Du haut de ses quatre-vingts ans, Georges n'ouvrait plus les yeux depuis longtemps. Il aimait raconter que c'était parce que le monde était trop laid pour lui. L'humour décalé et le second degré restaient ses plus grandes armes, surtout depuis que sa fille était morte dans un accident. Ce même accident qui l'avait aussi privé de ses deux yeux. Mais, Georges ne se sentais pas seul. Loin de là. Il cultivait une routine quotidienne qu'il adorait. Il commençait toujours par nourrir son chien. Un labrador au poil doré qui le couvrait toujours d'un amour inconditionnel. Ensuite, la promenade de son chien le menait en ville. Tous les matins sans faute, il parlait avec la boulangère des potins du quartier. Il ne lui achetait du pain que le lundi mais il adorait la faire rire et écouter sa voix douce et suave. Georges savait au fond de lui que cette boulangère aurait une diva de la chanson internationale. Elle avait la douceur et la rêverie d'Edith Piaf accompagné du groove et de la puissance d'Aretha Franklin. C'était d'ailleurs son rêve d'enfance à cette petite boulangère, il le savait bien. Malheureusement tout ne se passe pas toujours comme prévu et ça, Georges ne le savait que trop bien. Dans le courant de l'après midi, il se laissait guider par ses pas vers le supermarché à l'autre bout de la rue. Il aimait beaucoup ce supermarché pour les bruits environnants qu'il connaissait par coeur. Plus particulièrement, la douce mélodie d'un piano laissé là et mis à disposition. Ces sons si harmonieux, le vieil homme les connaissait bien. Une fois arrivé au niveau de l'instrument, il s'assit comme à son habitude. Laissant glisser ses mains pâtaudes et pleines de calosités, vieillies par les années. Il connaissait cet instrument à la prefection, comme s'il s'agissait de son enfant. Lorsqu'il était en place, il enchaînait des morceaux toujours plus difficiles des plus grands compositeurs. Mozart, Beethoven, Chopin un peu de Schubert... Il s'amusait des regards étonnés et surpris qu'il sentait se poser sur lui. Ses musiques si douces emportaient toutes ses émotions au loin. Rage, peur, tristesse, amour, dégoût tout y passait. C'était son exutoire. Son moment. Il se l'accordait tous les jours pour laisser ses larmes couler. Sur le couvercle de clavier de ce piano, on pouvait voir une inscription à laquelle personne ne ferait jamais attention. Il était écrit "A Laurence, ma fille, partie beaucoup trop tôt".