Ce matin-là, D et moi, aidéEs de quelques autres habitantEs de la Maison, empoignâmes balais, seaux, serpillières avant de pousser la grande porte étroite de la Pièce au miroir. Celui-ci trônait au dessus de la cheminée en marbre. Le bronze du cadre était terni, les entrelacs flétris, encrassés. La surface était fendue et la cassure formait un tracé sinueux. Dans l’image qu’il renvoyait, le monde n’était que silhouettes noires sur fond gris.
D et moi avions décidé de nous installer dans la Maison et avions choisi ce salon. CertainEs de la bande des Etournelles nous secondaient dans le projet de réparer et redonner un digne éclat à cette pièce désolée. D’autres habitantEs, dont les Sorcières, nous avaient conseilléEs de laisser tranquille ce lieu solitaire.
La poussière recouvrait tout, fauteuils en velours, fausses fleurs au rose fané, commodes en bois noirci, ainsi que le lustre tissé de toiles d’araignées. Mes moustaches frémirent et mon museau se plissa. Je ne pus retenir une série de petits éternuements. Le silence nous répondit.
Enfin, D se faufila en tête et murmura : « Ne restons pas là comme des statues de bois » puis elle entra en chantonnant tout bas : « Bonjour, Pièce-au-miroir, c’est nous ; moi c’est D, lui, c’est mon chéri Cherchat, voilà aussi Gwen Vaness Tcharl, venues nous aider… Oh, un truc ouvert ouvert.»
Elle se dirigea droit sur le bureau et ses tiroirs, dont l’un était en effet entrebaillé. Elle l’ouvrit en grand et commença l’exploration de tous les papiers, photos, formulaires et lettres qu’elle sortait avec des commentaires appréciateurs, avant de les étaler méthodiquement sur le bois sale. Les plus jeunes l’imitèrent et explorèrent les armoires remplis de vieille vaisselle. Gwen et moi ne perdions pas de vue notre objectif initial. Mais elle voulait commencer par le miroir et moi, par les carreaux. Si bien que chacunE commença dans son coin.
Fenêtres grandes ouvertes, je me penchai par dessus l’appui et agitai un tapis. Le vent le secoua en tous sens et un fleuve de poussière s’en échappa, tournoyant dans les courants d’air. Profitant de cette échappée hors de l’atmosphère étouffante, j’observai la façade. L’air et l’eau n’avaient pas prise sur les solides pierres grises de la Maison. Elles reflétaient à ce moment un mauve crépusculaire dans une lumière jaune pâle. En bas, le talus entretenait sa verdure foisonnante. Il plongeait dans le vide et dans les couleurs tournoyantes du ciel toujours changeant autour de la Maison.
Par-dessus l’abîme, je vis dans la façade opposée la fenêtre de la cuisine s’ouvrir. La silhouette de Christine apparut dans l’encadrement et je lui fis un grand signe. La sorcière jeta le contenu d’un seau de compost dans le vide et me répondit avec un hochement de tête et son habituel sourire réservé que je devinais de loin.
A midi, nous fîmes une pause et un bilan de la matinée.
Gwen avait exploré les coins et dessous de meubles.
« C’est habité,vous ne pouvez pas vous y installer. déclara-t-elle, catégorique, en croisant les bras.
- Il y a des photos des autres pièces de la Maison avec des vieilles habitantes ! S’enthousiasmait D en brandissant ses trouvailles.
- Je comprends que tout cela soit passionnant, mais je me sens seul à avancer sur l’aspect nettoyage, est-ce qu’on pourrait se coordonner pour cette après-midi ? »
Quant à Tcharl, il dit seulement qu’il avait faim.
L’attaque nous prit de cours.
Nous n’avions pas assez écouté, sans doute. Le silence n’avait été que celui d’un souffle retenu.
Les occupantEs surgirent de dessous le sofa, de derrière le bureau, des replis des rideaux. Elles vrombirent, bourdonnèrent, bruissèrent, firent claquer leurs mandibules, déferlant au milieu de notre pique-nique, semant la panique, les cris et la bousculade.
Je cherchai D par réflexe. Elle sautillait en arrière, mi-paniquée, mi-ravie, pour éviter les scutigères véloces qui couraient vers elle. Gwen se baissa brusquement quand un papillon de nuit géant frôla sa chevelure. Tcharl hurlait de terreur, replié sur lui-même, en boule.
Tout à coup, une araignée traça vers moi, grosse comme une tête qui avancerait sur six pattes mécaniques, sa course était un tambourinement rapide, elle planta un dard menaçant à deux doigts de ma chaussure. Je feulai de peur et de colère, mais Vaness me tirait en arrière, autoritaire, et nous battîmes en retraite.
J’étais allongé sur le canapé de la véranda, la tête posée sur les genoux de D, qui me grattait derrière les oreilles en chantonnant. Les autres étaient partiEs après un long échange qui n’avait mené à aucun consensus.
« Mais quand même, insistai-je, pourquoi est-ce qu’on ne ferait pas une autre tentative ? Peut-être pouvons-nous négocier une occupation partagée des lieux ? »
D haussa les épaules.
Si bien que je me levai et repartis seul vers la Pièce au miroir.
J’avais avancé dans un souple silence dans les sombres couloirs. Quand je frappai au battant entrouvert, j’entendis des cliquetis et des frôlements. Je poussai la haute porte en bois.
Droit face à moi, campée sur le manteau de la cheminée, l’Araignée me fixait de ses yeux en triangle. Le monde du miroir n’avait pas bougé.
L’air était redevenu épais, j’éternuai à nouveau. Le lustre s’était immobilisé. Les fenêtres étaient fermées et les photos, rangées. Une discrète lueur jaune passa entre les voilages et vint raviver les teintes ocres du tapis secoué par mes soins. Un tapotement régulier me rappela à l’ordre. Deux pattes de l’Araignée tapaient ce rythme impatient contre le marbre. Ses six articulations se prolongeaient en dards droits, luisants, noirs, sans rapport avec les membres fins et délicats des arachnides communes.
Je m’avançai, maussade mais désireux de me montrer conciliant.
Des papillons de nuit s’envolèrent, passant d’un mur à l’autre, faisant tressaillir mes moustaches. Ils se posèrent et se fondirent dans le motif du papier peint. Un mouvement dans le lustre attira mon œil. Le discret grincement d’une porte de placard signala une présence.
Quand je fus à distance respectable de la cheminée, l’Araignée se tut : ses pattes s’immobilisèrent. J’en fis de même.
Depuis mon entrée, mes oreilles étaient plaquées en arrière, mon poil hérissé et tous mes muscles, bandés. Pourtant, je commençai poliment :
« Nous avons envahi votre espace sans vérifier qu’il était habité. Je vous dois des excuses. »
Le silence me répondit.
Je poursuivis donc : « Mais nous aimerions nous aussi, ma chérie et moi, profiter de cette pièce... »
La patte droite de l’Araignée griffa le marbre de la cheminée avec un crissement détestable. Ses trois yeux ne cillaient pas.
« Je vous trouve très désagréable » soulignai-je avec humeur.
Elle croisa ses deux pattes avant. Je feulai avec humeur.
Assis sur le banc de la cuisine, seul et misérable, je regardai Christine mélanger vigoureusement la mixture qu’elle me destinait. J’avais boitillé jusqu’à la Cuisine, choqué par l’attaque. La sorcière avait eu la gentillesse de tirer le banc pour me faire une place. Les petits yeux sombres et perçants dans son visage rond s’étaient posés sur mes blessures, puis elle avait soulevé son lourd corps pour s’affairer parmi les plantes et ustensiles.
Je lui avais dressé le récit complet de cette journée éprouvante. Je monologuai :
« Heureusement que je suis rapide. Elle a sauté sur moi ! Elle n’a rien voulu entendre, elle ne m’a pas dit un seul mot ! Elle m’a planté son dard dans la patte ! ! »
La sorcière restait impassible. Elle aligna, sur la table devant moi, des carrés de tissus, du désinfectant, de l’onguent, une bande. Puis elle s’assit sur un tabouret et me demanda de son ton égal :
« Tu sais comment faire ? »
Je hochai la tête en la regardant de mes grands yeux éplorés et lâchai :
« D ne m’a même pas attendu… »
Elle rétorqua, sèchement :
« Pourquoi, à ton avis ? »
Mes oreilles se dressèrent sur ma tête. Christine n’était jamais impatiente. Elle nota mon air interdit et se radoucit.
« Allez, enlève ta chaussure et nettoie ta plaie. »
Elle retourna à sa marmite en me laissant me débrouiller. Je fixai son dos d’un air vengeur, mais elle ne s’en soucia guère.
Je lavai la blessure, posai une compresse et bandai mon pied, me rappelant avec tristesse le temps où la danse m’imposait de tels soins quotidiens. Je me baignais dans la nostalgie, les regrets et rancœurs, bien qu’une partie moins stupide de mon cerveau travaillât pendant ce temps à tirer les conclusions correctes de cet épisode affligeant.
J’aurais pu dire ceci :
« D’accord, j’ai été bête. Nous n’avons pas écouté les conseils, nous avons voulu cette pièce, nous n’avons pas pris le temps de vérifier si elle était vraiment libre, et en plus j’ai insisté. Les autres ont compris tout cela depuis des heures et D désapprouve mon obstination. »
Au lieu de cela, je me drapai dans ma fierté blessée et, guindé, lâchai à Christine : « Merci, bonne soirée », avant de quitter la pièce la tête haute.
Nous n’avons jamais réussi à nous installer, D et moi. Un jour, elle a mis un terme à notre relation romantique ; j’ai grandi, aujourd’hui, je suis un peu plus fin qu’avant.
D’après Christine, l’Araignée a beaucoup changé, elle aussi, peut-être devrais-je y passer un jour, pour la saluer, m’excuser vraiment et lui proposer de boire un thé dans la Cuisine. Ou de faire un tour dans les couloirs. Ou de faire une soirée tricot. Qui sait ce qui pourrait plaire à cette gardienne de la Pièce au miroir ?