Les yeux rivés sur le retour, Max m’adresse un signe pour m’indiquer que ça tourne. Je respire un bon coup. La mousse sous mes pieds craque, mais on ne l’entend pas au micro. J’ai appris mon texte par cœur, je le maîtrise sur le bout des doigts. Je suis prêt.
— Salut à tous, c’est Quentin ! On se retrouve dans cet HCT pour un format un peu spécial aujourd’hui, puisque comme vous le voyez, je ne suis pas au studio, mais bel et bien sur le lieu du crime.
Le texte sort de lui-même, je n’ai même pas besoin d’y réfléchir. Comme à chaque fois que je vois clignoter le point rouge de la caméra, je change de masque et, de type quelconque issu d’une famille banale, je deviens le vidéaste de faits divers le plus populaire du pays. Avec une diction parfaite, assez enjouée pour captiver mais avec une gravité de circonstance, et de grands gestes pour accompagner mon propos, j’explique tout ce que l’on sait de ce quatrième meurtre. Les informations sont peu nombreuses, difficiles à dénicher, car l’enquête est encore en cours et la police veille à ce que rien ne fuite. Ils pensent que le tueur en série, qu’on surnomme dans les journaux « L’Ombre des Cévennes », suit de très près l’avancée des investigations. Il a déjà beaucoup trop d’avance sur eux puisque personne n’arrive à comprendre comment il s’y prend pour enlever ces adolescents en pleine nuit, sans laisser aucune trace dans la maison, ni alerter les parents, les frères et sœurs, ni même les chiens. Il arrive comme un fantôme et, après son passage, l’angoisse frappe à la porte, suivie de près par son ami le deuil.
Les prises s’enchaînent. Je bute sur une phrase, Max ricane, je répète mes répliques jusqu’à la perfection. Bien sûr, nous tournerons quelques plans supplémentaires au studio, bien au chaud et sans devoir se soucier du boucan que font les voitures qui passent en contrebas mais enfin, vient le clou du spectacle. Je m’agenouille au pied d’un arbre, Max braque l’œil attentif de sa caméra sur moi et je prends mon ton le plus grave pour déclarer :
— C’est ici précisément que les restes d’Enzo, la quatrième victime, ont été retrouvés. Il ne restait plus de lui qu’un tas d’ossements éparpillés n’importe comment dans les racines.
Cette étrange disposition relève du mystère le plus opaque. Il est sûr et certain que le tueur nettoie les chairs de ses victimes avant de s’en débarrasser, elles ne disparaissent pas assez longtemps pour se retrouver dans un tel état de décomposition. Puis, il les abandonne dans des endroits fréquentés, au vu et au su de tous, afin qu’ils soient retrouvés rapidement. Dans des parkings, au milieu d’un square, et dans notre cas, près d’un chemin de randonnée apprécié des promeneurs. Parfois, faute de trop de prudence, il les a trop bien cachés et personne n’est tombé dessus. Mais tout espoir n’est pas perdu, peut-être les retrouvera-t-on un jour, pendant une course d’orientation ou grâce à un témoignage anonyme. Tout de même, je me demande bien qui a mis un tel fouillis dans ce qui reste de ce pauvre Enzo. Cette fois, le tueur s’était donné la peine de bien ranger les os plutôt que de les abandonner dans un sac et de repartir vite fait bien fait. Peut-être est-ce le chien des promeneurs qui ont prévenu la police qui s’est ébattu dans ce monticule de friandises ou bien ces pauvres gens eux-mêmes ont trébuché sur cette macabre mise en scène. Il faudra attendre la fin de l’enquête pour le savoir. Et encore, ce sera seulement si ce genre de détails est communiqué.
Nous faisons quelques plans sur la route qui borde ce chemin, ainsi que sur l’aire de stationnement où l’assassin s’est sans doute garé. J’en profite pour rappeler les faits, pour donner une nouvelle fois le nom des trois autres victimes, en espérant me rappeler des bons du premier coup : Dorian, Julien, Simon. Max grimace en entendant le dernier. Il doit penser à son petit frère, du même prénom et né la même année que ce malheureux. Je le connais. Ça aurait pu être lui, se dit-il, et il a honte d’être soulagé. Il ne devrait pas, c’est très humain comme réaction.
Arrive l’heure de la conclusion, que nous tournons face à un panorama plus dégagé, qui donne à apprécier le relief de la splendide nature qui nous entoure.
— Le travail de la police poursuit son cours, en espérant qu’ils arrivent vite à attraper ce monstre. Si vous avez apprécié la vidéo, n’oubliez pas de la liker, d’activer vos notifications et de donner votre avis sur cette affaire en commentaires. C’était Quentin, et je vous dis à vendredi prochain, pour un nouvel épisode des « Histoires criminelles terrifiantes ». Ciao ciao !
Je souffle, soulagé. Certes, il faudra encore refaire certaines prises, mais prononcer ces derniers mots fait toujours son petit effet.
Après plusieurs heures de tournage, tous les deux satisfaits de la quantité monumentale de rushes accumulée, nous remontons vers la scène de la découverte du corps, pour quelques photos supplémentaires à poster sur les réseaux sociaux, puis nous profitons d’une pause bien méritée.
Je bois une grande rasade d’eau pour apaiser ma gorge et grignote quelques chips. C’est étrange de se dire qu’il y a peu, ce lieu si paisible grouillait de policiers et de techniciens de scène de crime, que les troncs des arbres étaient relégués au rang de piquet à rubalise et qu’au milieu de tout ce chahut, reposait un gamin qui aurait eu toute la vie devant lui. Une tragédie qui, comme beaucoup d’autres, aurait pu être évitée.
J’ai un peu l’impression de faire mon vieux con, mais quand j’avais leur âge, jamais il ne me serait venu l’idée de discuter avec des inconnus, encore moins sur des applications qui ne gardent aucune trace des conversations. Jamais je ne serais monté dans la voiture d’un homme que je ne connaissais pas, encore moins en plein milieu de la nuit, encore moins quand il avait l’air de m’attendre. Ça me dépasse qu’Enzo se soit fait avoir, mais pas seulement lui, les six autres aussi. Les jeunes d’aujourd’hui sont-ils donc si inconscients des risques ? Que s’est-il passé en dix ans, depuis ma propre adolescence, qui ait changé le monde de manière si radicale ? Si j’ai un jour un fils, je m’assurerais de lui apprendre tout ce qu’il faut savoir pour ne pas tomber entre les griffes d’un psychopathe pareil. Avec mon expérience, et toutes les histoires affreuses que j’ai racontées à mon public depuis les débuts de la chaîne, je pense pouvoir dire sans me vanter que je suis expert en la matière.
— Le monde se barre en couille, dis-je entre deux gorgées d’eau.
Les yeux perdus entre les racines, Max opine tout en machouillant son sandwich triangle.
— Tu crois qu’on refera un million de vues sur celle-là aussi ? demande Max en fourrant son matériel dans son sac.
Je ricane. Nos vidéos sur l’Ombre des Cévennes sont de loin les plus rentables. Forcément, une série de crimes horribles, dans l’actualité et en France, ça ne pouvait que plaire à nos spectateurs. Notre popularité est la plus forte auprès des 15-25 ans, tous sexes confondus : les garçons se reconnaissent dans ces victimes qui leur ressemblent et les filles se sentent malgré elles titillées par ces jeunes hommes choisis pour leur physique agréable. Depuis le tout premier reportage de la série, elles nous ont rapporté une vraie fortune et ce n’est pas près de s’arrêter. J’envoie un petit coup de coude dans l’épaule de Max et réplique, tout sourire :
— Tu rigoles ? Deux millions sinon rien.
J'ai passé un très bon moment de lecture. L'idée est top et le cynisme qui s'en dégage rajouter efficacement une petite profondeur au texte qui n'est pas inintéressante, loin de là !
L'écriture est fluide, le vocabulaire riche, sans être trop dodu.
Super texte !
A bientôt :)
trop bien ce texte, bravo !
Je fais partie de la team qui a compris assez vite car je me doutais que tu ne serais pas le genre à laisser trainer des incohérences non maîtrisées ♥
C'est fou de lire les commentaires et de voir qui a saisit ou pas ou un-peu-mais-pas-sûr, ma théorie serait qu'il est d'autant plus dur de doser sur un texte court car il est très difficile de diluer les indices dans un petite quantité de texte !
Sur un roman tu peux espacer et diffuser, chacun comprenant plus ou moins tôt ou tard mais dans un timing plus maîtrisable, alors qu'ici c'est plus condensé et donc beaucoup plus risqué !
Je trouve que tu t'en sors très bien au final. Si les retours sont partagés, c'est plutôt bon signe dans ton cas : )
Merci pour ce très bon moment de lecture : )
Du coup, j'ai presque été surprise par ce côté satirique qui fait grincer des dents non pas grâce à du gore, mais par l'exploitation mercantile de la mort. De morts particulièrement sordides, en plus ! Ça marche d'autant mieux que Quentin n'est, a priori, pas si antipathique que ça au premier abord.
Bon, après, je suis peut-être tordue, mais j'ai cru voir autre chose entre les lignes : des incohérences volontaires comme le fait que Quentin parle de 4 morts devant la caméra (en hésitant sur les noms) mais de six morts en off. Et il en sait vraiment beaucoup sur la manière dont le meurtrier rencontre ses victimes... Du coup, j'ai envie d'en déduire que l'appât du gain l'a peut-être fait basculer du côté obscur. J'ai bon ou j'ai rien compris ?
En tout cas, j'ai passé un bon moment ! Bravo et merci ;)
Ils ont un gros égo ou alors, c'est juste Quentin ? En tout cas, il faut être prêt à tout pour faire ça. D'ailleurs, ils feraient bien de faire attention à ne pas se trahir tout seul avec ce qu'ils savent et ce qu'ils disent dans leurs vidéos.
J'aime bien le moment où il parle de son expérience. Est-ce que c'est son expérience de psychopathe ou de journaliste ? Ou un mélange des deux ?
C'est bien fait en tout cas.
En soi l'histoire est horrible, mais elle est racontée sous l'angle de la vantardise et du cynisme avec brio et je trouve que ça passe très bien. Quelque part c'est une critique des réseaux sociaux où pour avoir un maximum de likes quelqu'un de dérangé mentalement peut devenir psychopathe. Mais c'est aussi raconté avec humour, notamment concernant le pauvre Max qui est le larbin / faire valoir du narrateur. J'ai trouvé ça drôle et bien vu, en fait parce que c'est tellement gros, mais aussi pas forcément improbable. C'est intéressant aussi lorsque le narrateur revient sur sa propre expérience. Au début on pense que c'est un jeune vantard, et là on voit qu'en plus d'être psychopathe, c'est un vieux con !
Eh bien, j'ai lu les commentaires et j'ai remarqué seulement chez eux que le vidéaste était le criminel hahaha je dois dire que j'avais pris les indices comme simplement du cynisme ou des informations un peu contradictoires, je n'avais pas mis ça sur le compte d'une volonté d'insérer des indices dans l'histoire
Mais même sans cette révélation, je dois dire que j'ai trouvé le texte très chouette, j'ai beaucoup apprécié le lire et je dois dire que je préfère même l'hypothèse que le vidéaste ne soit pas le tueur, tant ça aurait une portée d'autant plus intéressante d'un point de vue chronique sociale
Enfin bref, très chouette lecture, merci beaucoup pour cette nouvelle
(Et j'ai vu en dessous que tu partais ? Il n'y aura plus la suite de Camélia ? :/ )
"Parfois, faute de trop de prudence, il les a trop bien cachés et personne n’est tombé dessus".
Cette réalisation de l'identité du meurtrier arrive bien vite à mon goût, est un peu trop "claire", malgré le fait qu'elle soit indirecte (j'aime beaucoup au passage le fait que le narrateur continue à dire "le tueur" pour parler de lui-même).
(en lisant les autres commentaires, je suis très surprise de voir que les indices ne sont pas si évident pour tout le monde)
Le texte de base avait moins d'indices et était moins "clair" mais après avoir fait lire à des lecteurs tests, la compréhension était pas optimale et je sais que les lecteurs sur PA ont la fâcheuse tendance à prendre les choses très littéralement, donc j'ai un peu augmenté la chose. Du coup, je suis à la fois surprise et pas surprise de voir que certains lecteurs sont passés à côté parce que d'un côté, je m'attendais un peu à avoir des lecteurs très premier degré, d'un autre, je pensais avoir forcé suffisamment le trait pour que tout le monde remarque qu'il y a anguille sous roche. Comme quoi :D
Une histoire un peu perturbante, je ne m'attendais pas du tout à ça au vu du thème du concours.
Ces deux ordures sont très bien dépeintes et ça met évidemment assez mal à l'aise.
Très surpris par la chute, je m'attendais à ce que le récit continue encore un peu. Je ne m'attendais pas à ce que la chute donne toutes les clés de résolution mais au moins à ce qu'elle suggère quelques choses. Là ça m'a paru d'abord terriblement frustrant voir agaçant.
Mais réflexion faite, cette fin permet de s'interroger et d'imaginer nos propres théories. Donc elle a aussi des avantages.
J'espère que tu partageras d'autres histoires sur le site,
A très vite (=
Comme tu le dis, l'idée est de laisser le lecteur faire ses théories et surtout, interpréter les indices laissés dans le texte (il y en a sept en tout, je n'en dis pas plus). La frustration que tu évoques m'arrange bien parce qu'elle fait complètement partie du "jeu"
Quant à partager d'autres histoires ici, j'espère que tu ne t'y attends pas trop et que c'est juste une formule de politesse, parce que j'ai supprimé tous mes textes déjà postés sur le site et qu'une fois ce concours terminé, je plie les gaules et je taille la route :D
Bonne soirée (=
Contente que ça t'aie plu
Pour ce qui est de ne pas avoir une confirmation à la fin, c'est totalement un choix de ma part, j'avais moins envie de donner une réponse précise au lecteur que de créer un narrateur non fiable et du coup, donner une confirmation dans le texte en aurait enlevé tout l'intérêt de base, qui est, en gros, de voir qui va voir les indices, les sous-entendus et en quelque sorte faire un travail de "détective".
Et accessoirement, j'ai tendance à trouver très "cheap" les nouvelles qui s'auto-expliquent à la fin, c'est à mon sens sur ce format un travail qui est à faire par le lecteur.
Mais si ça t'a plu quand même, je suis ravie :D
Ceci dit, le mécanisme de double lecture marche très bien ici, parce que même si on passe à côté des indices, la nouvelle se suffit à elle-même. Si ça peut rester une lecture sympa même comme ça, là, je dis oui. ^^
C'est très bon. Excellent même. Le côté monstrueux des deux protagonistes est hyper bien retranscrit, car très ordinaire, très humain. Les explications des crimes, bien que n'ayant rien de très raffinés ou recherchés, sont directs et efficaces. J'ai lu ce texte d'une traite, les thrillers avec des tueurs en série étant mes petits plaisirs coupables.
Je ne peux que reprocher le lien très léger avec le thème : c'est au fond une affaire criminelle comme une autre, et le comportement des protagonistes (qui font tout le sel de ce texte) n'est en rien lié au côté mystérieux.
Voili voilou.
Bordel, quelle bande de charognards, on se demande qui sont les pires, les meurtriers ou ceux qui se font du beurre dessus !
Chouette texte, très fluide et bien écrit. Je m'attendais à une chute du genre "la prochaine fois on bute un gamin celebre et on fera plusieurs millions de vue !"
A+
Waaah le malaiiiise. Dès le début, certaines phrases m'ont vraiment perturbée (genre "Parfois, faute de trop de prudence, il les a trop bien cachés et personne n’est tombé dessus. Mais tout espoir n’est pas perdu.") et j'adore que rien ne soit confirmé ni infirmé à la fin ! Mais ouuuuh que c'est louche et troublant :'D Rien ne fuite, mais ils savent comment le meurtrier procède... Hm hm hmmmmm aleeeerte. J'ai été vraiment bien prise dans le truc, c'est super bien fichu, écrit avec beaucoup de fluidité et parsemé d'indices très bien soupesés !
J'ai aussi bondi en lisant le nom du meurtrier, parce que ma grand-mère vit dans les Cévennes :D Plus précisément entre Saint-Jean-du-Gard et Florac, en vallée française. Par curiosité, tu situes ça où ?
C'était vraiment chouette à lire, belle participation !
Personnellement, je vis du côté de Nîmes, donc j'imaginais que ça se passait dans ces coins là, sans vraiment penser à un lieu précis, autre qu'une forêt cévenole avec sa vegetation et son ambiance si particulière
Contente que ça t'ait plu, en tout cas
En lisant les autres commentaires, je m'aperçois que d'autres Plumes n'ont visiblement pas perçu les mêmes indices louches que moi. Si ça peut te rassurer, à mes yeux ton intention était assez claire et en même temps assez subtile pour que le texte reste agréable à lire. Peut-être qu'il faut plusieurs lectures à certain-es lecteurs/lectrices pour bien percevoir ce qui cloche ^^
Du coup, ça m'amuse beaucoup de lire les réactions des uns et des autres, parce que ça en dit beaucoup sur les habitudes de lecture de chacun, le degré d'attention prêté aux détails mais aussi le degré de confiance dans le narrateur à nous livrer tout ce qu'il sait sans détour. C'est super intéressant :D