9 juin 2035, j-14 avant la collision
Samantha prit Chloé dans ses bras tandis que Jules suivait avec les valises. Elle regarda autour d’elle d’un air désespéré. Que pointer à sa fille pour ses dernières minutes à la surface ?
Certainement pas la foule en colère, retenue par des barrières et des vigiles armés, qui brandissait des pancartes « accueillons-les » à côté d’une tête d’alien ou « Personne n’échappe au Grand Filtre » décoré d’une tête de mort ; la fillette avait d’ailleurs enfoui sa tête dans son giron, effrayée par les cris et les jets d’ordure. Sam gémit mais serra les dents en sentant une pierre l’atteindre à la pommette et déchirer sa peau. Les forces de l’ordre qui les enjoignaient à se hâter ; ils passèrent à côté d’une valise ouverte dont le contenu avait été éparpillé et piétiné, sans doute arrachée à son propriétaire…
Au moment où elle pénétra dans l’ombre du bâtiment où se trouvaient les immenses portes blindées, Chloé releva la tête.
— Où est Pelote ?
Le cœur de Sam se serra à la pensée de leur énorme chat roux.
— Ma chérie, on t’a déjà expliqué, Pelote ne peut pas venir avec nous.
Les yeux de la fillette se remplirent de larmes.
— Mais il peut pas rester dehors ! Comment il va faire pour trouver des croquettes ?
— Chloé…
— Lâche-moi, je veux aller le chercher ! Lâche-moi ! Il peut pas rester dehors, je veux pas qu’il reste dehors ! Maman !
Laissant derrière eux leurs recherches, leurs amis, leur maison et tout ce qu’ils connaissaient, ils passèrent tous les trois les portes blindées et s’enfoncèrent dans le couloir gris au son de ses pleurs.
22 juin 2035, j-1
Tout ce qu’ils connaissaient… Ses parents étaient sans doute déjà partis, ensemble sur la plage. Ils avaient refusé de subir les tremblements et les incendies. Ses collègues seraient bientôt morts eux aussi – elle se souvint des dernières heures de travail au laboratoire de linguistique pour essayer de déchiffrer enfin cette étrange langue découverte dans des endroits isolés et qui datait d’avant les premières civilisations humaines. Dans des grottes encore inexplorées du sud de la France ou du désert australien, à côté de fossiles de plantes ayant poussé sans lumière, sur des outils sous l’œil du Sahara ! Ça n’avait aucun sens, pas étonnant que tant de gens crient au complot. Elle n’aurait jamais la réponse.
Elle imagina les rues vides, les magasins vandalisés, le chant des oiseaux. Finalement, le travail de Jules à l’ESA pour défier l’impossible n’avait pas abouti.
Encore une fois, les mêmes questions la harcelèrent. La belle peau sombre de sa fille pâlirait-elle au fil des années dans l’abri souterrain ? Serait-elle heureuse sans tous les jouets qui avaient colonisés l’appartement ? Se ferait-elle d’autres amis une fois à l’école ? Grandirait-elle correctement avec des légumes et des céréales cultivés sous serre ? Arriverait-elle à s’occuper de ses cheveux crépus sans mamie pour lui apprendre ?
Tout ce qu’elle connaissait allait bientôt disparaître.
23 juin 2035, jour j
« Il y a une demi-heure, à 19h28, le géocroiseur Goliath a frappé l’Espagne. Nous n’avons rien enregistré d’anormal mais n’hésitez pas à nous signaler tout dysfonctionnement ou problème de santé, nos équipes de secours se tiennent à votre disposition.
« Nous avons des nouvelles des autres abris : certains ont ressentis des secousses ou essuyé des ruptures de canalisations mais la santé des habitants ne semble pas compromise. En revanche, l’abri situé à proximité de Bordeaux ne répond plus ; c’était le plus proche de l’impact en France et il est possible qu’il se soit effondré. Nous vous tiendrons informés en cas d’évolution de la situation ainsi que de l’état de la surface.
« Nous vous rappelons que le temps à passer sous terre pour survivre à l’hiver d’impact et retrouver une terre accueillante est estimé à quarante ans.
Dans leur petit salon grisâtre et si impersonnel, éclairé par la lumière bleue de l’écran de télé, Sam, Jules et leur fille se blottirent les uns contre les autres.
18 janvier 2037, j + 2 ans
— Maman, aujourd’hui on a parlé du Japon à l’école !
— Ah bon ? Et tu as trouvé ça comment ?
— C’est vrai qu’ils portaient des kinomo des fois ?
— Kimono, chérie. Oui, c’est vrai.
— C’est dans le livre ?
— Je crois ; viens, on va regarder.
Sam prit sur l’étagère une des encyclopédies qu’elle avait emportées et l’ouvrit au sommaire.
— Japon, Japon… Ah, c’est là. Jules, tu veux regarder avec nous ?
— Non merci.
— Allez papa, tu regardes jamais !
Jules se retourna, son matériel de gravure à la main.
— J’ai déjà vu toutes ces photos, chérie, et je ne connais personne là-bas. Les bâtiments que tu vois n’existent peut-être plus, je préfère me concentrer sur l’avenir.
Chloé baissa la tête, déçue encore une fois.
— Tu sais, si elle veut regarder les photos des pays avec toi, ce n’est pas vraiment pour les pays.
Sam et Jules étaient couchés dans leur minuscule chambre au plafond bas. Chloé dormait déjà dans la sienne et ils devaient chuchoter : les cloisons étaient fines.
— Je sais mais je ne vois vraiment pas l’intérêt de passer autant de temps à étudier tous ces trucs qui ne sont plus là ! On a survécu à Goliath ; la surface, ben, elle est ce qu’elle est. C’est le futur qui compte maintenant.
— Le présent, c’est important aussi…
Sam avait déjà tenté de discuter avec son mari de sa relation avec sa fille et de ses inquiétudes sur la surface. Jules balayait systématiquement ses craintes à coup de « ça va aller » ou « la surface se portera très bien sans l’Homme ». Elle se lassait d’essayer.
8 décembre 2040, j + 5 ans
— Maman, c’est quoi ce que dit papa quand il s’enferme dans la chambre ?
— Je sais pas trop, ma grande. Je crois que c’est une langue qu’il a inventée, lui aussi il s’ennuie…
9 juin 2047, j + 12 ans
« Messieurs dames, nous avons une bonne nouvelle ce soir ! Même si nous n’en comprenons pas la cause, nos appareils indiquent que l’atmosphère se remet beaucoup plus vite que nos précédentes estimations ! Gardons notre calme, nous en avons encore pour quelques années, mais on serait plus proche des dix ans que des trente…
— Sortir dans dix ans, tu y crois ? chuchota Sam à Jules.
Leurs yeux brillaient comme des milliers d’étoiles.
2 décembre 2056, j + 21 ans
Le réfectoire était bruyant. Il y avait peu d’enfants : les naissances dans l’abri étaient rares et guère encouragées. Chloé, à maintenant vingt-cinq ans, faisait partie des plus jeunes ; Sam la regardait de loin car sa fille avait choisi de passer cet anniversaire-là avec ses amis. Radieuse, elle coupait son minuscule gâteau et servait ses camarades.
Sam connaissait peu le programme des cours, centrés sur la survie et l’ingénierie : après les années d’enfance à s’accrocher à sa mère de peur de la perdre comme ses grands-parents, Chloé avait pris son indépendance. Elle grandissait, flirtait, sortait de leur local la nuit pour visiter des zones interdites.
Comme à chacun de ses anniversaires, au moment où elle soufflait sa bougie, Sam faisait le vœu que ce soit le dernier qu’elle fête sous terre.
8 novembre 2061, j + 26 ans
Le talkie-walkie grésilla.
— Chef ? C’est l’équipe rouge au complet.
— Rapport ?
— Euh… La surface a l’air habitable.
— A l’air ? Que disent les appareils ?
— Que tout va bien, mais…
— Mais quoi ?!
— Vous allez pas nous croire.
24 novembre 2061, 8h00
La porte de l’abri s’ouvrit en grand dans un grincement douloureux, inondant de soleil les premières dizaines de personnes massées derrière.
24 novembre 2061, 10h14
Les familles devant eux avancèrent enfin. Lentement, les milliers de personnes réfugiées prenaient le chemin du retour. Sam serrait la main de Jules et Chloé comme s’ils allaient s’envoler. Les minutes s’étiraient à l’infini ; chacun combattait le besoin impérieux de bousculer les autres pour enfin voir, sentir, entendre, respirer l’air frais !
Les forces de l’ordre appelaient au calme, à avancer, à se diriger ici ou là et à… « ne pas paniquer, tout irait bien » ?
Sam regardait le visage de Jules qui, comme le sien, était désormais marqué de rides, amaigri par les privations, encadré de mèches striées de gris. Il souriait d’une oreille à l’autre et elle s’aperçut soudain qu’il n’était plus éclairé par les LED blanches et médicales de l’abri mais par la lumière chaude, dorée, inimitable du soleil. Enfin, enfin ! Elle l’attira contre elle, embrassa sa fille et cligna des yeux, éblouie.
— Maman, je… je comprends pas.
Sam ne répondit pas, la mâchoire tombante.
D’abord, où était les bâtiments ? L’entrée du bunker n’était certes pas en pleine ville mais ils avaient laissé derrière eux un paysage urbain. Oh, ils en voyaient les vestiges : murs écroulés, morceaux de béton, panneaux envahis de lierre. Mais tout s’était effondré si vite ! Trente ans après la catastrophe de Tchernobyl, les bâtiments tenaient toujours debout, non ?
Et puis elle vit la banderole, tendue entre deux lampadaires un peu plus loin : « Bon retour, Envahisseurs ! ». Les mots étaient suivis d’une traduction en anglais et, vraisemblablement, de la même phrase en langue ancienne !
Oubliant de répondre à Chloé, Sam se contenta de la serrer dans ses bras. Elle chercha son mari des yeux mais il avait disparu.
— Jules ? Jules !
Aucune réponse. Les familles autour d’elles observaient le paysage avec la même fascination ; les premiers sortis avaient avancé jusqu’à la banderole mais n’osaient pas s’aventurer au-delà.
Soudain, des cris retentirent sur leur droite ; des doigts se pointèrent vers des mouvements dans l’herbe. Quand les créatures sortirent, Chloé hoqueta. Des farfadets, pensa Sam avant de se morigéner : les farfadets, ça n’existait pas ! Même si ces humains étaient de petite taille, à la peau terre de sienne et ridée et qu’ils allaient nus. Sans doute des rescapés du cataclysme qui avaient survécu on ne sait comment et s’étaient rapprochés du bunker quand…
Ok, ils pouvaient être humains, mais qu’en était-il de ces petits êtres volants et colorés qui attirèrent son regard depuis un arbre sur sa gauche ? Humanoïdes, grands comme la main, dotés d’ailes de libellule comme… des fées ! Un cri d’effroi retentit dans la foule quand un centaure – Sam se frotta les yeux mais oui, un centaure ! – se montra à son tour.
Sam craignit un mouvement de panique mais, avant que quiconque puisse bouger, une ombre passa sur eux. Ses jambes flageolèrent quand le dragon se posa à proximité et ouvrit la gueule. La seule pensée cohérente qui lui vint fut Ah ben c’était pas les extraterrestres, finalement.
Le théropode – enfin, peut-être ? A quel groupe appartenait les dragons ? – était magnifique : haut comme une maison, il était couvert d’écailles chatoyantes, plus claires sur le ventre. Sauf son dos et son cou, sur lesquels elle distinguait des plumes incarnates. Sa tête ressemblait à celle d’un T-rex avec des crêtes supplémentaires au-dessus des yeux ; ses ailes membraneuses battirent une fois avant de se replier le long de ses flancs.
Il claqua des mâchoires, imposant un silence sonné, et se racla la gorge :
— Bienvenue, Envahisseurs, prononça-t-il d’une voix grave teintée d’un accent irlandais. Je serai le porte-parole du Petit Peuple pour votre communauté. Vous pourrez me soumettre vos doléances.
Il leur fit ce qui aurait pu ressembler à un sourire amical mais sa bouche contenait beaucoup trop de dents.
— Sachez que, lassés par votre traitement de la planète et de rester cachés, nous, le Petit Peuple, avons décidé de concert de reprendre notre place à la surface de la Terre. Pour cela, nous avons jugé bon de diminuer votre nombre toujours croissant grâce à un géocroiseur, celui que vous avez surnommé Goliath.
Les humains sortirent de leur torpeur. La foule s’agita, des protestations fusèrent… aussitôt étouffées par un nouveau claquement de mâchoires.
— Vous avez trop souvent cru que vous étiez seuls ici ! tonna le dragon. Vous avez pillé, conquis, détruit ! Ça suffit. La Terre ne vous appartient pas.
« Désormais, vous vivrez à nos côtés. Nous sommes tout à fait prêts à vous écouter et à travailler avec vous dès que vous aurez choisi un représentant. Ceux qui refuseront la paix pourront soit retourner sous terre soit partir vivre sur les terres qui ont été abimées par le réchauffement climatique. Tant que vous n’attaquez pas, nous ne ferons pas preuve de violence.
« Nous vous laissons discuter entre vous.
Il se détourna mais resta où il était. Le centaure s’approcha et ils entamèrent une partie d’échec.
Sam et Chloé échangèrent un regard désemparé. Elles ne s’étaient pas attendues à retrouver le monde intact mais ça…
— Les filles ! cria Jules.
Il revenait vers elles, tout excité.
— Tu vas avoir de l’aide pour déchiffrer la langue ancienne, plaisanta-t-il.
— Tu prends encore les choses à la légère ! Qu’est-ce qu’on va faire ?! Et s’ils sont dangereux ? Et…
— T’étais où ? la coupa Chloé.
Jules détourna la tête. Sam suivit son regard et aperçut un groupe d’enfants à la peau sombre vêtus de jeans et de pulls verts et jaunes ; quelque chose la dérangea et elle mit quelques secondes à mettre le doigt dessus : leurs pieds étaient à l’envers. Ils étaient accompagnés d’un humanoïde de grande taille doté de pattes d’oiseau, d’un bec crochu et d’une queue de coq qui s’appuyait sur un bâton.
— Je discutais, répondit Jules.
— Avec eux ?!
Il les entraîna un peu à l’écart.
— Ecoutez, je… Je n’ai pas été très inquiet dans l’abri.
Sam pinça les lèvres.
— Ou avant !
— C’est vrai, admit-il. Bien sûr, ça aurait pu mal tourner mais… je savais ce qui allait se passer. Après le géocroiseur.
Sam repensa à ces textes qu’on avait retrouvés partout en langue ancienne, langue qui ornait maintenant la banderole, à son attitude désinvolte – elle avait oublié, c’était il y a longtemps mais, bon sang, Jules avait rempli sa valise de biscuits d’apéritifs et refusé de prendre ses papiers d’identité !
— Tu savais que c’était ce Petit Peuple qui avait provoqué le cataclysme ?
Jules se dandina d’un pied sur l’autre.
— Jules, réponds-moi. Si c’est vrai, ils sont responsables de la mort de millions de personnes, c’est à cause d’eux qu’on a dû s’enfermer tout ce temps, que mes parents et mes cousins sont morts, que Chloé a dû abandonner Pelote, que…
Son mari la regarda avec tristesse. Elle ne voulait pas vraiment entendre ses arguments, ce n’était pas ce dont elle avait besoin. Il lui prit les mains.
— Oui, je savais, et même plus que ça. Mes ancêtres se sont mêlés aux humains il y a longtemps pour survivre puis ils se sont rendus compte que ça ne suffisait pas, qu’il fallait agir. Ils ont rassemblé toutes les créatures capables de télékinésie et ont mis en place le projet d’appeler Goliath.
« Ça a pris tellement de temps que les premiers sont morts de vieillesse. Ma génération a pris le relais même si nous sommes moins puissants. C’est pour ça qu’il a été détecté aussi tard par les agences spatiales et que tant de gens ont crié au complot.
« Chloé porte elle aussi cet héritage, même si elle l’ignore ; nous sommes plus faibles à chaque génération.
« Sam, je fais partie du Petit Peuple. J’ai aidé à attirer le géocroiseur sur Terre.
Pour la deuxième fois, le monde prit fin.
Bon par contre l'abandon de Pelote, je ne peux pas m'en remettre!
Le nom de ton récit m'a attiré et je ne regrette pas d'avoir cliqué dessus ! J'ai beaucoup apprécié ton style d'écriture, et notamment les dialogues qui se déroulent entre tes personnages. D'autant plus les deux dernières lignes qui prévoient une suite prometteuse !
Hâte d'en savoir plus :)
Je suis désolée mais il n'y aura pas de suite, par contre >< enfin, c'est très peu probable ^^ peut-être un jour si j'ai de l'inspiration mais pour l'instant j'ai plein d'autres projets sous le coude :)