Dans un monde aussi vaste, aussi vieux… Un royaume déchu aux terres maudites tel que Saxathen…
Philae grignotait le bout de sa plume, prise du syndrome de la page blanche. Depuis qu’elle rejoignit les Lames d’Extrême-Ouest, l’hybride sous-terrienne s’était donnée pour mission de consigner l’histoire de sa horde. De toute manière, quelqu’un devait bien le faire, s’ils voulaient que leurs récits ne tombent pas dans l’oubli, et vu qu’elle était l’une des seules sachant écrire ou même lire…
Cependant, depuis leur arrivée dans les anciennes terres de Saxathen, il lui était impossible de coucher le moindre mot. Par ailleurs, la totalité de la horde se lamentait, sentant comme une ombre pesante et constante au-dessus d’eux. Le plus affligé, Rendan, se plaignait constamment d’une masse, voire d’un étau qui lui serrait le thorax, l’empêchant parfois la nuit de respirer.
Dallen les avait pourtant prévenus, avant d’accepter le contrat, de la malédiction de ces terres. Pourtant, la majorité avait fini par succomber à l’appât du gain. Deux mille carmins les attendaient dans un coffre fort s’ils parvenaient à accomplir la mission ; de quoi s’offrir du matériel de qualité, des vivres pour plusieurs jours et peut-être même envisager une nouvelle recrue. Dallen se tenait justement éveillé, au bord du campement, lorgnant de ses yeux brumeux l’horizon obscur de Saxathen.
De l’ancienne civilisation ne restait que les ruines, de l’ancienne végétation des racines ébènes se confondant dans la terre de poussière comme des doigts nécrosés sortant d’un épais brouillard. Jadis, les Saxates peuplaient ces lieux, des érudits maladifs, poussant siècle après siècle leurs soifs de savoir aux frontières des plus sombres secrets de ce monde. Personne ne sait vraiment comment, mais en quelques mois, ils sombrèrent. L’histoire la plus souvent racontée était celle d’un Saxate, ivre d’arrogance, qui pensait pouvoir maîtriser l’occulte et en imprégner leurs infernales machines pour en décupler le rendement. Cela aurait causé une importante faille, que l’on décrit comme la “Faille de Réalité”, déversant la colère des dieux sur les terres alentour. Quels dieux ? Cela dépend d’où l’histoire est contée.
Le seul avantage de ces terres désolées reposait sur le fait qu’aucune créature ne peuplait les lieux. Il leur suffirait alors de survivre à la malédiction de cet endroit et de récupérer le livre pour leur client.
Philae avait déjà entendu parler de cet ouvrage auparavant ; nommé “L’Unique”, il était, comme son nom l'indiquait, en un seul exemplaire. Elle avait expliqué à la horde qu’il aurait été écrit par un ‘soi-disant’ sorcier à une époque totalement oubliée. Selon le client, un richissime libraire, les Saxates les plus haut placés utilisaient ce livre pour leurs étranges expériences.
Le risque de ne rien trouver du tout était donc bien élevé, mais les Lames d’Extrême-Ouest se devaient d’accepter. La plupart des contrats classiques pour une horde se résumaient à chasser un monstre, une créature, peuplant les routes d’entre-villes ou même à escorter les marchands suffisamment ambitieux pour étendre leur commerce au-delà de leur lieu de naissance. Néanmoins, la horde manquait drastiquement de moyens : depuis bien trop longtemps, ils ne mangeaient plus vraiment à leur faim, la quasi-totalité des moyens disparaissait dans la maintenance des équipements. Pourtant, après deux semaines d’errances, la moitié de la horde regrettait. Le premier à râler, pour ne pas changer, fut Nalric, le grand bretteur à la morosité si légendaire qu’il se raconte, au sein des Lames, qu’il n’eut souri qu’une fois : quand il perdit son pucelage avec Seraya. Cette dernière l’avait largué depuis le temps, ils passaient bien plus de temps à se chamailler qu’autre chose… De toute manière, un hordier ne doit jamais fréquenter un autre hordier, Pat s’était bien démené à leur expliquer ce principe ; copuler oui, les amourettes non (Rendan, cette mauvaise langue, racontait que Pat répétait cela juste pour pouvoir se faire Seraya, en vain).
Étrangement, dans les terres de Saxate, personne ne pensait plus à conter fleurette ou à déflorer, le coin ne se prêtait guère à l’excitation.
Dallen s’occupa de réveiller ses camarades, qui, machinalement, préparaient le départ pour la journée. Les tentes furent pliées, les seaux vidés et empilés, les affaires ramassées et équipées ou empaquetées dans des besaces, on harnacha ces dernières à deux chevaux, Peton et Petonnette (deux sobriquets donnés par Rendan, par rapport à, selon lui, sa fascination pour les mots sordides mais mignons… Trynna, qui ne l’appréciait guère, s’étendait sur le fait qu’il avait juste un fétichisme pour les pieds.)
Bientôt les Lames d’Extrême-Ouest se mirent en route. La direction était simpliste, une fois entré dans les terres de Saxathen, il fallait marcher droit vers le Nord, jusqu’à croiser les ruines de Saxia, puis, à partir de celles-ci, se diriger vers l’Ouest pour rencontrer les restes d’une bibliothèque au nom oublié. D’après les calculs de Philae, il fallait compter deux semaines de marche pour se rendre aux ruines de Saxia, puis deux autres jours pour se diriger vers la bibliothèque. Philae ne se trompait que peu, cela dépendait beaucoup de la qualité des informations qu’elle trouvait dans les récits des autres hordes, mais ce fut en général de bonnes ressources.
Par ailleurs, elle démontra encore ce coup-ci la qualité de ses renseignements quand, au loin dans le brouillard poisseux, apparut une demi-tour dans les hauteurs, puis la façade de ce qui fut jadis le bastion d’une grande civilisation.
Antorn, le commandant, la remercia d’un subtil hochement de tête.