— Ils ont encerclé le Temple, annonça Imir.
Pica et Tuli se serrèrent l’une contre l’autre, des larmes plein des yeux. Teri leur caressa la tête, rassurante.
— Ça va aller, murmura-t-elle. Ils ne peuvent pas entrer par les fenêtres au risque de perdre leur magie, vous vous souvenez ? On aura fini le sortilège et on sera parties avant que la commandante ne monte. Maintenant, vérifiez le matériel pendant que nous vous mettons en sécurité.
Imir et elle s’éloignèrent des enfants. Le bébé dormait encore, sa peau lavande presque grise dans l’obscurité. A seulement six mois, le laboratoire ne s’était pas donné la peine de lui trouver un nom mais le groupe de soldats l’avait surnommé Weva.
Imir passa devant l’autel puis le mur immaculé sur lequel Teri avait commencé à graver les runes, et enfin la gueule noire de l’escalier en colimaçon. La lueur de la lune filtrait à travers la coupole de verre teinté du toit, décorant le reste du sol de douces flaques de couleur vive. Il jeta un coup d’œil par la fenêtre en ogive.
Dans la rue, les soldats de la commandante s’approchaient avec précaution, fusils braqués devant eux, et vérifiaient la présence de piège sous chaque voiture, derrière chaque poubelle.
— Je vais devoir descendre, souffla-t-il.
Il regarda une dernière fois sa sœur. Iels étaient de la même génération, sortis des mêmes cuves de croissance. Pas tout à fait le même modèle, par contre : il était plus grand, elle était plus musclée. Sa peau à elle possédait la couleur du ciel une magnifique journée d’été, la sienne celle de la nuit juste avant que l’aube ne naisse.
— Il doit y avoir une autre solution, supplia-t-elle, les yeux brillants.
Imir ne répondit pas. C’était inutile : elle protègerait mieux les enfants, il ralentirait plus efficacement leurs ennemis.
— Je vous aime, répondit-il tout bas.
Il se détourna et descendit.
*
Le rez-de-chaussée était plongé dans le noir. Les soldats hésitaient à franchir la porte : valait-il mieux obéir aux ordres et risquer de profaner un Temple, ou désobéir ? Imir savait qu’ils finiraient par entrer. L’obéissance était élevée au rang de vertu suprême au sein de l’armée, même chez les croyants.
En quelques secondes, il avait tissé son bouclier. L’étape la plus longue fut d’y inclure le piège, son ultime cadeau à sa famille.
Teri, qui lui avait ouvert les yeux sur le sens de la vie. Pica et Tuli, ses rayons de soleil – car elles illuminaient ses journées et le tenaient éveillé la nuit, aimait-il plaisanter. Elles étaient la deuxième génération, nées dix ans après Teri et lui.
Enfin, Weva, né encore dix ans plus tard. La preuve que toute discussion était vaine, que le laboratoire continuait de produire des soldats malgré les risques.
Le rez-de-chaussée était constitué d’une grande pièce ronde et haute de plafond. Les fenêtres éclaboussaient d’une clarté bleutée les étagères disposées en rayon autour du centre de la pièce, où se dressait un autel public. Un long tapis courait de la porte jusqu’à l’escalier, coupant la salle en deux. Il était couvert d’offrandes : nourriture, armes, vêtements, livres, même des ordinateurs.
Il n’y avait pas d’alarme, ni magique ni électrique. Imir et ses sœurs n’avaient touché à rien, pas plus qu’iels n’avaient verrouillé la porte : la Mère n’était pas tendre avec celleux qui profanaient son Temple en volant ou en empêchant autrui de s’y réfugier.
De plus, mieux valait que la commandante croie qu’iels respecteraient les préceptes jusqu’au bout ; ainsi, iels penseraient ses sœurs réfugiées à l’étage pour se cacher, pas pour tisser un sortilège interdit.
Si elles avaient le temps…
*
Imir se dissimula parmi les étagères chargées de livres et de bibelots au son lancinant de la clochette qui se balançait du plafond au-dessus de l’autel. Sa cachette ne survivrait pas à une fouille même superficielle mais ce n’était pas le but.
Tout ce qu’il voulait, c’était offrir du temps. Il serait une diversion, la plus longue possible, jusqu’à la fin.
Il entendit la poignée grincer. Les soldats entrèrent à la queue-leu-leu, sur la pointe des pieds. Le faisceau jaune des lampes torche brisa l’obscurité, illuminant livres, vases et fauteuils et donnant vie aux ombres.
La dernière silhouette était la plus grande, la plus athlétique. La plus armée, aussi. La commandante fit signe à ses subordonnées restées dehors de déclencher le bouclier tout autour du bâtiment et ferma l’huis.
Imir, qui la voyait entre deux rangées de livres, retint son souffle. Avec sa peau claire, ses longues oreilles pointues et ses cheveux presque blancs, nattés comme une couronne autour de son crâne, elle ressemblait tant à Teri ! Il espéra que le voir, lui, aurait le même effet sur la commandante.
Les soldats mâles étaient fabriqués plus résistants à la douleur et les femelles plus douées pour la magie, leur avait-on dit, mais surtout –
Un pincement dans sa poitrine interrompit ses pensées : le bouclier en bas de l’escalier, celui qui bloquait l’accès vers l’étage, avait été découvert. Il sentit le lien magique s’agiter au moment où le soldat passa sa main dessus pour en éprouver la solidité.
Alors qu’il s’apprêtait à avertir les autres, Imir jaillit de derrière son étagère, couteaux en main. Deux lames ; le soldat et l’elfe à ses côtés s’écroulèrent dans un gargouillis, la gorge tranchée. Un cri d’alarme fusa. Il en tua une autre. Ils le repérèrent alors qu’il s’éloignait de l’escalier.
Il activa son premier piège : l’éclair toucha trois soldats qui moururent aussitôt. Une elfe trouva et désactiva le deuxième. Il n’en restait qu’un.
Le poignard se planta dans le mollet d’Imir. Il n’avait pas mis un genou à terre qu’un elfe se ruait sur lui et le renversait. Un autre en profita pour poignarder son pied ; la lame le traversa et il poussa un hurlement d’agonie.
Du temps, j’ai besoin de temps !
La commandante s’approcha alors qu’une soldate, maintenant que toute discrétion était superflue, illuminait la pièce d’une vive lueur blanche.
Il la vit se raidir. Elle se reprit presque instantanément et aucun de ses elfes, qui le regardaient lui, ne remarqua rien. Mais il en était sûr.
*
La commandante avait été prise au dépourvu. On l’avait pourtant prévenue, elle avait vu les portraits des quatre fugitifs – plus le bébé qui, à son âge, ne pouvait être qualifié comme tel.
Mais, devant elle, ne se tenait pas un évadé, un soldat, un matricule. Il s’agissait de son frère Silune, mort depuis des années en mission ! Comment pouvaient-ils partager autant ?! Sans même parler de leur physique identique, ils se mouvaient de la même manière, la même étincelle de colère brillait dans leur regard…
Pourrait-elle le décapiter, voir la vie s’éteindre au fond de ces prunelles noires alors qu’elle avait déjà vu ces yeux vides ?
Il le faudrait. Elle était la commandante.
Elle fit signe à ses elfes. Deux d’entre eux redressèrent le fugitif, qui grimaçait déjà. Deux autres frappèrent. Joue, côtes flottantes, estomac, genou, et retour par le même chemin. Juste pour que leur victime sache où se trouvait son intérêt.
— Nous n’avons repéré personne d’autre à cet étage, l’informa un soldat. Il a posé un bouclier vers l’étage, nous sommes en train de le forcer.
La commandante hocha la tête. Peu importait qu’il retarde l’échéance, ses « sœurs » étaient faites comme des rats.
*
Imir gémit. Le poids des mois de préparation, de la fuite, et maintenant des coups de bottes lui donnait envie de s’allonger à même le sol et de dormir cent ans.
Bientôt.
— Vous êtes coincés, le nargua la commandante avec un rictus de mépris. Tôt ou tard, nous ouvrirons le passage. Il vaut mieux pour toi que tu coopères.
Imir ricana, ce qui lui valut un nouveau coup. Ses dents s’entrechoquèrent et il sentit le sang envahir sa bouche.
— Je refuse d’y retourner, cracha-t-il en même temps qu’une salive au goût de cuivre. Ne faites pas comme si le laboratoire allait me pardonner.
— Une punition ne dure pas indéfiniment.
Il sourit de ses dents rougies.
— Non, en effet. Le laboratoire non plus, dit-il en regardant la commandante droit dans les yeux.
Celle-ci fronça les sourcils.
— Qu’as-tu fait ?
— Depuis combien d’heures nous sommes-nous échappés ? J’ai un peu perdu le fil…
La commandante pinça les lèvres mais répondit tout de même, la main sur son communicateur, prête à avertir l’institut dès qu’elle aurait assez d’éléments.
— Soixante-quinze heures.
Les épaules d’Imir se relâchèrent et il ferma les yeux une seconde. Iels avaient joué leur rôle, donné aux autres soldats – aux autres prisonniers – leur chance. Désormais, seules comptaient ses sœurs et les précieuses secondes qu’il gagnait une à une avec ses révélations.
— Cette évasion n’était pas seulement la nôtre, commandante. A cette heure-ci, les laboratoires sont vides, la fabrication des nouveaux spécimens interrompus. Les miens se sont évadés, éparpillés dans le monde, et vous ne pourrez jamais les retrouver !
Un vent de panique souffla autour de lui. Imir savait ce qu’iels pensaient : « s’il dit la vérité, le pire s’est produit ! ». L’escouade était constituée de premières générations, des trentenaires qui mourraient bientôt suite à l’obsolescence programmée en elleux.
La commandante s’éloigna pour vérifier ses dires. Quand elle revint quelques secondes plus tard, son expression furieuse lui promettait mille souffrances.
— J’arrêterai quand tu auras libéré le passage, promit-elle en sortant sa lame.
Elle grava alors sa peau, traça des tatouages élaborés de courbes et de lignes de feu sur ses mollets, ses cuisses, son ventre. Des rigoles de sang coulaient sans discontinuer, flaque poisseuse, tiède et odorante sous lui.
Il hurlait. Il avait tenté de se retenir, sachant que ses sœurs l’entendraient, mais il n’avait pas réussi.
Son premier cri avait jailli quand la commandante avait fouillé de son couteau la première blessure de sa jambe. Il ne s’était pas arrêté.
Au bout de plusieurs minutes, il supplia. Quand elle continua, il cria le prénom de ses camarades les uns après les autres. Puis il recommença quand la douleur lui fit oublier les derniers.
La commandante s’acharnait encore et encore. Chaque seconde s’étirait en un millénaire, à en oublier pourquoi il était là. Mais chaque seconde en était une de gagné, chaque nom hurlé n’était pas le contre-sort qui libèrerait l’escalier.
Après un temps infini, il sut qu’il allait craquer. Il se mit alors à compter. Peut-être qu’il arriverait à dix ? A vingt ? A cent ?
Sa gorge brûlante libéra le cent trente – ou était-ce le cent quarante ? Il ne savait plus – quand une lueur chaude éclaira l’escalier et les hauteurs de la rue.
*
Imir vit les yeux de la commandante s’agrandir d’effroi. Entre deux battements de cils, la lumière se refléta dans leur coin, puis l’obscurité reprit ses droits dans l’escalier. Accompagnée d’un silence de plomb.
Personne ne bougeait. D’une pichenette mentale, il désactiva le bouclier ; les doigts des deux soldats qui le maintenaient à genoux se crispèrent sur ses biceps.
Il concentra ses dernières forces sur l’ultime étape de leur plan.
— Elles sont parties, murmura-t-il. Elles sont parties et vous ne les retrouverez jamais.
La commandante le toisa, toute sa rage concentrée dans son regard. Il lui avait tout pris, enfin. Il s’autorisa une pique finale, maintenant que tout était sur le point de s’achever :
— Merci pour votre aide, nous n’aurions pas réussi sans vous.
La commandante était si furieuse qu’elle ne releva pas :
— Comment avez-vous pu ?! De la magie dans un Temple ! Vous autres vermines n’avez donc aucun respect même pour nos lois les plus sacrées ?
— Le tort sera réparé, souffla-t-il avec un sourire apaisé. La magie consommée sera rendue au Temple.
Quelle ironie ! Maintenant qu’il n’avait plus besoin de les ralentir, iels étaient suspendus à ses lèvres. Une soldate écarquilla soudain les yeux : elle avait compris. Elle cria :
— Fuyez !
D’un mouvement fluide, elle lança un poignard vers la gorge d’Imir mais le manqua. Il se planta dans son épaule dans une explosion de douleur – une de plus. Il s’en fichait. Tout s’était déroulé « à merveille ».
Alors qu’il sentait les griffes de l’inconscience se resserrer autour de lui, il activa les dernières runes. Son énergie déclinante ne lui permettait pas une magie sur la pièce entière dont le sceau aurait, de toute façon, révélé la présence. Non, il avait gravé les symboles sous le tapis de l’entrée, là où les soldats se précipitaient.
La première victime disparut dans une gerbe de flammes : la Mère était pressée d’obtenir le remboursement pour les quatre vies qui avaient quitté son Temple de manière si impie.
Les autres bondirent du tapis dans un cri d’effroi mais trop tard : iels avaient touché les runes. La magie les rendit somnolents et iels s’allongèrent sur le sol de marbre dans un bruissement de combinaisons renforcées. Leurs yeux se fermèrent. Quelques secondes plus tard, ils avaient cessé de respirer.
Imir n’avait jamais vu le visage de la commandante aussi serein : la Mère accueillait ses adeptes en douceur.
Le silence s’empara du Temple. Seul restait Imir.
Il sentit ses yeux se fermer à leur tour. Une paix immense le berça. Ses frères et sœurs étaient sauves. Il ignorait le sort du laboratoire mais avait tout fait pour le détruire : son rôle était terminé. Il avait tué les soldats : ce n’était que justice qu’il les rejoigne à présent. A cette pensée, une douce chaleur le traversa. Une étreinte maternelle.
Il mourut le sourire aux lèvres.
Je ne connais pas non plus Dark Angels, mais ça ne m'a pas empêché d'apprécier.
J'ai noté une coquille :
"couleur du ciel une magnifique journée" il manque le d'
Une remarque qui n'est pas de ta faute, mais sur PA les espaces entre les lignes sont grands, donc il m'a été difficile de suivre les changements de point de vue (1 ligne sautée). Une larque typographique aiderait peut être?
Je dirais sinon que l'ambiance est là, on sent l'urgence, on sent qu'on voit le haut d'un iceberg, dont tout l'univers est caché.
Un point de détail que j'ai raté à la lecture : pourquoi Imir est du "mauvais côté" du bouclier (il peut être atteint par la commandante). Mais j'ai peut être mal lu (je sors à peine du lit)
Merci pour le partage!
C'est la manière dont j'ai voulu formuler la phrase mais je vais corriger si c'est plus clair. Je vais aussi rajouter une marque, ce sera en effet plus lisible !
Imir reste de ce côté car c'est nécessaire pour l'activer (petite facilité scénaristique de ma part, j'avoue) ainsi que pour le défendre et occuper les soldats au rez-de-chaussée !
Je ne connais pas "Dark Angels" mais j'ai bien aimé cette nouvelle. Même si je ne comprends pas les tenants et les aboutissants, j'ai aimé les émotions, les sensations, le fait qu'on sente un monde plus vaste et complet, avec un passif entre les personnages.