L’amicale laïque d’Hénin-Beaumont recevait le premier ministre. Aussi priait-on pour que Jérôme Claudin fût absent ce jour-là. C’était toutefois assez improbable. Claudin ne manquait jamais aucune réunion. Précisons : il ne participait pas, il agitait. Aucune conviction personnelle, si ce n’est que toute occasion d’enquiquiner devait être saisie.
Voici comment Claudin embêtait son monde. Il avait avec lui un serpent portant le nom d’Hervé. Ce nom lui venait de sa ressemblance avec les orvets, lézards sans pattes que l’on trouve dans les terrils du Nord-Pas-de-Calais. Improbable serpent que ce Hervé. D’abord, il avait un petit nez vitulin, rose bonbon, qu’il promenait de jardin en jardin. Quand il tirait la langue, il la tirait à la manière des vieillards pour amuser les enfants. Surtout, chose extraordinaire, Claudin et son serpent vivaient dans la plus parfaite entente. Hervé rigolait d’à peu près n’importe quoi pourvu que Claudin rigolât avec lui.
Ensemble, ils terrifiaient les messes. Claudin plaçait le serpent derrière l’autel sous un pied de statue. Au moment du sacrement de l’eucharistie, Claudin donnait le signal à Hervé qui sifflait devant le prêtre, sifflait dans la travée et sifflait en poursuivant les vieilles.
Quelqu’un de l’amicale fit un jour cette remarque à Claudin : Claudin, tu es membre de l’amicale, pourtant ta compréhension du concept de laïcité est assez vague. Il nous semble que tu te réfères à un imaginaire bien diabolique – donc biblique – avec toutes tes machinations. Claudin comprima un rire. « Quoi mon vieux ? Tu veux parler de ça !? ». Et le serpent surgit hilare de sa casquette. Après quoi, ils s’enfuirent tous les deux dans les rues brumeuses d’Hénin-Beaumont.
Quand l’amicale, l’église, l’école, le club de foot et de boxe furent rassasiés du Hervé ex-machina, Claudin poussa plus loin dans les villes alentours. Comme il n’avait plus droit de prendre la voiture, il chargeait Hervé en pendentif sur son cou et s’en allait à bicyclette. Le midi, ils déjeunaient ensemble sur le bord de la route.
Assez étrangement, Claudin avait une femme. C’était une solide rousse, au regard dur comme un caillou. Elle compensait en notabilité associative la mauvaise réputation de son mari. Un jour, alors que personne ne l’avait jamais interrogée à ce sujet, quelqu’un lui demanda : « mais enfin, qu’est-ce qu’il a votre Claudin avec ce serpent ? D’où vient-elle cette bestiole ?
- C’est pas compliqué, Claudin l’a acheté il y a des années à un maghrébin du coin.
- J’ai l’impression qu’ils sont ensemble depuis toujours…
- A qui le dîtes-vous !
- Mais Claudin…il était comme ça avant ?
- Oh oui ! seulement avant, il riait seul, maintenant, ils rient à deux. »
Le jour de la visite du premier ministre approchait. Imaginer Monsieur Mauroy en présence du serpent donnait des sueurs froides aux membres de l’amicale. Un drame survint qui soulagea les plus inquiets. Ce drame prenait place rue Mahatma Gandhi, chez Madame Claudin. Les curieux entouraient la table de la salle à manger. Madame Claudin servait du café et du gâteau. À même la pauvre nappe en toile cirée, sous la lumière de la lampe, le cadavre du serpent, raidi et jaune. Claudin entra en furie dans la pièce « Allez-vous-en ! Allez-vous-en bande d’escrocs ! » Il s’agenouilla sur le sol et pleura la tête à côté de celle d’Hervé.
La mort d’Hervé attrista beaucoup les habitants d’Hénin. Ce serpent avait tout de même quelque chose d’impayable. Il riait tout le temps ! De surcroît, il n’avait jamais mordu personne, n’avait jamais dégradé aucun bien ni abîmé aucune salade. Non vraiment, ce fut une existence consacrée à l’humour et à rien d’autre ! Les héninois convinrent qu’ils avaient été trop sévères avec Claudin. Pendant quelques semaines, il fut très entouré, sans doute davantage que durant toute sa pauvre vie.
Monsieur Pierre Mauroy arriva un jeudi soir. Le gros homme écoutait en somnolant le président de l’amicale. Il endura ensuite les discours du doyen, du cadet, du nouvel adhérent etc. Puis, au bout de trois heures et trente minutes, ce fut à son tour de monter à la tribune. Il posa ses notes devant lui, s’assit derrière la table devant l’assistance habillée comme pour un mariage et ajusta ses lunettes. Au moment d’ouvrir la bouche, il reçut en plein visage le serpent tombé du ciel. Monsieur Mauroy, consterné, devint entièrement rouge. Hervé se leva avec triomphe sur la table. Il adressa un clin d’œil à Claudin caché dans les vestiaires.
Le lecteur l’a sans doute deviné, cette résurrection n’a rien de mystérieux. Ce qui se trouvait sur la table de Madame Claudin n’était autre que la mue du serpent. Il est vrai que le cadavre avait semblé bien transparent à beaucoup de témoins. Ils s’étaient néanmoins laissés convaincre par le désespoir du bonhomme, lequel n’était pas feint, puisque Claudin, herpétologue limité, avait véritablement cru mort son ami. Quand Hervé avait réapparu parmi les chardons sous la fenêtre de la rue Mahatma Gandhi, la joie de Claudin n’en avait été que plus éclatante.
Avant que le service d’ordre du premier ministre n’ait pu intervenir, Hervé et Claudin s’étaient enfuis.
J’aime beaucoup ton écriture, on retrouve beaucoup d’humour et de dérision, avec le rythme de la fable. C’est agréable !
J’en suis presque déçue que l’histoire soit si courte ahah. :)
Quelques coquilles au niveau de la typographie (notamment la ponctuation avec les guillemets), mais ce n’est pas grand-chose.
Le mélange politique / religieux est plutôt bien réalisé.
Merci pour ce moment ! Hervé le serpent est un sacré phénomène, on en voudrait bien quelques-uns… !
Plus sérieusement, c'est une bonne exposition des personnages, je ne sais pas s'il y aura une suite, mais en tout cas on est bien préparé pour les suivre dans leurs aventures. J'aime beaucoup la relation entre l'homme et son serpent, on ressent bien son côté espiègle et bon enfant.
Décidément, ton écriture me parle beaucoup !
Ce mélange de grande sophistication (avec subjonctif imparfait et tout) avec des tournures beaucoup plus drolatiques et une atmosphère joueuse - j'aime et d'ailleurs j'écris souvent des choses un peu dans cette veine. Ton texte a un ton de fable décalée, très plaisant.
Un aspect théâtral aussi, avec au passage des descriptions hautes en couleurs - le regard caillou de la femme, le nez vitulin du serpent etc. J'ai apprécié aussi toute l'ironie que tu tisses autour des motifs religieux, l'eucharistie, l'imaginaire diabolique/biblique, le Hervé ex-machina.
Juste une coquille ici :
"- A qui le dîtes-vous !" > dites-vous
Bien joué ! J'ai passé un très bon moment à te lire
Je vais changer le titre qui porte en effet à confusion !