Guide de Survie du Mangeur de Bruit

Le Guide de Survie du Mangeur de Bruits

• Vous qui lisez ces lignes, vous venez de faire l’acquisition de notre Guide de Survie pour Mangeur de Bruits , nos plus sincères félicitations. •

« J’aime bien qu’on me remercie, fit remarquer Firmin. C’est commercial, et agréable, ça donne envie ».

Bien enfoncé dans son fauteuil – à peine abîmé, presque pas mité, une véritable aubaine –, Firmin tournait et retournait les pages du Manuel, en ne faisant pas le moindre bruit. Son regard vaporeux suivait les lignes appréciables de la police, et ses doigts tordus effleuraient la qualité du papier. Il n’y connaissait pas grand-chose en imprimerie – n’ayant appris à lire que depuis peu – mais savourait cet instant tranquille durant lequel il faisait semblant, en toute innocence. Dans le doute, il rentra son énorme tête dans ses toutes petites épaules, puis observa à droite, et à gauche, vérifiant qu’aucun autre Mangeur de Bruit n’était là pour se moquer. C’est qu’il le vivait très mal, voyez-vous, d’être si peu adroit à la chasse.

Il n’y avait personne alentour, et la décharge où il résidait conservait cet épouvantable calme de mort. Un frisson lui traversa l’échine, produit par cette sensation d’être si seul, si discret, et tellement silencieux… La mélancolie le prenait, aussi décida-t-il de poursuivre sa lecture.

• Nous savons que demander de l’aide n’est pas toujours facile mais, grâce au Guide de Survie pour Mangeurs de Bruits, vous n’aurez plus peur ! À travers l’expérience personnelle de nos auteurices… •

« Ah de l’inclusif, releva Firmin. C’est bien, c’est moderne, vraiment quel bel ouvrage ! »

•… Monsieur, veuillez cesser d’interrompre votre lecture, s’il vous plaît. C’est très difficile pour notre narrateurice. •

« Oh pardon, s’excusa Firmin en rougissant. Continuez, faites comme si je n’étais pas là. »

Il s’en voulait un peu de perturber ce fameux narrateur – ou peut-être narratrice, il ne savait pas – mais il avait pris cette habitude du soliloque, faute de colocataire. Dans son petit cœur fondant – qui battait au rythme du coucou –, il était heureux d’avoir un interlocuteur, même s’il n’était fait que de papier. Bien décidé à ne plus déranger l’ouvrage, il poursuivit sa lecture.

•… À travers l’expérience personnelle de nos auteurices, c’est toute une génération de Mangeurs qui vous révèle ses trucs et astuces. Grâce à nous, vos bocaux de conservation seront bien remplis1, et vous ne subirez plus ni la faim, ni le froid, ni la peur. •

Comme il n’osait plus intervenir, Firmin se permit un simple sourire. C’est qu’il les connaissait très bien : la faim, le froid et la peur. Plutôt dans l’autre sens, d’ailleurs : il avait peur, donc faim, donc aussi froid. Tiens, c’était une idée à soumettre à l’éditeur ça : d’inverser l'ordre des mots. Il ne manquerait pas de leur écrire. Dès qu’il aurait appris à écrire, bien sûr…

• Au passage, merci de ne plus proposer de nouvelles modifications concernant la place des concepts, notre chargé de production a été malheureusement dévoré l’hiver dernier, il a emporté la maquette du livre avec lui. •

« Ah… c’est vraiment dommage, regretta Firmin »

• Oui, c’est vrai, ça nous rend très tristes nous aussi, c’était un bon ami. Cher lecteurice, nous vous remercions de votre gentillesse. •

« Oh c’est normal enfin, personne n’aime perdre des proches »

• C’est bien vrai. Êtes-vous prêt à partir à la chasse ? •

« M... maintenant ? s’affola Firmin. »

• Bien sûr. N’avez-vous pas faim ? •

Lentement, le Mangeur de Bruits tourna la tête vers sa réserve trop vide. Tout autour il n’y avait que le silence. Silence à droite, silence à gauche, mais aussi silence en bas et silence en haut. Il poussa un soupir profond qui tomba au milieu du rien.

• Ce soupir répond à notre question. Prenez donc votre manuel, et partons vers l’aventure.•

« Moi je veux bien, signala Firmin, mais je ne vais pas pouvoir chasser et lire en même temps. »

• Excellente remarque, monsieur Mangeur, vous êtes très intelligent. •

« Oh… merci. »

• Mais de rien, c’est gratuit. Pour chasser en toute liberté, vous n’avez qu’à activer le mode « voix off ». Pour ce faire, il suffira de vous donner un grand coup de livre sur la tête, une fois sur l’avant, deux fois en quatrième de couverture, puis vous signez la première page avec votre nom. •

« Je vois. Mais… je ne sais pas écrire. »

• Vous savez faire une croix ? •

« Une ? »

• Un rond ? •

« Un ? »

• Essuyez une crotte de nez, ça suffira. Vous avez ça quelque part ? •

« Ça peut se trouver. »

Sans plus tarder, Firmin effectua la procédure d'activation de la voix off. Il mit un peu de temps à explorer sa narine – c’était un monstre propre et bien entretenu – mais revint victorieux de sa quête et écrasa son butin sur la page blanche. Presque aussitôt, une petite voix résonna dans sa tête. Il ne s’agissait que d’un minuscule son étouffé, d’abord lointain puis proche, intime et rassurant. Comme le bruit ne venait pas du monde extérieur, il ne pouvait nourrir le pauvre Firmin. Les échos produits en soi ne possédaient pas la force nécessaire pour lui permettre de vivre.

« Préférez-vous un narrateur ou une narratrice ? demanda le Guide.

— Une… une narratrice s’il vous plaît, osa-t-il malgré sa timidité ».

Ça le rendait tout chose de rechercher une compagnie féminine mais, ma foi, puisqu’on lui proposait…

« Voilà qui est fait, annonça une voix un peu enrouée. Êtes-vous prêt ?

— Oui ! répondit Firmin avec enthousiasme.

— Bien. Vous commencerez donc par enfiler vos chaussures agrippe-mur.

— Ah… euh… c’est que je n’en ai pas.

— Vos gants ventouses ?

— Non plus.

— Votre souffle-vent à décollage immédiat ? »

Le silence fit écho à cette dernière évocation, et la narratrice comprit que le malheureux Firmin possédait peu de moyens.

« Ce n’est pas grave, nous improviserons. La première chose à faire et de se rendre dans une grande ville.

— Oui mais… l’interrompit Firmin, j’ai un peu peur des grandes villes.

— Une ville moyenne ? »

Un nouveau silence, très gêné.

« Un bourg ? Un morceau de banlieue ? »

Firmin toussota.

« Désolé monsieur, mais il va falloir faire un petit effort. Je connais un lotissement tout proche. Si nous y allons maintenant, nous devrions être tranquilles.

— Mais il fait jour, fit remarquer Firmin.

— Oui, en effet. C’est à ce moment qu’il y aura le plus de bruit.

— Mais le jour, il y a aussi les humains »

Cette fois, le silence fut du côté du manuel, qui restait pantois face à tant de couardise. Il en avait eu, des lecteurices difficiles, mais rarement de ce niveau-là. Ce jeune Mangeur de Bruit devait avoir vécu de bien vilaines choses, pour se trouver bloqué à ce point. Soudain plus doux, le Guide apaisa sa voix, et rassura Firmin.

« Ne vous en faites pas, je suis là pour vous accompagner, n’est-ce pas ? Vous me faites confiance ? »

Firmin hocha de la tête, déjà un peu soulagé. Comme le livre n’avait pas d’yeux – détail peu pratique d’ailleurs, les éditeurices auraient pu y penser –, il transforma les idées en mots :

« Oui. Je vous fais confiance. Vous coûtiez cher. »

Or, tous les monstres savaient que plus les choses coûtaient cher, et plus elles avaient de valeur. Qui disait valeur, disait courage. Qui disait courage, disait qualité. Qui disait qualité, disait digne de confiance. Firmin faisait donc pleinement confiance au guide.

Sur ces belles valeurs chargées d’altruisme, le maître et l’élève partirent bras dessus, pages dessous, en direction de la ville unpeugrandemaispastropquandmême. Ils empruntèrent des chemins de monstre et des bus pas pour les humains, pour parvenir jusqu’à un lotissement calme et peuplé, en bordure de forêt. Effrayé par ce qu’il voyait – et qu’il connaissait pourtant –, Firmin n’osait franchir l’orée du bois. Il avançait un pied puis le reculait, essayait avec le second puis fuyait à nouveau. Pendant ce temps, le guide répétait ses consignes :

« Tout d’abord, vous devez trouver une fenêtre, car – comme tout le monde le sait – le bruit s’échappe souvent des fenêtres.

— Elle doit être ouverte, la fenêtre ?

— Évidemment ».

Firmin mordit ses trois lèvres et gratta ses deux paires d’yeux, un peu embêté. Une fenêtre ouverte c’était comme une immense bouche noire, dans laquelle on mettait les pieds au risque de se faire avaler par l’inconnu.

« Et elle doit être en hauteur, précisa soudain le Guide. C’est plus sûr.

— Je vais devoir grimper ? comprit Firmin, horrifié.

— Vous êtes décidément un Mangeur gentil, remarqua la narratrice, mais pas très doué. »

Firmin aurait pu se sentir attaqué, mais il ne le fut pas. Dans le fond, il savait bien que le commentaire se justifiait, et il n’était pas du genre rancunier.

Désireux de montrer l’étendu de sa bonne volonté – et aussi parce qu’il avait très faim –, Firmin se fit discret, et se jeta dans les talus en roulé-boulé. Se prenant pour un ninja – il avait vu le mot sur une vieille télé silencieuse de son dépotoir – il se changea en maître des ombres et glissa sa peau dans le noir des choses, jusqu’à dénicher une fenêtre qui lui convenait. Pas trop haute, plutôt large, avec de jolis rideaux roses et de doux hurlements qui vrillaient les tympans des voisins, et régalaient les siens.

« Félicitations, annonça le guide, vous avez trouvé la bonne ouverture. Voulez-vous aller à la page qui explique comment réussir son escalade de façade ?

— Oui, s’il vous plaît. »

Firmin entendit comme un crépitement dans sa tête, et la narratrice commença l’évocation des différentes étapes. Elle avait l’air essoufflée, et entrecoupait ses indications de grosses inspirations lourdes :

« Tout d’abord, fiuuu, vous allez devoir, fiuuuu, utiliser vos chaussures agrippe-mur, fiuuu, vos gants ventouses, fiuuu, ou votre souffle-vent à décollage immédiat.

— Je n’en ai toujours pas, signala Firmin.

— Vous n’en avez pas acheté ?

— Non. Je n’ai pas eu le temps. »

Le Guide en oublia de respirer, et laissa flotter un blanc épais. La sentant préoccupée, Firmin proposa :

« Il y a une gouttière juste là, je peux peut-être monter. »

C’était une bonne idée, que le Guide approuva énergiquement. Heureux de montrer ses talents – en petit nombre, mais tout de même bien présents –, Firmin prit son envol et s’accrocha à la gouttière, qui grinça sans céder. Une fois stable, il utilisa toute la force de ses muscles pour se tracter vers le haut, et grimper tout doucement. Les cris se faisaient plus encombrants, le rendant presque fou. Il imaginait les voyelles flottant dans son estomac, les consonnes croquant sous la dent. En arrière-plan, la télé vomissait des hordes de jurons et quelqu’un écoutait de la musique. Le fumet délicat du rock titilla ses papilles et Firmin saliva. Il avait faim, si faim…

« Cher lecteur, il est temps de vous inviter à la prudence. Voler des Bruits aux humains n’est pas compliqué, mais il faut savoir s’y prendre. Pour commencer, posez les mains sur le rebord et remontez simplement le sommet de votre tête et vos yeux, afin de sécuriser le périmètre.

— Le ? s’enquit Firmin.

— Périmètre.

— C’est ce qui se calcule avec Pi ?

— …

— Pour le… rectangle ?

— Je croyais que vous ne connaissiez pas les formes ?

— Pas les croix ni les ronds. »

Touché dans sa fierté – il n’avait pas pensé à faire le tour des formes géométriques, une grave erreur professionnelle –, le Guide reprit calmement.

« Vous devez vérifier qu’il n’y a aucun danger dans la zone ».

C’est vrai que le danger ce pouvait être… et bien dangereux. Tout empli de ce sage conseil – comme tous les conseils donnés par le Guide –, Firmin agrippa ses doigts crochus sur le rebord, et l’on vit d’abord apparaître une touffe de cheveux blancs, puis un crâne tout lisse, tel un œuf, et enfin de multiples paires d’yeux. Firmin ouvrit ses paupières à plusieurs reprises, et laissa ses pupilles se décrocher pour courir au centre de la pièce. Elles bondirent un peu, regardèrent, explorèrent, à la recherche des humains qui produisaient les bruits. Il n’y avait personne, juste les sons qui tapaient partout dans son corps, au point de le rendre presque fou. Et puis il y avait le frigidaire, l’efface-poussière, la cuisinière, le lit qu’est toujours fait, le chauffe-savates, le canon à patates, l’éventre-tomates, et l’écorche-poulet. En bref : les ustensiles d’usage pour les humains bien nantis. Mais pas de danger.

« Je fais quoi, souffla Firmin, si tout va bien ? »

Il entendit un crépitement, puis la voix du Guide répondit, comme elle le faisait toujours.

« Vous entrez, avec précaution, et vous prenez les bruits directement à la source. Attention à bien choisir la meilleure cible en premier ».

Firmin se frotta les paumes et tendit les mains. Ses pupilles vinrent s’y loger, avant qu’il ne les remette bien en place. Les informations montèrent trop vite à son cerveau et il eut mal à la tête.

« Il y a beaucoup de choses bruyantes… que me conseillez-vous ?

— Le canon à patates, évidemment. »

Firmin fixa d’abord la télévision – beaucoup plus alléchante – puis porta son attention sur ledit canon à patates. Il avait un doute quant à ce choix, mais puisque le Guide le disait…

Sans plus attendre – et parce que son estomac grondait peu fort en silence –, il roula sur le rebord et chuta sur le parquet, avant de ramper en s’aidant du bout des orteils. Toujours rendu inquiet par la présence d’un éventuel humain, il se plaqua contre un mur et patienta, l’oreille bien tendue.

« La voie semble libre, le rassura la narratrice.

— On n’est jamais trop prudent, fit remarquer Firmin ».

Finalement, le Mangeur de Bruit s’approcha du canon à patates, en se léchant les babines. Il décrocha sa mâchoire pour ouvrir grand la bouche.

Rien.

« Ça ne marche pas.

— Bien sûr, il faut l’allumer. »

Évidemment… ce qu’il pouvait être bête, parfois ! Honteux face à son manque de logique, le petit monstre actionna le bouton « on/off ».

Rien.

« Ça ne marche toujours pas…

— Il n’est pas branché. Insérez dans la prise ».

Ça allait de soi… mais quel idiot il faisait ! D’abord il prit l’embout, ensuite il se baissa, enfin il dénicha la prise et essaya de connecter l’objet.

Mais la prise décrocha sa mâchoire et l’ouvrit bien grand.

Et Firmin ne comprit pas vraiment ce qui lui arrivait. Parce que la connectique électrique grossissait encore et encore, et se parait de gigantesques dents, d’une glotte énorme et d’une haleine terrible.

Non… Firmin ne comprit pas du tout ce qui lui arrivait. En un rien de temps il termina dans un gosier, et ses pauvres os craquèrent entre les molaires puissantes de la prise qui n’en était pas une.

Et le Guide ne parlait plus.

Et un ricanement sinistre s’échappa du chauffe-savate, trouvant écho dans la gorge du canon à patate.

Et l’on entendit une remarque tonitruante, perçant la cacophonie des objets domestiques :

« Tu vois ? Je t’avais bien dit que la création de ce Guide n’était pas une perte de temps ! »

Les rires se firent plus méchants, et l’un des deux conclut :

« On devrait le faire breveter.

— C’est vrai, mais alors sous un autre nom. Parce que le “Piège à usage des Mangeurs de Mangeurs de Bruits”, c’est un peu long, et pas très vendeur. »

Les Mangeurs de Mangeurs de Bruits ricanèrent encore, jusqu’à ce que l’un des deux lâche un énorme rot, accompagné d’une des quatre chaussures, de ce pauvre Firmin.

1. Cher acquéreur du Guide de Survie pour Mangeurs de Bruits, pour la méthode de conservation du bruit en bocal, veuillez vous référer à la page 72 de ce guide.