J’avais 9 ans, et j’étais la star de mon école de musique. J’étais l’élève qui savait tout interpréter par cœur, qui identifiait toutes les notes grâce à son oreille absolue, celui qui allait avoir un avenir dans la musique et aller au conservatoire. Ma professeure, que j’adorais, me reconnaissait comme l’un des piliers de sa classe et me donnait énormément de choses à faire qui créaient du défi et animaient ma motivation. Elle aimait particulièrement gérer des ensembles de flûtes, si bien qu’elle me laissait déborder sur le cours de l’élève suivante pour jouer des trios, puis sur l’élève suivant pour un quatuor… Il m’est arrivé une fois de rester plus de deux heures dans sa salle, pour un cours qui à l’origine durait trente minutes. Mais j’y restai toujours avec le sourire. Je n’en avais jamais assez.
J’étais constamment heureux avec elle. Ses cours refaisaient ma journée. Même si elle était gentille, elle avait de l’exigence et me donnait du travail. Mais jamais avec elle je ne me suis senti nul ou incapable. J’avais beaucoup de défauts, comme tous les enfants, mais elle savait comment les aborder en douceur. Elle avait également le même prénom que ma mère, si bien que je la considérais un peu comme une deuxième maman.
Dans ma mémoire, il n’y a qu’un seul cours qui ne s’est pas bien passé. Et j’en garde, malgré tout, un bon souvenir. Elle m’avait demandé de travailler pour la rentrée de janvier une des dernières pièces de ma méthode préférée « Le petit flûté ». Et cette musique m’a marquée.
Il y avait dans Guito quelque chose d’intense. Le commentaire au-dessus de la partition, « sur des thèmes de Guito, ma mère. », assez énigmatique, contribua à me motiver. Le morceau commençait par une lenteur révérende, pour s’accélérer en un air plus léger et dansant. La fin, tout particulièrement, me plaisait. En la jouant, je me sentais libre, transporté. Je l’aimais tellement que je l’interprétais tout le temps, n’importe quand, n’importe comment. Et j’espérai que mon travail la satisferait.
Je me souviens encore de sa moue plutôt déçue. À force de le jouer, sans m’en rendre compte, je l’avais déformé. De plus, mes respirations dans l’émotion devenaient chaotiques. Sa tâche fut donc de me faire rentrer à nouveau dans le cadre de la partition, avec un peu de fermeté. Parce que, pour la première fois, je n’étais pas d’accord avec ce qu’elle disait. Il y avait des passages que j’avais modifiés, mais je les préférais à ma manière. J’allais trop vite, mais ça me plaisait. J’acceptai néanmoins de travailler les respirations, qu’elle me nota méthodiquement toutes les deux mesures au crayon gris. Elle avait même barré de noir les deux petites appogiatures qui me galvanisaient plus que tout à la fin du morceau. J’essayai de négocier pour qu’elle me les laisse, parce que je les aimais, mais intraitable, elle refusa. « Tu les feras quand tu sauras jouer déjà les notes importantes en place ! » Déçu, je repris un travail plus académique. Elle finit par être satisfaite, alors elle passa à autre chose, me donnant une nouvelle pièce à étudier, puis une autre.
Ce qu’elle ne sut pas, c’est que je continuai à jouer Guito. Seul, dès que je le pouvais, je le réinterprétais, par cœur dans ma chambre, de la pire des façons qui soit. Les deux petites notes interdites revenaient, les respirations pouvaient être lamentables et j’en étais heureux. Parce qu’à ma manière, j’aimais ce morceau hors du cadre.
Avec l’âge et le conservatoire, j’ai fini par passer à autre chose. Qui voudrait continuer à jouer longtemps une musique de bébé, après tout. Ce n’était clairement pas ces pièces très en dessous de mon niveau qui auraient pu convenir à mon nouveau professeur. Mais, quand je sortis du conservatoire et dus quitter la maison familiale, je retombais sur toutes ces vieilles méthodes dont je ne faisais plus rien. Par nostalgie sans doute, je remis le CD, laissant sonner Guito pour ce qui me semblait être la dernière fois. Je pensais que j’allais en être déçu, car les études pour enfants ne sont pas forcément passionnantes. Ce fut tout l’inverse. En quelques notes, je retrouvais la galvanisation des débuts, ces premières années où j’étais sûr de mon talent et de mes choix. Et les petites notes, qui m’avaient été barrées, désormais se faisaient leur place n’importe où, comme si elles avaient toujours été là.
Si jamais tu dois me lire un jour, sache-le ; même si je te suis à jamais reconnaissant pour ta bienveillance qui a éveillé en moi une passion immense dès mon plus jeune âge, et que j’ai pu explorer grâce à toi tant d’aspects de la flûte et de la musique qui m’ont donné envie d’en savoir toujours plus… Il ne fallait pas me les enlever, ces appogiatures. Et j’espère que tu apprécieras quand même entendre ma nouvelle interprétation de Guito, avec trop de petites choses qui ne suivent absolument pas la partition.