Glisser

Par Liné

Quand j’ai ouvert la porte, ses yeux se sont jetés sur moi. Deux billes noires enfoncées dans un visage crispé, énervé. Je ne la connaissais pourtant pas. Elle n’a pas dit bonjour. N’a pas donné son nom. Je n’ai rien pu dire : pas eu le temps.

Quand j’ai ouvert la porte, ses yeux se sont jetés sur moi, sa bouche s’est agrandie et il en est sorti des… des mots. Des tas de mots hurlés, jetés contre moi avec la force d’un lance-pierre. Et une haleine… Un souffle court mais puissant, une odeur cruelle de renfermé. Comme si sa bouche, elle l’aérait pour la première fois.

Personne ne m’avait jamais crié dessus comme ça. Si mes parents me grondaient, ils gardaient une note bienveillante dans le creux de leur voix. Mes sœurs, avec qui je me chamaillais parfois, restaient très gamines. Mon ancien patron, qui s’est fait virer pour harcèlement, criait à pleins poumons mais puait le ballon de baudruche dégonflé. Même les coups et les cris de mon ex-mari avaient quelque chose de petit. De pathétique.

… Alors que cette femme-là, cette parfaite inconnue, m’a hurlé dessus avec toute l’authenticité, toute la hargne de sa propre douleur.

Je ne m’y attendais pas.

Déjà parce que, si on sonne chez vous, il y a peu de chances que la porte s’ouvre sur une étrangère qui vous crache à la figure. Et puis, c’était trop soudain. Absurde.

En même temps, que demander de plus ? Un préavis avec accusé de réception ? Cette femme avait besoin de hurler, et elle l’a fait. À l’entendre, à décortiquer et recouper ce qu’elle racontait, j’ai eu beaucoup d’empathie pour elle. Une histoire de mari – encore une. Un minable, un salaud qui…

Si elle m’en avait laissé l’occasion, je lui aurais expliqué que je la comprenais. Au lieu de quoi je suis restée sur mon perron, une main bêtement agrippée à la porte. L’autre pendante. Bouchée bée, les yeux écarquillés. Et ses mots et ses cris, et ses insultes, me sont tombés dans le gosier comme un poids dans le vide.

Puis l’histoire qu’elle vociférait a touché à sa fin. Elle ne s’est pas calmée, n’a pas repris son souffle – non. Elle a levé son poing, a fendu l’air avec, a redescendu les marches jusqu’au rez-de-chaussée. Ce n’est qu’une fois complètement disparu de mon champ de vision qu’elle s’est tu. À croire que son corps tout entier n’était qu’un amas d’insultes. Le silence est revenu, les murs m’ont paru affreusement vides. Mes oreilles bourdonnaient encore.

J’ai fait la seule chose qui se présentait à moi : j’ai refermé la porte. Je suis retournée dans ma cuisine, où mon gratin m’attendait, et je me suis repassé la scène dans ma tête.

Deux billes noires et une bouche béante.

« Sophie », qu’elle criait. Mais « Sophie », ce n’est pas moi. Je m’appelle Madeleine.

J’ai eu l’impression que le poids a dévalé dans mon estomac. Je n’ai eu aucun mal à me pencher pour vérifier la cuisson du gratin. En revanche, me redresser m’a paru insurmontable. Alors, puisque le gratin se portait bien, je me suis assise par terre et adossée contre mon placard.

Servain. Elle devait chercher Sophie Servain, du troisième. Elle s’est trompé d’étage.

Tant pis pour ma poire. Après tout, je sais bien que je n’y suis pour rien, dans cette histoire. Et si sa route a fini par croiser la mienne, même par erreur, un peu brutalement, ce n’est pas sans raison.

Parce que je l’ai sans doute bien mérité, ce remontage de bretelles.

Deux billes noires, une bouche gigantesque, une litanie d’insultes. Et aussi un foulard. Un tissu à la mode des années 1960, que ma mère aurait eu plaisir à porter. L’inconnue était pourtant plus jeune que moi.

Comment, en me voyant, a-t-elle pu penser que c’était moi, la maîtresse ? Je n’ai jamais été « l’autre » femme. À peine une, de femme. Ce n’est pas mon cou gras, mes grosses épaules, mes hanches mal dégrossies qui attirent les foules. Sans parler, depuis belle lurette maintenant, de ces cernes qui viennent se vomir elles-mêmes par-dessus mes rides en perpétuelle floraison. Même pas maquillée, que je suis : à quoi bon.

La première fois que j’ai tenté quelque chose de joli sur ce visage qui ne m’a jamais plu, j’étais petite. Douze ou treize ans, tout au plus. J’ai farfouillé dans la coiffeuse de ma mère, j’ai déniché ce bâton de rouge qui me fascinait tant sur ses lèvres – ses lèvres à elle de femme élégante – et je l’ai appliqué sur les miennes. Ça n’a rien donné de bon. Déjà, parce qu’on aurait dit que j’avais fait déraper une benne à ordures sur ma bouche – des traces de freinage immondes. Et puis parce que ma mère, devant ce résultat désastreux, m’a filé une rouste mémorable. Rien de bien méchant cependant, une triple gifle qui a résonné en étalant le rouge honteux sur mes grosses joues. Et quelques insultes, dont je ne me souviens plus bien. Au moins, cette fois, elle ne s’est pas servi de son foulard.

Faut dire que je l’avais cherché.

Dans le four, en face de moi, le gratin continue de dorer. Les craquèlements de la croûte en formation se calquent sur mon reflet. Jusqu’où vais-je moi-même m’assécher, je me le demande souvent.

Parfois, dans le miroir, je revois le foulard de ma mère autour de mon cou. Elle serrait, serrait, le gras disparaissait sous les motifs à pois, mon visage s’amincissait. Ça faisait mal, mais c’était joli.

À tout bien y penser, rien ne m’autorise à critiquer le mari des autres. Ni même le mien – enfin, ex. Il a fait ce qu’il a pu, Jean. D’autant que je porte ma part de responsabilité. Par exemple, à l’époque, je ne maîtrisais pas encore les arts de la table. 

Le gratin est sans doute prêt. Comment le sait-on, cela reste un mystère. Un gratin, ce n’est rien d’autre qu’une chose molle, une foire d’aliments jetés dans un plat et qui mijotent dans leur jus jusqu’à… jusqu’à quoi ?

Il faudrait que j’appelle Jean. Que je lui dise que je suis désolée. Qu’après tout ces histoires de ménage on s’en fout – pourquoi le plat est froid, qu’est-ce qui m’empêche de servir les repas à heures fixes, ce sont des questions bien normales. Et puis cette attention qu’il réclamait, rien d’autre que l’amour que l’on doit à son époux. Celui à qui on a juré fidélité quoiqu’il en coûte.

Le gratin est prêt. J’éteins le four, empoigne le plat à mains nues, me brûle, le pose tranquillement sur le dessous-de-table. Enfonce mon poing dans le fromage frémissant. Une douleur lancinante.

J’appellerai Jean.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez