J'ouvris la fenêtre de ma voiture avec exaspération tandis que la radio déversait son flot mièvre et hypocrite de pubs, à n'en plus finir. J'en profitai pour faire tomber la cendre de ma cigarette sur la route de campagne sur laquelle je m'étais engagée. Dans le ciel s'amassaient des nuages gris et lourds comme de volumineux sacs d'or, qui menaçaient de tomber d'une seconde à l'autre. Alors je rentrai mon bras à l'intérieur de l'habitacle. Le son d'un tonnerre furieux fit trembler mes tympans et le sol sous les roues. Le bitume sentait déjà la pluie. Je déplorai sincèrement qu'il doive pleuvoir à nouveau, alors que le soleil venait de faire son unique apparition de la semaine. Les silhouettes des arbres bordant la route étaient pareilles à des ombres, les ombres de grands gardiens dégingandés et raides. Immobiles et imperturbables. Les gardiens du silence et de tous les secrets de la nature.
Je reportai mon attention sur mon itinéraire, pensive et légèrement désorientée. Ma cigarette s'était consumée dans ma main, pauvre chose maintenant inutile. Je la jetai sans ménagement dans le cendrier qui émit un petit bruit de babiole en se refermant. Des pensées noires nées de la grisaille ambiante se mettaient à déferler sur mon esprit désabusé. C'était comme si un paquet attendait quelque-part que je le déballe enfin, et découvre ce qu'il abritait. Sauf qu'il m'était dissimulé à dessein et que je ne savais pas où chercher. C'était assez déconcertant.
L'atmosphère était lourde, la tempête ne tarderait pas à se déclarer. Mais cela ne faisait rien.
Je tournai soudain le bouton de mon autoradio, n'y tenant plus. Je ne pouvais décemment passer ma vie entière à attendre. La voiture continua pendant quelques minutes silencieuses comme la mort, seule au milieu de ces bois clairsemés. Cela m'en fichait un coup, tout de même, de revenir au beau milieu de la campagne après toutes ces années. Je m'étais sévèrement déshabituée
J'imaginai l'espace d'un instant la surprise étalée sur chacun des visages ancrés dans ma mémoire, qu'ils me soient proches ou bien un peu plus éloignés, tous restés tapis sous le poids écrasant et tourbillonnant de la ville. Tous autant qu'ils étaient.
C'est sûr, cela ne me ressemblait pas.
La voiture prit un virage et s'engagea sur un chemin de castine humide alors que les premières gouttes légères tombaient sur ses vitres.
Je dus me garer avant d'être arrivée à bon port, sur le bas-côté. Les cailloux roulaient sous mes pieds, je pestai contre les courants d'air et un début de rhume qui m'embrumait le cerveau. Les arbres étaient toujours là. Ils me regardaient sans piper mot. La pluie me frappait la peau avec de plus en plus de conviction, je fus bientôt en nage. Mais, contre toute attente, je trouvai ce contact agréable. Il avait l'avantage de me tirer de cette sorte de dépression chronique qui m'avait attaquée de front depuis que j'avais pris la voiture pour quitter la ville. A peu près sur un coup de tête.
On était le 8 avril, c'était le jour de mon anniversaire, et l'eau coulait du ciel à torrents fougueux sous une chape grise inextricable. Et je me trouvais en-dessous. Au milieu de nulle-part, sans même un parapluie. De plus en plus frigorifiée. Sans compter que j'avais planté tous ceux qui attendaient de me souhaiter tout le bonheur du monde sans même réfléchir à leurs paroles abracadabrantes.
Il devait y avoir une raison valable à cela.
La façade décrépite fit enfin son apparition derrière les feuillages denses de quelques arbres qui avaient refusé de rester à leur place. Les mauvaises herbes envahissaient les vestiges de la terrasse et les murs, jusqu'aux fenêtres. Certaines étaient ouvertes et je voyais les lianes s'engouffrer sans ménagement à l'intérieur. J'eus un rictus moqueur et parfaitement inutile, qui retint un coin de ma bouche monstrueusement incurvé pendant quelques secondes. Je voulus avancer jusqu'à la porte d'entrée qui tenait encore à peu près debout. Mais je dus m'arrêter dans mon élan, là, au milieu de ce qu'avait été le parking en plein air. Il n'y avait plus aucune trace de pneus au sol, plus aucune effluve d'essence froide. Plus rien. Je relevai la tête. L'entrepôt du jardinier aurait dû se trouver en face de moi. Mon reflet étiré sur la vitre de plastique opaque me manquait un peu.
Qu'est-ce que j'avais pu râler à ce sujet auparavant. En fait, qu'est-ce que j'avais pu râler tout court.
La rambarde en pierre gris sombre était toujours aussi tiède au toucher, et rugueuse. Je passai ma paume sur sa surface mais m'éloignai bien vite en avisant quelques insectes se mouvoir à une vitesse folle sur leurs trop nombreuses pattes, délogés de sous les ronces par mes gestes imprudents. Leur vue me dégoûtait. Je gravis les quelques marches qui me permirent d'accéder enfin à la terrasse et me retournai, faisant face à l'étendue de cailloux blancs colorés par la pluie. Je ne sus comment réagir. Pour occuper le vide, je lissai les manches de ma chemise bleue et ramenai une mèche lourde de pluie derrière mon oreille. L'eau dévala le côté de ma joue et vint s'accrocher à ma mâchoire avant de continuer sa chute vertigineuse vers le sol.
J'étais trempée comme une soupe. Le ciel se déchira en un éclair électrique, qui gratifia ma rétine d'une brûlure torsadée. Je clignai des yeux et jetai un regard soupçonneux à la porte d'entrée. Peinture éraflée, bois presque entièrement vermoulu.
Je n'avais pourtant pas souvenir d'avoir été absente si longtemps.
Peu assurée, ma main survola la poignée en fer oxydé. J'avais un passé.
J'avais cru longtemps pouvoir en faire abstraction, purement et simplement.
L'odeur d'abandon et de moisissure naissante me firent vaciller. Le panneau de vieux bois claqua sèchement contre le mur du hall. La peinture turquoise s'effritait et s'était même par endroits déchirée par pans entiers. Un tableau brisé et incliné trembla sous la secousse et faillit tomber à mes pieds, je n'osai d'abord pas m'en approcher.
Lorsque je posai les yeux sur son verre fendu, j'y vis quatre reflets avortés de mon visage dégoulinant. L'eau s'écrasait sur le plancher poussiéreux et soulevait des nuages d'ancienne poussière. Un nœud se forma dans ma gorge et je couvris la vieille photo jaunie de ma main.
L'extrémité du couloir, plongée dans un sombre léger tel un voile qu'il serait si facile de soulever, m'attirait inexorablement vers elle. J'étais emportée dans la spirale, aspirée entre ces murs décharnés. Il y avait l'escalier, je discernais à peine l'esquisse des premières marches dans le noir clairet, où dansaient trois rayons de particules et de soleil masqué.
Le bruit de la pluie martelant le toit s'atténua un peu. Les chutes d'eau passaient à travers la charpente, je les entendais suinter autour de moi. L'odeur de mort se fit plus soutenue, mais c'était la mort d'un bois, la mort d'une maison. Ça n'était pas insupportable.
Je passai devant le salon et fus comme appelée par mon prénom. Les deux syllabes passèrent dans un souffle de vent et de fumée, me retinrent aussi violemment que si elles m'avaient couverte de chaînes immuables.
Le fruit de mon esprit. Le pauvre succombait sous les réminiscences.
J'eus tôt fait de chasser l'escalier de ma tête et de pénétrer dans le salon.
Les fauteuils élimés se dressaient dans le néant miséreux, comme autant d'êtres vivants incapables de se défaire de leur univers moribond. J'en eus un pincement au cœur. C'étaient toujours les mêmes, vert olive, faits de cette matière fine les premiers jours, rugueuse le rester du temps. Ils les avaient gardés.
Je m'y étais assise alors que je n'étais pas plus haute que trois pommes.
Les persiennes étaient tirées, seul l'encadrement en arc de cercle de la fenêtre se découpait dans le silence obscur. Le tapis au sol, brûlé par endroits, râpé, se rappela à mon souvenir lorsque je posai une semelle sur sa surface épaisse. Les motifs se dessinèrent sous la couche de poussière déposée là par l'oubli.
Il m'était arrivé fréquemment de fabriquer des rêves, où j'évoluais ici, à travers les dédales et les pièces aux côtés des fantômes vivants de mon enfance. Mes parents, ou mes amis d'école, ou bien encore les voisins les plus immédiats. C'était un endroit bien isolé ici, on n'était jamais dérangé. Seul le bruit très léger des rares voitures passant sur la petite route de campagne, parfois, venait tracer une ride à la surface d'une tasse de café brûlant.
Je me rappelais l'arôme de ce café, emplissant la cuisine, me faisant rougir de jalousie. Ils ne m'ont jamais laissé en boire, pas avant mes seize ans.
Oui, cette maison avait peuplé mes rêves. Tous. Quelques-uns. Et puis elle avait disparu.
Le reste, les meubles, le miroir dans le fond, surplombant une petite table ronde et vide, cela n'était pas d'origine.
Arrivée à l'étage, ce fut comme si mes pas étaient restés accrochés aux marches. Je me retrouvais ici dans chaque nœud du bois ou dans chaque nœud d'odeurs miraculées.
Je restai debout dans le couloir. Les portes étaient demeurées fermées. En bas, j'avais pu passer près de la cuisine, en apercevoir l'intérieur exigu sans en franchir le seuil. Cela aurait été bien trop douloureux de ne pas y retrouver les senteurs d'un café fraîchement préparé, destiné à quelqu'un d'autre que moi.
Je m'avançai vers la première porte que je savais être celle de ma chambre … je dus forcer mes gestes à travers un malaise ambiant pour atteindre la poignée.
Et dire que je m'étais débarrassée de cette partie-là de ma vie.
La fenêtre envolée, emportée par la colère d'un tempête peut-être, laissait un trou béant menant au ciel. La grisaille s'éclaircissait de façon presque indécelable pour les yeux inattentifs. La pluie formait comme un rideau de transparence au contact duquel le paysage subissait une anamorphose impitoyable. Le bruit et la froideur qui se dégageait de sa masse fluide me frappèrent de plein fouet. Le rectangle de lumière tamisée prit la place de mes yeux. Je secouai la tête.
Les mauvaises herbes, hérissées de ronces noires, brillantes, rampaient sur le parquet humide et sur la carcasse d'un lit une place.
Je n'osai pas le toucher. Il ne restait plus que les lattes. L'oreiller, les draps doux et enrobés d'un odeur de lessive propre, c'était à oublier, alors même que leur évocation les avait rappelés en fanfare dans mon esprit à fleur de peau. Ce bouillon d'émotions en oxymore était dur à contenir.
Au mur, la lampe de chevet était toujours accrochée, son ampoule oblongue brisée et éparpillée un peu partout au sol. Quelques posters d'animaux sauvages comme un écureuil ou un lynx me fixaient d'un air accusateur sous leur poussière et leur façade jaunie.
L'extrait d'un poème de Baudelaire était toujours dans son cadre, rescapé de la destruction.
« Vois se pencher les défuntes Années sur les balcons du ciel, en robes surannées; surgir du fond des eaux le Regret souriant. »
Je l'avais choisi parmi tant d'autres, pour qu'il m'apporte chaque soir le sommeil à force de mystère et de bonheur. Le bonheur de voir quelque-chose à quoi les autres restaient insensibles … du moins je le croyais. Dès cette époque, j'avais ressenti une nostalgie que j'avais fait de mon mieux pour fuir par la suite.
J'avais tellement bien réussi, ces dernière années, que replonger dans sa mer de vagues langoureuses et tendres comme un poison sucré me donnait le tournis.
Les anniversaires, lorsque je les fêtais, se terminaient invariablement dans ma chambre. Les autres enfants que je prenais bien naïvement pour mes amis éternels et sincères mettaient tout en désordre, intentionnellement, dans l'espoir informulé que ce jour sacré soit un échec pour moi et que mes parents me réprimandent sévèrement. Rien à voir avec une sorte de paranoïa à retardement. Je connaissais les enfants. Ils étaient tous semblables.
Ils se moquaient de mon goût pour la poésie, eux qui n'avaient aucune sorte d'idée quant à la signification profonde de ce mot.
Je décidai de redescendre, ne trouvant rien d'autre à faire que de rester étourdie de souvenirs en bataille. J'allais faire le tour de la maison. Je ressortis, sous la pluie qui s'était faite beaucoup plus fine. L'odeur désagréable me quitta à la manière d'une veste que j'aurais fait glisser de mes épaules.
La maison était carrée, et vaste. Je suivis le chemin de graviers jaunes et boueux presque sans lever les yeux.
Derrière, un autre petit chemin, envahi d'herbes C'était par là que je rentrais de l'école.
Je me souvins de l'odeur des madeleines que mes parents mettaient à ma disposition, étalées sur la table de la salle à manger, pour mon retour.
L'école était un vrai traumatisme pour une introvertie comme moi.
Je regrettai maintenant que cette sorte de renversement un peu bâtard se soit effectué par la suite. Ou, devrais-je peut-être avouer, d'avoir effectué moi-même ce renversement. J'étais devenue le type même de l'apparence sans fond. Froide mais tellement intéressante.
L'image des bancs en bois et des encriers, déjà passés de mode à l'époque, me revint, et je crus un instant avoir des taches d'encre bleue sur le bout des doigts. Je baissai les yeux pour découvrir qu'il n'en était rien. En revanche, deux larmes traîtresses coulaient, portant la couleur de mes iris.
Je me dirigeai à pas pesants vers ma voiture après avoir quitté le parking sans un regard en arrière. Je redoutais toujours de ne plus la retrouver, mais elle était à l'endroit même où je l'avais laissée. Trempée et fidèle au poste.
Je passerais un coup de fil au démolisseur, un de ces quatre. Déjà deux mois qu'il attendait mon feu vert. « Allô, votre père vient de mourir, nous nous retrouvons avec votre maison pourrie sur les bras. Une fois que vous aurez récupéréquelquesobjetsbiensûûûr, que pourrons-nous en faire? » Ça n'avait pas été les mots justes du notaire, mais son ton avait laissé transparaître l'opinion générale.
Pas étonnant que j'aie remis à plus tard. Et dire que, sur le coup, je n'avais absolument rien ressenti, si ce n'était un ennui tel que j'avais failli lui raccrocher au nez. Moi, retourner dans cette vieille baraque d'enfant d'où je m'étais extirpée avec tant de peine?
J'avais été incroyablement stupide. J'en étais toute retournée encore lorsque je pris place derrière le volant.
Joyeux anniversaire à moi-même, puisqu'il n'y avait ici plus personne pour me le souhaiter.
Je repris la même route sans plus y accorder d'importance.
Sous le ciel apaisé, elle ne revêtait plus ce même mystère.
Au fur et à mesure que le paysage défilait de manière fluide, je me sentis rafistolée de l'intérieur, rassérénée.
Je m'en voulus même de m'être laissée aller à toutes ces sensibleries.
Je me sentais mieux.
J'allumai l'autoradio et sortis une cigarette du paquet se trouvant dans la boîte à gants.
Je regardai l'heure sur le tableau de bord.
Il me fallait me dépêcher, ou j'allais être en retard pour la séance de 20h00.
Dans la penderie affaissée de la chambre conjugale, que je n'avais pas daigné revisiter, se trouvait toujours la lettre écrite par mon père peu avant sa mort. Elle m'était destinée. Et le resterait à travers les âges, après sa disparition.
Ce texte m'a plongé dans un état étrange. Tes mots pour décrire ce retour dans la maison d'enfance... bwah, j'en ai presque les larmes aux yeux tant ça fait echo en moi.
Cette nostalgie en revenant dans un endroit qui a été notre monde pendant l'enfance, elle est admirablement bien décrite. Et le ton du texte a cette petite touche douce-amère qui fait dégringoler des graviers dans la gorge.
Le seul point négatif que je trouve à ce texte, c'est la chanson incrustée. Je trouve qu'elle coupe complètement le rythme et n'apporte pas grand chose. Le texte se suffit amplement à lui-même. Mais ce n'est bien sûr que mon avis :)
Enfin, sur ces bonnes paroles, je vais aller m'emitoufler dans la couette et écouter de la musique dépressive pour rester dans l'ambiance... Au plaisir de te relire x) Et bravo pour ce texte <3
Merci beaucoup de ton commentaire, j'avais vraiment envie de transmettre cette nostalgie. Mais pas seulement la nostalgie, aussi toute l'atmosphère qui l'accompagne et qui se crée quand on ne pense à rien d'autre. Parce que c'est effectivement quelque-chose de coriace. mais bon, en même temps, ce n'est pas forcément une sensation 100 % négative ... c'est un peu confus, un peu 50/50. Du coup le texte doit osciller entre les deux, c'est vrai =). Pour la chanson, tu as peut-être bien raison. En fait quand j'ai écrit j'étais un peu trop imprégnée de la musique et des paroles, j'arrivais pas à en sortir, je pense que c'est pour ça que je l'ai mis ^^' . Ce n'est que ton avis mais les textes sont là pour en récolter, n'est ce pas =D. Merci d'avoir pris le temps de lire et de donner le tien. Et bon écoutage de musique alors ... ^^