Histoire

Il descendit du taxi et la portière arrière claqua dans la nuit. Le bruit de ses semelles résonna sur le pavé tandis qu’il traversait la rue, son long manteau battant l’air. Il ouvrit d’une main ferme la porte de la taverne, dont la clochette située au-dessus de l’entrée carillonna. Le léger tintement se perdit dans le brouhaha des clients, pour la plupart occupés à vider leur verre, rires, ou bien jouer aux fléchettes. Il alla s’asseoir au bar en regardant autour de lui. Il posa ses lunettes sur le comptoir et se massa l’arête du nez tandis que de l’autre côté du bar, un serveur approchait. - « Un whisky, s’il vous plait » Le serveur exécuta sa commande avec un hochement de tête. Une fois le verre devant lui, il le vida d’une traite avant d’en recommander un second. Il enleva son manteau et le posa sur le tabouret vide à sa gauche, attrapant au passage le paquet de cigarette ainsi que le briquet à l’intérieur de sa poche. Il en sortit une, avant de l’allumer d’un air songeur : la première bouchée fut amère, la seconde libératrice. Il poussa un soupir de soulagement tandis que des volutes s’échappaient de ses narines pour aller rejoindre la fumée au plafond, déjà dense des nombreuses cigarettes des autres clients. Il continua ainsi, l’esprit vide et le regard éteint. Une fois sa deuxième cigarette écrasée dans le cendrier devant lui et son troisième verre de whisky bu cul-sec, il songea à rentrer, faisant déjà une heure qu’il était arrivé, simplement pour se vider la tête. Il allait prendre son manteau et s’en aller, quand surpris, il vit une jeune femme s’asseoir à sa droite. Il l’observa du coin de l’œil tandis qu’elle se commandait un cocktail fruité. Il ricana intérieurement, se disant qu’il n’y avait que les jeunes pour commander une boisson avec une teneur en alcool aussi basse. Au bout de quelques minutes, elle se tourna vers lui et entama la conversation : - « Bonjour » lui dit-elle d’une voix enjouée. Il nota son sourire pétillant qui lui dévoilait de magnifiques dents blanches. - « Bonjour » marmonna-t-il les dents serrées. - « Puis-je vous offrir un truc à boire ? Un whisky peut-être ? » demanda-t-elle en jetant un coup d’œil au verre vide posé devant lui. - « Pourquoi pas ? Ce ne sera qu’à peine le quatrième. »réussit-il à articuler. - « Alors autre chose ? » s’empressa-t-elle d’ajouter. Il prit le temps de la réflexion. En avait-il envie ? Il l’observa avec un peu plus d’attention. C’était une jolie femme. Environ 25 ans, la trentaine tout au plus. Des cheveux blonds, presque cendrés, longs et ondulés. Des yeux châtains clairs. En soit, pas une couleur extraordinaire se dit-il mais ils brillaient par leur éclat. Il remarqua les fossettes au coin de ses lèvres qui se dessinaient lorsqu’elle souriait, et les tâches de rousseur légères qui ornaient ses pommettes et son nez. Il savait quelle soirée l’attendait s’il s’en allait, canapé et feuilleton télé. Alors il se surprit à accepter la proposition. - « Pourquoi pas ? Je vous laisse choisir. Et si vous me surprenez, c’est moi qui offre. »  - « Ho ! Dans ce cas, il faut que j’y songe sérieusement. » Elle se concentra pour lire les différents alcools proposés, inscrits au mur derrière le comptoir, un pli se dessinant entre ses sourcils lui donnant un air charmant. - « Au départ, en vous abordant, commença-t-elle se tournant de nouveau vers lui, j’étais partie sur une vodka, donc pourquoi pas un Berry Ice ? Mais à la réflexion, enchaina-t-elle, je me dis que vous n’êtes pas trop cocktail aux fruits, surtout fruits rouges, et à voir la tête que vous avez fait quand je m’en suis pris un, on va changer d’idée. Donc je vais partir sur un rhum. Et je dirais… du Diplomatico ». - Elle le fixa, attendant sa réaction. Comme celle-ci ne venait pas, elle ajouta : - « Pour le goût fort, et la vanille prononcée ». Il sourit. Whisky et rhum : deux boissons au goût certain. - « Bien vu, admit-il avec un hochement de tête, l’addition sera donc pour moi ». Elle commanda, toujours aussi souriante. La soirée se poursuivit bon train et les questions s’enchainèrent. Elle s’appelait Marie, et était infirmière à l’hôpital privée de Hailey. Les occasions de sortir le soir étaient peu nombreuses, alors elle en profitait. Elle vivait seul avec une colocataire, une amie de longue date, mais se cherchait actuellement un appartement, ayant envie de vivre seule et de se poser. Elle venait ici car c’était le seul bar qu’elle connaissait qui permettait aux clients de fumer illégalement à l’intérieur, et ayant un penchant pour la cigarette, c’était le meilleur endroit où venir. Sur ces mots, il la vit sortir son paquet et lui en proposer une qu’il accepta volontiers. Elle tenait sa cigarette délicatement, comme seules les femmes le faisaient, du bout des doigts. Il se surprit à aimer sa soirée, à passer un très agréablement moment comme cela n’avait pas été le cas depuis longtemps. En fait, ce qui le poussait à savourer cet instant, c’est qu’il savait que cela ne durerait pas. Il l’avait observée toute la soirée, redoutant légèrement le moment où il lui poserait la question qui lui brulait les lèvres depuis l’instant où ils avaient commencé à parler d’eux. Il aimait la discussion de Marie, son sourire, son regard. Et savoir que c’était impossible, qu’elle était inatteignable, donnait un goût interdit au moment car, sans aucun doute, à la fin, ponctué d’une amère déception. C’est ce qui en faisait tout l’attrait : le côté éphémère. Il prit son souffle et lui demanda : - « Pourquoi êtes-vous venu me parler ? Et je vous pose réellement la question » - Elle le fixa, légèrement surprise et lui répondit : « J’ai besoin d’une raison, autre, que de vouloir faire la connaissance d’un inconnu ? » - « Il y avait une raison » - « Non, pas particulièrement. J’étais seule devant mon verre, vous aussi, vous me plaisiez, physiquement je veux dire, donc je suis tout simplement venue vous parler ». - « Vous mentez » Elle le regarda, interdite. Il reprit : - « Je vous observe depuis le moment où vous avez posée vos fesses sur ce tabouret. Et je peux vous assurer une chose : vous n’êtes pas attirée par moi. Ni par aucun homme dans cette salle. Pas même pour finir la soirée chez l’un de nous deux. » Les yeux écartés, sa bouche se ferma, et elle prit un air dépité : - « Vous le savez, et ce depuis le début. Comment ? » - « De la même manière dont vous avez déduit qu’appart le whisky, la seule boisson susceptible de me plaire était le rhum : l’observation. Un homme est venu s’asseoir derrière vous durant la soirée, il vous lorgnait. Vous ne lui avez même pas accordé un seul regard. De même pour le serveur qui vous a observé un long moment. Quand à moi, vous n’avez été entreprenante ni n’avait fait de sous-entendus à aucun moment. En revanche, les regards furtifs à la table des 3 jeunes filles derrière nous, dieu sait qu’ils ont été nombreux. En particulier pour la sublime rousse, je crois avoir deviné. De même pour la jolie et jeune serveuse, vous n’avez pas arrêté de lui lançait des regards toute la soirée. Vous êtes attirée par les femmes Marie » conclut-il. « Je repose donc ma question, reprit-il, pourquoi êtes-vous venus me parler ? » Elle déglutit, et son visage se ferma. - « J’ai une facilité déconcertante à aborder les hommes. En ce qui les concerne, aucune crainte, aucune timidité. Mais pour ce qui est des femmes, c’est une autre affaire. Je n’y arrive tout simplement pas. Ca doit être pour cela que ça fait deux ans que je suis seule. Je vous le dis clairement : je n’avais pas envie de passer ma soirée seule comme j’en passe tant d’autres. Alors j’ai observé les gens. Je vous ai vu, seul, accoudé au comptoir, enfilant les cigarettes et les verres. Je me suis dit que vous aussi vous aviez besoin de compagnie, que vous aussi vous ne méritiez pas de passer votre soirée seul. Alors je me suis lancée et suis venue vous parler. Malgré votre air renfrogné, j’ignore pourquoi, vous m’aviez l’air de quelqu’un de gentil et d’agréable. Je ne m’étais pas trompée. Et j’ai bien fait, j’ai passé une excellente soirée, et j’espère de tout cœur avoir pu rendre la vôtre agréable. » Il sourit, plus que satisfait de cette réponse. Le regard brillant, le visage gai et apaisé. - « Ne vous inquiétez pas, elle l’a été. Sans doute au-delà de vos espérances. »