Gravé sur la peau

Un mélange de saleté et de savon glisse sur elle, emportée par l’eau de la douche.

Zélie passe ses doigts dans sa chevelure mouillée, fronçant les sourcils quand elle sent des écailles lisses frotter sur son épiderme.

- « Python, je pensais avoir été claire. Ne descendez pas par ma taille puis mes jambes, faite-le à partir de mes bras. »

- « Le sssssaut est un peu grand. »

Elle soulève l’animal avec attention, les mains à égales distances sur son corps de rampant, puis le dépose sur le rebord de la baignoire.

- « Mercccci »

Elle caresse sa tête. Sa langue bifide goûte l’air régulièrement.

Elle est habituée à ce spectacle à présent, bien que la première fois ait été bizarre.

Elle ne se souvient plus très bien, une nuit de nouvelle lune, sa mère l’avait prise par la main et traînée dans des rues au sol grisâtre. Seule l’obscurité servait de cache-misère dans les recoins.

Ensemble elles avaient déambulé et tourné à tellement de croisements que Zélie avait perdu son sens de l’orientation.

Sa mère semblait attendre un événement, elle scrutait les allées et venues des étrangers. Elle était en sueur, pupilles dilatées, avec un sourire qui ressemblait plus à un rictus qu’autre chose. Il n’était pas dû au bonheur.

Zélie l’avait déjà vu, c’était le même qu’arboraient les hommes aux vêtements enfumés quand ils mettaient des billets sur la table en jouant aux dés.

La vive douleur qu’elle avait éprouvée au moment où sa mère s’élança lui revient.

D’un coup, elle l’avait trouvé.

Elles avaient parcouru des ruelles, des allées, passé d’innombrables plaques d’égouts. Sa mère avait à présent l’assurance de quelqu’un qui connaît le chemin.

Le son aigu des grelots retentit quand elles poussèrent la porte d’une enseigne poussiéreuse.

Il n’y avait rien ici. Quelques cartons tout au plus, qui côtoyaient des rayons vides. Sa mère avait pris une seconde entrée cachée au fond de la pièce, derrière un rideau ressemblant comme deux gouttes d’eau au mur. Il y avait un ascenseur à trois mètres.

Zélie s’était enfoncée sous terre. La notion du temps semblait devenir floue et la musique diffusée commençait à l’agaçait.

Elles avaient fini par débarquer dans une petite salle, éclairée par un néon jaune. Là, un homme assis sur une chaise rembourrée s’était tourné vers elle avec des outils métalliques reliés à des tuyaux.

Une table de fer était à coté.

Zélie avait jeté un coup d’œil à sa mère, confuse. Mais elle ne la regardait pas, aussi Zélie a préféré en déduire que tout irait bien.

- « Bonjour Madame, vous désirez ? »

- « Un spécial s’il vous plaît, pour ma fille. »

- « Le payement d’abord. Elle décidera de ce qu’elle veut. »

Sa mère avait alors tendu une valise. Zélia l’a reconnue. Elle l’avait remarqué quand elle était apparue à la maison il y a plusieurs années. Avec son aspect discret et son code à résoudre pour l’ouvrir. Elle l’avait vu se remplir petit à petit.

Après vérification, l’homme s’était avancé vers Zélie avec une carte à la main. On aurait dit une page d’un livre d’image. Il y avait de jolies illustrations, avec une majorité de noir.

- « Choisis-en une. Attention, c’est un choix important. »

Son ton sonnait vide, il n’y avait pas de vie sur son visage. Quelle étrange personne.

Elle aimait la créature ailée, le coq-lion aussi.

Mais son cœur battait pour autre chose. Deux serpents. Ils étaient simples, avec un peu de couleur émeraude. Mais ils étaient uniques.

- « Ce sont eux donc ? »

Le reste est dans le brouillard. De la douleur, des sensations de piqûres quand qu’elle était attachée. Le sentiment qu’un produit inconnu rentrait dans ces cellules.

Elle s’était réveillée dans sa chambre. Sa mère lui avait annoncé qu’elle s’était endormie là-bas.

Zélie avait mal. Des bandages compressaient sa cage thoracique. Quand elle avait tenté de les arracher, sa mère lui avait fait signe d’arrêter.

- « Va te débarbouiller si tu les enlèves. »

Elle avait acquiescé sans réfléchir, pour faire disparaître au plus tôt cette pression sur sa poitrine. À l’aide d’un miroir elle avait découvert deux serpents tatoués : un enroulé sur son bras, l’autre dans son dos.

Zélie avait observé cela avec perplexité. Elle trouvait ça beau, oui, mais pourquoi devait-elle les porter ? Elle n’eut jamais la réponse, sa mère disparut un an après les événements. Une détonation, une odeur de fumée et depuis sa chambre, elle avait vu sa mère s’effondrer dans le reflet du miroir. Elles étaient sur le départ pour partir en voyage, Zélie n’eut qu’a attraper son sac et commencer sa fuite, qui ne s’était jamais arrêtée.

Elle avait tourné le robinet, vérifié la température et ajusté le débit. Elle avait ensuite entrepris de se laver. Cela lui avait fait du bien au début mais elle avait vite senti des picotements au niveau des tatouages.

Soudain, elle s’était retrouvée face à face avec un reptile, tout droit sorti du dessin gravé sur sa peau.

Zélie avait été trop choquée pour crier. L’eau avait d’une manière ou d’une autre, transformé une encre en un être physique.

- « Bonjour »

- « Bonjour »

Elle avait répondu par automatisme à cette voix charmeuse dans son esprit. Par politesse.

Elle s’était vite assise pour éviter un accident. Deux animaux reptiliens surveillaient ses moindres faits et gestes. D’abord hésitante, elle avait fini par leur adresser la parole.

- « Je m’appelle Zélie. Quel est votre nom ? »

- « Nous n’en avons pas. »

- « Puis-je vous nommer alors ? »

- « Avec plaissssir. »

- « Très bien, toi avec les écailles vertes et les yeux d’ambre, je vais te donner le nom de Python, le monstre-gardien. Quant à toi, à la queue et au ventre de nacre, tu te nommeras Jörmungandr, le dieu-monde. »

Ils l’avaient remercié avec empathie. Passé le choc, elle avait la sensation qu’un lien immatériel les unissaient déjà et elle ne se voyait pas les refuser.

Au fil du temps, ils étaient devenus ses plus chers compagnons.

Zélie soupire en se remémorant cette tranche du passé. Enroulé autour de son cou, Jörmungandr siffle :

- « Tu te souvenais de notre rencontre ? »

- « Oui … Comment le sais-tu ? »

- « Tu es dans la lune depuis quelques dizaines de secondes. »

- « Ah. »

C’est une méthode, elle suppose. Elle se fait la réflexion qu’elle doit être bien prévisible pour eux. Mais après tant d’années, elle aussi est capable de prédire leur actions.

En se séchant, Zélie entend des sirènes hurler au loin. Non. Elles ont l’air de se rapprocher. Il est temps de plier bagage.

- « Python, Jörmungandr, revenez à votre forme initiale. »

Les serpents se fondent sur elle, reprenant leur nature d’image inerte.

Elle s’habille en vitesse, range ses maigres affaires dans son sac au même rythme. Elle rabat la capuche de sa veste.

Ses pas la guident par habitude vers l’escalier de secours qui borde l’appartement. Il est clinquant mais la peinture vermillon commence à s’émietter. Elle le descend promptement. Le bruit ambiant couvre le grincement du métal sous ses semelles.

De sa position, elle voit la police spéciale envahir l’étroite entrée de l’immeuble. Ils sont couverts de gilets pare-balles et d’armes de poings. Ils alertent les voisins qui s’empressent de fermer rideaux et volets. Elle saute au sol, ajustent ses bretelles sur ses épaules.

- « Cœur-encré ! Ouvrez, vous êtes cerné ! »

Mensonge pense Zélie tandis qu’elle prend la direction de l’Est.

« Coeur-encré » est le terme pour désigner les êtres humains comme elle. Il est dérivé du premier homme qui avait un cœur tatoué sur la poitrine. Un terme générique qui rassemble des nuances qu’on ne veut pas connaître.

Les policiers continuent toujours leur opération. Ils ne trouveront rien au premier abord. Puis avec une fouille méticuleuse, ils montreront une vague preuve en déclarant qu’ils savent où se cache la criminelle.

Elle regarderait la télévision ou écouterait la radio pour entendre leurs conclusions. Ils avaient déjà réussi à la surprendre après tout. Python avait été blessé, elle ne se l’était jamais tout à fait pardonné.

Le mieux serait tout de même de fuir cette ville maudite dans les prochaines journées. Elle est recherchée et ne tient pas à mourir juste parce qu’elle possède un pouvoir qu’elle n’a pas choisi.

Zélie fera son possible pour goûter à cette liberté si chère à ces yeux. Celle qu’elle n’atteindra jamais en restant ici. Elle a passé sa vie à s’échapper. Désormais elle veut s’échapper une dernière fois, pour pouvoir vivre comme elle le souhaite avec Python et Jörmungandr.

Au soir tombé, une fine pluie débute. Zélie doit repérer un abri, ne serait-ce que pour la nuit.

Il y a une cache non loin. Elle peut y jeter un coup d’œil. Ses vêtements sont étanches, elle ne risque rien dans l’heure.

Quand elle cherche à ouvrir la trappe, celle-ci résiste. Le loquet n’est pas fermé. Elle est couverte de rouille et se désagrège au centre. Avec un peu de force, elle finit par céder.

L’échelle a quelques traces de boue, pourtant il n’émane aucune lueur au sous-sol.

Par prudence elle garde son visage plongé dans l’ombre. Le couloir est mal éclairé. Les lanternes sont regroupées au fond, dans une pièce ronde.

Un environnement étroit et suspect avec une visibilité obstruée. Elle n’aime pas ça.

Soudain on lui jette quelque chose au visage. Elle lève les bras en réflexe pour se protéger.

Ses cheveux dégoulinent et des gouttes fraîches glisse sur sa peau et tombe de son menton. Zélie écarquille les yeux de surprise.

Sous le choc, elle ne perçoit pas le coup de poing qui vise sa mâchoire. Elle est propulsée contre le mur où son crâne émet un craquement sourd.

Sonnée, elle tente de s’éloigner. Elle se remet tant bien que mal debout. Sa vue est obscurcie et sa tête lui lance. Un liquide chaud coule sur nuque.

- « La ruse n’a pas marché, tant pis. »

L’homme qui vient de déclarer ses mots, la trentaine, délaisse son manteau long pour dérouler un débardeur. Elle distingue une forme sur sa paume.

Il plonge sa main dans un sceau, celui qui a dû servir à l’asperger. Une épaisse vapeur s’en échappe comme si le liquide avait touché un objet chauffé à blanc.

Une étincelle surgit. Zélie s’accroupit alors qu’une gerbe de flamme vient roussir sa manche et s’écraser sur la brique.

Ne pas paniquer se répète Zélie en silence. Des sueurs froides dégoulinent le long de son dos. Ou faire comme si.

Elle réfléchit à la situation, ignorant le battement à sa tempe. Comme avantage et désavantage, elle a cet espace réduit. Elle est contrainte à la lutte au corps à corps par la même occasion. Elle a moins de force que son adversaire mais elle est plus rapide et plus agile. Le manque de lumière est idéal cependant. Python et Jörmungandr peuvent se déplacer et rester discret.

Une sensation rugueuse lui indique que Jörmungandr sort pour s’installer sur son avant-bras.

-Python quand l’occasion se présente, va du coté gauche sans te faire remarquer, extirpe une lampe à huile qui se trouve au bout et garde-la prête à lancer. Elle murmure ses mots, si bas que personne n’aurait pu entendre.

- « Oui »

Il serait préférable qu’elle l’assomme. Mais a-t-elle le choix ?

Ayant repris ses esprits, elle avance sa jambe dans un croche-patte. Il recule et tente de l’attraper. Elle prend appui sur sa jambe tendue, agrippe son bras pour le déséquilibrer et lui asséner un revers dans l’estomac.

Il titube crache au sol pendant qu’elle se remet en position. Il se jette sur elle, chutant avec. Zélie voit le monde tanguer. Il appuie ses pouces sur sa paume d’Adam.

Zélie suffoque, il est à califourchon sur elle. Elle frappe son entre-jambe.

La pression se relâche, de surprise et de douleur. Jörmungandr étrangle l’homme à son tour. Il essaie sans succès de se débarrasser du reptile. Les contours de sa main deviennent flous.

- « Jör à terre ! »

Ce dernier n’hésite pas et obéi. Des flammes viennent lécher la peau de l’homme. Un peu plus et Jörmungandr aurait été touché. Maintenant elle peut le voir, un tatouage représentant des flammes dansantes.

Il vise à nouveau Zélie. Elle ramasse de la terre sèche au sol et lui lance au visage.

- « Python ! »

L’homme ne peut voir que du verre se briser. Une odeur de graisse se répand. Il comprend trop tard. L’huile s’embrasse sous la chaleur, gagnant les vêtements sales et les tissus de la victime.

La chair brûle, rendant infecte cette atmosphère confinée. Les cris résonnants du mourant rendent malade.

C’était lui ou moi pense Zélie pour faire passer cet arrière-goût amer.

Les autorités avaient dû lui faire miroiter une promesse pour qu’il l’attaque comme ça. Ou ce type avait toujours eu une basse morale.

- « Je suppose que je mérite d’être traduite en justice maintenant » laisse t-elle échapper. 

La frontière n’est plus très loin, elle devrait se dépêcher. Les kilomètres restants prendraient quelques heures. Tant pis pour un repas consistant, elle se contentera de pain et de viande séchée.

Elle n’a plus confiance en la sécurité de ce lieu. Cependant la sortie secondaire lui paraît une meilleure option.

Elle se prépare d’abord, désinfecte ses plaies et applique des bandages. Jörmungandr et Python s’entrelacent autour de son cou. Le premier siffle :

- « Tu es ssssûre ? Ses blessures ne sont pas bénignes bien que rien n’est l’air fracturé. »

- « On a plus le temps »

Leurs museaux caressent ses joues encore un peu en signe de soutien.

Elle vérifie la tenue de ses soins et fouille le repère en quête de médicaments, nourriture à emporter.

Zélie finit par décider de prendre une couverture, la trousse de secours, des rations pour une semaine ainsi qu’une hache pliable. Elle range le tout dans son sac.

En sortant, elle découvre la ville. Celle où l’on vit.

Pas d’agents, pas de types louches. Elle doit être la plus suspecte à se tenir dans la pénombre d’une ruelle.

La pluie est toujours présente. Elle croise des fêtards s’éclipsant dans les pubs, des travailleurs se dépêchant sur les trottoirs, épuisés par leur journée. Rien d’extraordinaire.

Elle se dirige au pas de course dans les rues. Elle a repéré l’itinéraire quelques jours auparavant. La sécurité est restée inchangée, tant mieux.

Elle se faufile jusqu’au poste de contrôle le plus éloigné. Elle longe la muraille. Celle-ci a été construite à la frontière il y a plusieurs siècles. Seulement, cette construction n’a pas été conservé partout, variant à présent d’une muraille renforcée à une ruine suivant les parties.

Elle s’arrête quand elle ne distingue plus que le chemin de garde et une paire de soldats stationnés. Elle se place derrière eux, en contrebas.

Elle se situe dans un jardin sauvage à l’air délabré. Mieux vaut rester discret, elle s’accroupit. Elle passe les minutes suivantes à observer les mouvements maladroits des deux hommes.

Ce sont des recrues, stationnés ici pour le cadre idéal qu’offre ce quartier calme à leur formation de terrain.

Plus simple à berner, ils manquent d’expériences.

Le temps passe, le changement d’équipe s’effectue. C’est la nouvelle lune, l’obscurité règne. Il est tard et la fatigue se fait de plus en plus présente.

Aux heures creuses de la nuit, elle escalade le mur construit de pierre brute et de ciment. Elle s’agrippe aux rebords, se hisse en silence derrière les gardes. Leurs torches l’illuminent dans le bon sens, renvoyant son ombre derrière elle.

Zélie leur assène un violent coup à l’arrière du crâne. Ils s’effondrent dans un bruit étouffé par leur protection.

Elle prend leurs poignets. Le pouls bat encore.

- « Zzzzélie avertit Python »

- « Je sais, je sais »

Elle récupère un des fusils et toutes les munitions. Elle traverse en vitesse le chemin, saute et atterrit dans la petite plaine, elle court se réfugier sous la canopée.

Elle ne veut plus s’arrêter. Elle continue jusqu’à ce que ses jambes lâchent. Elle tombe dans l’herbe.

Le soleil se lève, délivrant ses rayons à travers les branches feuillues des arbres. La lumière mouchetée éclaircit la clairière où elle se trouve. Elle peut entendre des oiseaux non-loin.

C’est magnifique.

Oui, ici ils seront bien. Elle est loin désormais, plus rien ne la rattrapera. Des larmes coulent, Python et Jörmungandr viennent les lécher avec affection. Zélie porte ses doigts vers eux :

- « Nous sommes libres. »

 

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