Héritage maudit

Héritage maudit.

 

 

Le Vicomte Jean de la Vuladière ne pouvait s’empêcher de sourire, confortablement installé dans le carrosse qui l’emmenait au manoir familial. Son grand-père, le Comte Charles de la Vuladière, âgé de cent cinquante ans, venait de mourir, et le petit-fils héritait enfin de ce qui lui revenait, ce qui aurait dû lui revenir depuis si longtemps. Il fallait bien reconnaître que le vieux Grippe-sou avait eu une santé de fer, échappant à toutes les maladies, les guerres et les sévices du temps ! Il avait passé sa longue vie cloîtré dans son manoir, perdu au fin fond d’une forêt normande, à des kilomètres de la première ville la plus proche. Mais qu’est-ce qui avait bien pu passer dans la tête de ce vieux Grincheux pour se retirer si jeune dans sa demeure ? La mort brutale de sa femme, dont il était éperdument amoureux, n’y était sûrement pas pour rien. À bien y réfléchir, cette décision de vivre reclus comme un Hermite était d’autant plus surprenante qu’à l’époque, le Comte avait un fils, encore nourrisson, mais Charles de la Vuladière s’était contenté de placer son rejeton dans un internat jusqu’à sa majorité, prétextant que l’enfant lui rappelait trop sa tendre épouse, ce qui lui était insupportable. Le fils du Comte avait donc grandi comme n’importe quel enfant riche, mais abandonné, dont l’éducation avait été confiée aux bons soins des autres. À sa majorité, le jeune homme était allé en garnison, y avait fait ses classes, puis avait quitté l’armée pour se lancer dans le commerce maritime. Au détour d’une escale, il avait rencontré la douce Marguerite. Ils s’étaient mariés rapidement, car le ventre de la jeune femme s’était arrondi bien trop vite. Jean de la Vuladière à peine né, son paternel était retourné sur les routes maritimes, laissant l’éducation du bambin à son épouse. Finalement, le père et le fils avaient grandi loin de leur géniteur respectif, et ne possédaient que ce point en commun. Un héritage familial qui se transmettait de génération en génération. Quelle ironie du destin !

 

Le Vicomte fit une pause dans ses souvenirs et admira quelques instants la campagne normande défilant à grande vitesse sous le soleil automnal qui commençait à décliner à l’horizon.

 

En fait, le plus drôle dans cette histoire de famille c’est que son père, rentré d’un voyage de six ans, avait fait le choix de rendre visite au Comte Charles de la Vuladière, ce père qu’il n’avait jamais vu, avant de retrouver sa tendre épouse Marguerite et son fils Jean, alors âgé de sept ans. Ce qui se passa lors de cette visite ? Nul ne le sut jamais. Le seul fait tangible est qu’à l’issue de cette entrevue, le père du Vicomte décéda brutalement d’une mystérieuse maladie fulgurante qui, en plus de le défigurer, l’avait littéralement rongé. Il n’eut pas le temps de rentrer chez lui et de revoir une dernière fois sa femme et son fils.

 

Et voilà qu’aujourd’hui, lui, Jean de la Vuladière héritait du manoir de son grand-père, le Comte Charles de la Vuladière, qu’il n’avait jamais vu et dont il avait à peine entendu parler. Que la vie pouvait se montrer étrange et capricieuse !

Le carrosse s’immobilisa enfin. Le chauffeur, après avoir déplié le marche-pied, ouvrit solennellement la portière. Afin de savourer pleinement ce moment, le Vicomte attendit quelques secondes avant de sortir du véhicule. Le cœur palpitant de joie, accentuée par cette revanche sur la vie qu’il tenait enfin, le Vicomte redressa la tête, embrasant d’un regard victorieux et orgueilleux l’immense bâtisse grise qui le dominait. Elle était encore plus impressionnante que tout ce qu’il avait imaginé depuis la description du notaire. Inconsciemment, le nouveau propriétaire se redressa et bomba le torse.

— J’ai déposé les bagages de Monsieur le Vicomte dans le vestibule, déclara le chauffeur qui s’apprêtait à repartir. Vous êtes sûr que vous ne voulez pas que je reste. La demeure est immense et…

— Inutile de rester, le coupa le Vicomte en levant la main pour faire taire le conducteur. Les domestiques arriveront dès la semaine prochaine. J’ai survécu aux Prussiens, alors une semaine, seul, dans Mon manoir…

— Bien, Monsieur. À la semaine prochaine, donc.

Absorbé dans sa contemplation de la bâtisse, le Vicomte ne se donna pas la peine de répondre au conducteur.

 

Ce fut une brise glaciale qui décida le Vicomte à gravir les marches du perron et à entrer. Il découvrit un immense vestibule dans lequel une cinquantaine de personnes aurait pu tenir sans problème. Il fit rapidement le tour des pièces : tous les meubles et tableaux étaient recouverts de draps blancs, les volets fermés. Il monta à l’étage et prit ses quartiers dans la chambre la plus grande. Un grand lit à baldaquin, une commode, une armoire, un bureau, une petite table ronde sur laquelle étaient posés une bassine en émail et un pichet d’eau, une grande cheminée en marbre surmontée d’un miroir dans un cadre doré. La pièce idéale pour se familiariser avec les lieux et attendre l’arrivée des domestiques.

 

L’évocation des serviteurs lui remémora une remarque du notaire qui lui avait expliqué que le vieux Comte avait eu à son service un domestique, mystérieusement disparu le jour même de l’enterrement de son grand-père. Le Vicomte esquissa un sourire à l’idée que le serviteur n’avait pas demandé son reste et s’était empressé de quitter ces lieux où il avait été au service d’un vieux pingre pendant toutes ces années ! Il regretta toutefois de n’avoir pu le rencontrer, car il aurait pu ainsi en découvrir un peu plus sur ce grand-père mystérieux.

 

Jean de la Vuladière passa la soirée dans sa chambre, pelotonné dans une épaisse couverture près d’un feu de cheminée qui peinait à réchauffer la pièce mais offrait une clarté réconfortante. Dehors, la tempête faisait rage : un vent du nord soufflait violemment et faisait claquer les volets. La demeure grinçait, soupirait, vibrait de partout ; un courant d’air froid s’insinuait par toutes les fentes et fissures qu’il trouvait. Les branches des arbres s’entrechoquaient, produisant à intervalle régulier un claquement sec qui ne manquait jamais de faire sursauter le nouveau propriétaire qui avait bien du mal à se concentrer sur la lecture de son livre.

Soudain, le Vicomte redressa la tête, se figea pour essayer d’écouter avec plus d’attention. Ne venait-il pas d’entendre comme une espèce de plainte, de gémissement ? Tous les sens aux aguets, la respiration comme suspendue, il attendait que le bruit étrange se reproduise, mais dans le tumulte de la tempête, difficile de discerner quoi que ce soit. Là ! Le gémissement aigu venait de se reproduire. Il semblait provenir de la fenêtre. Le Vicomte fit voler la couverture qui le maintenait au chaud, se leva d’un bond, saisit le sabre qui ne le quittait plus depuis la guerre et s’avança d’un pas assuré vers la fenêtre contre laquelle il colla presque son oreille. Un frisson glacial le parcourut au son du gémissement qui venait encore de résonner. À moins que le frisson ne soit provoqué par ce maudit courant d’air qui courait dans toute la pièce ? Il n’y avait qu’un seul moyen de le savoir : ouvrir les volets et la fenêtre pour voir ce que c’était. Ce que fit aussitôt le Vicomte dans un élan courageux. Ce n’était quand même pas une petite tempête qui allait jouer avec ses nerfs ! La fenêtre à peine ouverte, une bourrasque glaciale s’engouffra aussitôt dans la pièce, manquant de renverser le Vicomte. Dans la cheminée, les flammes s’embrasèrent et offrirent ainsi une meilleure visibilité. Le Vicomte se pencha précautionneusement par la fenêtre et tenta de scruter les ténèbres de la nuit. Il écarquillait les yeux pour essayer de distinguer quelque chose, quand, soudain, le gémissement suraigu se fit entendre clairement, et en même temps un bras gigantesque avec des doigts extrêmement fins et crochus se ruèrent sur lui, comme pour le saisir et l’entraîner dans une chute mortelle. Le Vicomte fit un bond en arrière en hurlant de terreur, la main sur la poitrine pour empêcher son cœur d’en sortir tant il battait la chamade. L’ombre du bras continuait de s’agiter à l’extérieur. Mu par la fierté et l’honneur du soldat qui ne recule pas devant le danger, le Vicomte se ressaisit et s’approcha de nouveau de la fenêtre dont les battants claquaient au rythme des rafales de vent. Maintenant qu’il savait qu’il y avait quelque chose dehors, il ne se laisserait plus surprendre. Quel ne fut pas son soulagement que de découvrir que le bras en question était en réalité la branche d’un arbre qui avait poussé trop près de la maison ! Le cri suraigu n’était en fait que la complainte de deux autres branches étroitement entremêlées et que le vent faisait chanter. Vu la frayeur que lui avait occasionnée cet arbre, le Vicomte décida que ce serait le premier travail qu’il donnerait à son jardinier : l’abattre et en faire du bois pour sa cheminée !

 

Après avoir refermé fenêtres et volets, le Vicomte se coucha, épuisé par tant d’émotions. Mais le sommeil ne vint pas. Le Vicomte se tournait, se retournait dans son lit, mais rien n’y faisait : le pays des songes lui échappait à chaque fois qu’il commençait à piquer du nez. Finalement, le Vicomte se mit sur le dos, et les yeux grands ouverts, fixa le plafond en attendant que le marchand de sable veuille bien passer. La tempête perdit progressivement de l’intensité et le calme revint dans la demeure étrangement silencieuse.

 

Le Vicomte commençait à somnoler, quand un bruit de chaise traînée sur le sol, le fit sortir immédiatement de sa torpeur. Il s’assit brutalement dans son lit, la tête et les yeux levés vers le plafond. Le bruit au-dessus de sa tête recommença, suivi de pas courant sur le plancher, accompagnés de murmures inaudibles. Qu’est-ce que c’était encore ? La nature s’était déchaînée pour l’empêcher de passer une soirée tranquille et dormir comme un bébé, et voilà qu’un rongeur s’en donnait maintenant à cœur joie dans le grenier ! Il devait être énorme, vu le boucan qu’il faisait ! Furieux et exténué, le Vicomte saisit rageusement sa chandelle et son sabre, puis monta d’un pas lourd l’escalier en bois vermoulu situé au fond du couloir. Arrivé en haut, il ouvrit violemment la porte en bois qui grinça sur ses gonds et avança de quelques pas dans la pièce. Une odeur de moisi lui saisit les narines et la poussière environnante le fit éternuer. Le chandelier à bout de bras, il fit un mouvement circulaire devant lui pour éclairer les lieux.

 

La pièce était exiguë, une petite lucarne dans la toiture laissait passer un rayon de lune qui tombait sur un plancher en bois à grosses lames irrégulières. Dans un coin, un vieux lit en ferraille recouvert d’un matelas épais et déchiré, sans drap ; un énorme oreiller était posé contre la tête de lit et marqué en son centre par une empreinte de tête ou de coude, comme si quelqu’un venait de s’appuyer dessus. À l’opposé, une vieille chaise branlante au paillage arraché et rongé par les souris lui faisait face. Un détail attira le regard du Vicomte : n’était-ce pas des traces de pieds nus qu’il y avait sur le sol et qui couraient vers le fond de la pièce ? Comme il s’avançait doucement, la porte derrière lui se referma brutalement et claqua bruyamment. Le Vicomte sursauta et se retourna vivement pour voir ce qui avait refermé la porte. Il sentit alors passer derrière lui un léger courant d’air, comme si quelqu’un venait de passer. Lentement, il pivota de nouveau sur lui-même pour se retrouver face au lit et à la lucarne. Le chandelier vacillait au bout de son bras. Le souffle court et haletant, le Vicomte essayait de réprimer la peur qui lui étreignait le cœur. La sueur perlait sur son front, tandis qu’un tremblement incontrôlé se saisissait de ses membres. De nouveau, le léger courant d’air l’effleura, et il entendit le bruit de pieds nus qui claquaient sur le plancher. Le Vicomte était tétanisé par la frayeur qui le gagnait maintenant et crut que son cœur allait s’arrêter de battre quand un long et pénible soupir fut poussé juste à côté de son oreille droite. Il perçut parfaitement le souffle d’air dans son cou et eut un haut-le-cœur tant l’odeur qui s’en dégageait était pestilentielle.

 

Le Vicomte était sur le point de succomber à la terreur, quand une forme se dessina dans le fond de la pièce et s’avança lentement vers lui. Incapable de bouger de hurler ou de fuir, le Vicomte blême de terreur regardait impuissant la forme s’approcher. Elle traversa le rayon de lune et s’immobilisa dans sa clarté. Une femme magnifique l’observait. Sa chevelure d’un noir de corbeau était longue, épaisse, bouclée et tombait en cascades autour d’un visage ovale. Ses grands yeux noirs, aux cils très longs, ne le quittaient pas des yeux. Ses lèvres charnues et pulpeuses, légèrement entrouvertes, luisaient sous le rayon de lune accentuant leur couleur rouge vif qui tranchait avec la pâleur du visage. La femme portait une robe de nuit blanche dont la transparence dévoilait un corps d’une blancheur laiteuse. Il pouvait voir sans peine ses seins bien ronds, fermes, lourds, avec les tétons qui pointaient sous le tissu et qu’il voulut immédiatement lécher et mordiller. La taille fortement marquée accentuée l’arrondi des hanches qu’il eut aussitôt envie d’enlacer, de prendre à pleine main ; tandis que le triangle du pubis d’un noir profond l’invitait à venir y fourrager.

Le Vicomte avait complètement oublié sa peur, et en observant cette créature, seul le désir de la posséder, de rentrer en elle, de la pénétrer ardemment l’obsédait. Une pulsion bestiale l’habitait et il aurait pu y succomber si la femme n’avait parlé. Sa voix aux intonations lugubres et tristes ébranla les nerfs du Vicomte qui retrouva instantanément la raison et la peur des apparitions surnaturelles.

— Charles ? C’est toi, Charles ? Tu es revenu comme tu me l’as promis ?

Des larmes coulaient le long de ses joues. Elle tendit les bras pour accueillir l’homme qu’elle croyait être Charles.

Devant l’amour désespéré de cette femme qui attendait le retour de son bien-aimé, Le Vicomte parvint à articuler :

— Je… je ne suis pas… Charles.

— Où est-il ? Il m’avait promis de revenir ! cria la créature, complètement désemparée.

— Charles est… mort, murmura le Vicomte dans un souffle.

 

À l’annonce de cette nouvelle, la femme se laissa tomber à genou sur le sol et tout en hurlant de douleur, elle tirait ses cheveux, secouant la tête en tous sens. Brutalement, elle s’arrêta et fixa le Vicomte intensément.

— Mais vous, vous pouvez m’aider, mettre un terme à ma souffrance. Voulez-vous m’aider ?

Le Vicomte, ému au plus profond de son être par la souffrance de cette femme, se contenta d’acquiescer d’un mouvement de tête.

— Oh, merci, merci ! Voyez-vous, Charles a pris mon cœur et l’a emmené avec lui. Vous voulez bien remplacer mon cœur et me tenir compagnie ?

 

Elle se releva, défit le nœud de sa robe de nuit, écarta les deux pans de tissu et montra la fine cicatrice qui courait entre ses deux seins. En les voyant ainsi, le Vicomte tendit la main, paume tournée vers ces merveilles qu’il voulait siennes. Prenant ce geste pour une invitation, la créature s’avança ; la main du Vicomte saisit sauvagement le sein gauche, il lâcha son chandelier qui roula sur le plancher, glissa sa main droite autour de la taille et attira d’un geste brusque la créature contre son corps. Tout à la découverte de ce corps parfait et sensuel, le Vicomte ne prêta aucune attention à sa froideur extrême qui rappelait celle des morts, pas plus qu’il ne semblait incommodé par l’odeur de putréfaction qui s’en dégageait.

 

Les lèvres collées à l’oreille du Vicomte, la créature renouvela sa demande :

— Voulez-vous remplacer mon cœur et me tenir compagnie pour le restant de vos jours ?

— Oh ! oui, c’est tout ce que je souhaite, chuchota le Vicomte dans une extase de bonheur.

La créature attrapa les cheveux à l’arrière du crâne et tira dessus de façon à dévoiler le cou de son nouvel amant qu’elle lécha sensuellement avant de l’embrasser voracement.

Un frisson de plaisir parcourut le corps du Vicomte qui succombait aux charmes de cette femme sublime, quand une violente douleur dans le cou l’arracha aux délices charnels. La douleur devenait atroce, insupportable ; il voulut se dégager, mais la créature avait une force surhumaine et le tenait si fort qu’il crut qu’elle allait lui broyer les os. La tête toujours maintenue en arrière, les yeux tournés vers les poutres de la toiture, il sentait un liquide chaud couler le long de son cou, tandis que la créature continuait de l’embrasser, déglutissant régulièrement.

Le Vicomte sentait la vie qui commençait à le quitter. Non, pas la vie. Son esprit, son âme étaient comme aspirés par cette créature ; il se vidait de son énergie, de sa personnalité. Ses souvenirs s’estompaient, se mélangeaient. Comment s’appelait-il ? Charles ? Non, non pas Charles. Charles était son grand-père. La proie, le prisonnier de cette femme. Lui, il s’appelait Jean… Jean ? Il n’était même plus certain de connaître son prénom ! Dans un dernier sursaut de clairvoyance, le Vicomte susurra : « Oh, mon Dieu, je vous en prie, aidez-moi ! Sauvez mon âme des supplices de l’Enfer… ».

Au même moment la porte s’ouvrit. La créature releva la tête. Dans l’entrebâillement se tenait un antique majordome, si vieux que sa peau jaunâtre craquelait comme du parchemin.

— Bonsoir, Madame. Je mets le couvert pour une ou deux personnes ?

La créature relâcha le Vicomte, essuya du bout des doigts le sang des commissures de ses lèvres, passa la langue sur ses canines pointues et répondit :

— Mettez le couvert pour deux, mon bon Édouard, et pour très longtemps, car mon invité va me tenir compagnie jusqu’à la fin de ses jours. N’est-ce pas, mon cher Charles ?

Le Vicomte, immobile au milieu de la pièce, le regard vide et sans éclat, deux trous à peine coagulés dans le cou, déclara d’une voix morne et éteinte :

— Oui, ma tendre amie, je vais vous tenir compagnie jusqu’à la fin des temps.

 

 

 

Épilogue.

 

Le notaire attendait impatiemment son client. Un dossier des plus incroyables dont l’issue était une fin heureuse, digne d’un véritable conte de fée ! Un dossier dont rêverait tout notaire digne de ce nom. Des coups discrets furent frappés à la porte capitonnée de cuir, la tête de la secrétaire passa par l’entrebâillement : « Votre rendez-vous de 10 heures est arrivé. »

D’un signe de tête, le notaire invita la secrétaire à laisser entrer ce fameux rendez-vous. Un homme d’une trentaine d’années fit irruption dans la pièce et prit place sur le fauteuil placé de l’autre côté du bureau. Le menton posé sur ses mains, le notaire jaugeait son client. Un visage franc, un regard perçant, un sourire gêné, une bonne carrure. Un homme dans la force de la jeunesse. Le notaire ouvrit délicatement le dossier posé devant lui et commença son exposé :

— Bonjour Monsieur Dupont, et merci d’être venu au rendez-vous. Ça n’a pas été simple de vous retrouver ; mais laissez-moi d’abord vous expliquer la raison de votre venue dans notre cabinet et vous comprendrez tout.

Pour cela, il me faut remonter à vos origines. Votre père, Pierre Dupont, que vous n’avez quasiment pas connu car décédé d’une maladie fulgurante dans votre tendre enfance, a longtemps cru qu’il était orphelin de père comme le lui avait toujours affirmé sa mère. Mais en réalité, il n’en était rien et il apprit qu’il avait un père toujours vivant quand ce dernier, le Vicomte Jean de la Vuladière, le convia dans son manoir en Normandie pour le reconnaître comme étant son fils légitime. Le Vicomte expliqua à votre père qu’il avait rencontré votre mère avant d’hériter du manoir de son grand-père et que, face aux obligations familiales et aux convenances sociales, il était hors de question pour lui d’épouser une simple roturière. Il avait donc quitté votre grand-mère, lui laissant une somme d’argent conséquente pour élever correctement et subvenir aux besoins de son bâtard de fils. Les années passèrent, et votre grand-père n’avait pas d’héritier, car il vivait comme un reclus dans son manoir, et ne s’étant finalement jamais marié. Sentant sa fin approcher, et ne voulant pas voir se perdre le bien familial, il fit rechercher son fils afin de le reconnaître et d’assurer ainsi la transmission de ce manoir. C’est ainsi que votre père se rendit en Normandie sous le nom de Dupont, et en repartit avec le nom de Vuladière et la perspective d’hériter un jour d’un immense domaine. Mais à peine quelques jours après cet heureux revirement de situation, votre père succomba, avant même de rentrer chez lui, à une maladie qui le défigura complètement et lui rongea les organes. Il n’eut donc pas le temps de faire les démarches administratives pour que son épouse et son fils prennent le nom de Vuladière, ni même d’informer sa femme de ce qu’il s’était passé dans le manoir et ce qu’il y avait appris. Ce qui explique que nous avons mis un peu de temps à vous retrouver.

Votre grand-père est décédé il y a plus d’un an déjà, mais il connaissait votre existence, suite à l’entrevue avec son fils, et dans son testament il vous a donc nommé comme seul bénéficiaire de sa fortune et de son manoir. Avant même de me poser la question, aucune dette n’est à ajouter à cet héritage. Vous héritez donc d’une fortune qui se monte à cinq millions de francs avec un manoir en Normandie. Mais votre grand-père a posé une clause suspensive : pour bénéficier de vos nouveaux biens, vous devez impérativement séjourner dans le manoir et ce dès l’acceptation de l’héritage, en clair dès de ce soir. Acceptez-vous cette clause ?

Le jeune homme prit le temps de la réflexion, esquissa un large sourire avant de donner joyeusement son accord. Au moment de quitter le bureau, le notaire ajouta :

— Vous avez bien fait d’accepter cet héritage. Surtout que l’air de ce manoir semble réussir à ses propriétaires, car votre grand-père ainsi que son arrière-grand-père y ont vécu une vie tranquille jusqu’à leur cent-cinquante ans…

 

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Pierre Delphin
Posté le 16/01/2022
Didie,
Je frissonne encore. En fin de lecture, j'ai constaté une petite blessure à l'arrière de mon cou. Rien de grave, juste trois gouttes de sang.
Mais non merci, 150 ans, c'est trop. Moi, j'ai décidé de finir ma vie le 8 février 2044. Ce jour-là, j'aurai 100 ans et j'aime bien les gâteaux et le champagne.
Et puis, je ne suis pas vicomte. Mon espoir d'héritage s'effondre !

Votre écriture et toujours agréable. je crains de devenir accro. Est-ce grave docteur?

Cordialement,

Pierre
Didie Clau
Posté le 24/01/2022
Bonjour Pierre,
Que de beaux projets en perspective !
Merci beaucoup d'avoir pris le temps de lire ma nouvelle et de me laisser un commentaire.
Pour répondre à votre question, être "accro" à mon écriture est plutôt une bonne chose et me ravit ! Seul moyen d'y remédier : lire les autres histoires qui, je l'espère, vous plairont autant que celle-ci ;-))))
Bonne continuation et à bientôt.
Claudie
Grisélidis80
Posté le 18/09/2021
C'est effectivement un héritage maudit parce que je ne pense pas que vivre 150 ans dans un manoir isolé même en présence d'une belle femme soit fantastique... (drôle de jeu de mot).
ça me fait penser à la mystérieuse aventure de madame muir ou alors à la morte amoureuse de Théophile Gautier.
En tout cas , agréablement écrit.
Didie Clau
Posté le 22/09/2021
Merci beaucoup pour ton message.
Effectivement, il y a un petit clin d'œil aux nouvelles fantastiques et aux auteurs du 19e car à la base, j'ai écrit cette histoire pour montrer à mes élèves de 4e que l'on pouvait écrire un récit fantastique "traditionnel" en s'inspirant des auteurs classiques tout en s'en démarquant. Finalement, je ne leur ai pas lu ma nouvelle.
Rurlys
Posté le 19/07/2021
Bonjour !

Très bonne histoire et bien écrite !

D'ailleurs l'héritage est-il vraiment maudit ? Jean de la Vuladière aura finalement hérité d'une longue vie dans un immense manoir avec une belle femme... Enfin tout est une question de point de vue !
Didie Clau
Posté le 26/07/2021
Merci beaucoup pour ton retour et tes impressions.
Certes, Jean de la Vuladière a eu une longue vie, mais à quel prix ! Pas sûre qu'il ait été finalement le grand gagnant de cet héritage !
Mais effectivement, tout n'est que question de point de vue et la façon dont on envisage les choses ! C'est d'ailleurs le thème principal d'une autre de mes nouvelles…
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