les cuisines. 

Sur le comptoir s’alignaient pâtés, jambons et tartelettes, un grand panier de fruit frais, des gâteaux et des galettes. La princesse affamée attrappa une poignée de beignets sans se soucier des cuisiniers occupés qui n’avaient pas remarqué sa présence.

-    Damoiselle An-Anzèl, ce n’est pas une manière de se comporter, s’offusqua madame Clémentine, la chef cuisinière, en découvrant la cochonnette qui engouffrait les pâtisseries sans prendre le temps de respirer.

-    Meu j’ai trop faim, se défendit Anna la bouche pleine.

-    Ces plats sont pour votre tante, madame. 

-    Touch? Vous pourriez nourrir un réchiment avec tou-cha.

-    Prenez le temps d’avaler votre bouchée petite gloutonne.

-    Pardon, je me fais penser à un ami… J’ai peu mangé ces derniers jours, avoua Anna.

-    Et les nombreux aspics que nous vous avons préparés?

-    Ils me mettent tout à l’envers. 

-    Madame Manica Rubida Myrmecia importe leur gélatine d’orient, nous suivons la recette familiale et ancestrale telle qu’elle nous l’a ordonnée; la gelée renferme l’intégralité des nutriments nécessaires à la croissance et au développement d’une princesse…

-    Je ne suis pas une plante. 

-    Chut ! J’entends le pas de votre tante qui vient, cachez-vous sous la table, je ne désire pas lui expliquer votre présence dans les cuisines.

*

Manica attendait que la cuisinière lui remette les clés de la cave à vin, Anna sous la table observait les chevilles de tante Rubi qui trépignait d’impatience.

-    Alors, ça vient?

-    Tenez madame.

-    Attendez, est-ce là mon déjeuner? demanda la gouvernante avec dédain.

-    Oui, tel que vous nous l’avez commandé, madame.

-    Ne vous ai-je pas exigé une douzaine de beignets? Madame Clémentine, comment en comptez-vous?

-    Huit, madame. 

-    Et comment expliquez-vous ce manque?

-    Je redoute que des souris en aient subtilisé quelques-uns, madame.

-    Des souris? Ah ah, ridicule, aucun rongeur ne prospère dans ce château. Je crois que c’est vous, madame Clémentine, qui avez usurpé une partie de mon gouter. Toujours à vous goinfrer, vous ressemblez à une truie sortante des basses-cours. Nous reparlerons de votre écart… il ne restera pas impuni.

-    Bien, madame, accepta la domestique obéissante.

Anna, révoltée, bondit de sous la table. 

-    C’est moi qui ai mangé vos foutus beignets, votre cuisinière n’a rien à se reprocher, déclama Anna. Vous êtes méchante et hargneuse. 

-    Princesse ? Qu’est-ce que vous faites là et a quoi avez-vous pensé? Je vous fais servir des plats dignes d’une reine et vous vous rabattez sur ces insipides beignets?

-    Ils sont succulents et bien plus digestes que vos glus royales. Si réellement je suis la nouvelle maitresse de la maison, vous allez vous excuser à cette pauvre femme. 

-    Vous…

-    Immédiatement ! ordonna Anna.

-    Veuillez pardonner mes accusations précipitées, madame Clémentine… Quant à vous mademoiselle An-Nazèl, je vous suggère de rejoindre votre chambre… nous reparlerons de votre conduite inappropriée… je demeure tout de même la gouvernante de ce château et certains comportements ne sont pas digne d’une dame.

Tante Rubi se retourna offusquée et disparue dans l’escalier du sous-sol. Anna, la nouvelle maitresse de maison palpitait encore de rage.

-    Merci, vous avez été très courageuse, vous devriez retourner à votre chambre… Madame Manica ne vous pardonnera pas facilement cette prise d’autorité devant ses employés.

-     Je le crains. Je vais me tenir tranquille un moment, je n’ai pas envie que vous subissiez les contrecoups de mes bravades. 


 *


Madame Myrmecia traversa le cellier d’un pas franc. À l’extrémité de la cave, elle s’appuya à la rampe d’acier écalé pour ne pas glisser dans les marches étroites d’un escalier décrépit, s’enfonçant toujours plus dans les entrailles du château jusqu’à une grille, barrant l’accès à une grotte taillée sous les fondations. Elle déverrouilla la herse grinçante pour rejoindre la caverne, s’arrêta devant un puit souterrain le pied sur une blatte; elle tourna le talon, l’animal craqua sous son escarpin. Au plafond de la pièce, un drain laissait filtrer un filet de lumière et les débordements d’eau clapotants de la blanchisserie, situé juste au-dessus.

-    An-Naml, reine des myrmes et des formidés, je suis votre servante dévouée, entendez ce que j’ai à vous dévoiler, récita Manica.

-    Nous les avons vues, résonna une voix puissante au fond de la caverne noire. 

-    Qui avez-vous vue, ma reine?

-    Les chasseurs, ils nous traquent, ils veulent nous détruire. L’un d’eux est condamné, la mort s’y est installée, mais l’autre… plusieurs de vos sœurs ont péri par sa main, déclara l’entité.

-    Ne craignez plus ces mortels, elles sont de retour, les princesses ont été retrouvées, les grandes familles renaitront et nul humain ne pourra entraver notre ascension. 

-    Alors, vous devez poursuivre l’éclosion d’An-Nazèl et d’An-Naja, dit la voix.

-    Nous avons entamé la transmutation, An-Nazèl est impétueuse, je perçois le sang royal qui bouillonne derrière sa chair… Elle sera redoutable si nous parvenons à la soumettre.

L’énorme monstre s’avança, soulevant une vague d’eau croupie, déferlante autour de la robe trainante de la gouvernante.

-    Nous sommes affamées. Nous avons apprécié la blondine qui sentait bon la jeunesse, mais nous en désirons davantage… nourrissez-nous, ordonna la chose, en faisant glisser un appendice poisseux le long du mollet de Manica.

-    Je vais vous en livrer une autre, ma reine. —  Ne soyez pas trop gourmande, à ce rythme vous viderez le château de ses serviteurs, pensa Manica en regardant sa mère dégénérée qui n’avait plus la puissance d’autrefois.

*

Trois heures du matin : La princesse avait sonné. Iris, fripée, vêtue de sa robe de chambre et lampe à la main l’avait retrouvée gémissante et fiévreuse dans son lit. 

-    Qu’avez-vous au visage? Vous êtes bouffie et rouge, s’étonna-t-elle.

-    L’aspic… l’aspic au citron… gémi Anna

-     Je cours chercher monsieur Iota.

Iota, au chevet d’Anna auscultait la malade avec calme, Iris qui l’assistait était beaucoup plus agitée.  

-    Réaction allergique, déclara Iota, rien d’alarmant. 

-    Allergie? Depuis quand une allergie provoque ce type de renflement, douta Iris en pointant la bosse qui déformait le front de la petite. Cette étrange prune sur le côté gauche de sa caboche… Vous vous êtes frappée la tête, mademoiselle Anna?

-    Je… je ne me souviens plus, bredouilla-t-elle 

-    Peut-être en soirée? Êtes-vous tombée de votre lit? questionna la domestique.

-    Laissons là dormir, sortons, décréta Iota. 

-    Je vais la veiller, affirma Iris, défiant la décision du valet de pied.

-    Elle n’a pas besoin de vous, insista Iota, en fixant intensément la femme.

-    Vous avez raison, admit-elle, avant de sortir de la chambre de manière servile. 

Iota se pencha sur Anna gémissante, à demi consciente et lui souffla à l’oreille :

-    N’ayez pas peur mademoiselle An-Na, aujourd’hui est un grand jour, le jour où vous avez entamé votre transformation, amorcé votre libération. Nous sommes si fiers de vous accompagner dans cette étape, vous êtes notre seule amie. Vous serez une reine puissante.

-    Gwiiionn, râla la princesse en se tordant de douleur.

 

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