I. Au aurores

Chapitre I
Aux aurores

           

Aux aurores, il n’existait rien qui ne soit admirable. L’Essence avait offert à cette rive les couleurs les plus vives, les odeurs les plus douces, le temps le plus clément. L’harmonie régnait entre tous et la cruauté ne connaissait pas de nom. Alors, parmi la race des Hommes, l’Essence choisit ses élus. « Vous protégerez l’équilibre de toute chose, et vous permettrez que les âmes, de cette rive à la suivante, soient passées. Vous porterez mes enfants, qui m’enfanteront à leur tour. Ainsi régneront, en protecteurs mes Serviteurs les plus fidèles. ». Ainsi parla l’Essence, à l’aube des Temps Egaux.

Livre premier des Ecrits Fondateurs, poème princeps.

 

 

Je ne sais pas pourquoi j’arrive toujours en retard aux Enseignements du Vénérable Estrade. Par un concours de circonstance qui me dépasse, il se trouve qu’à chaque fois que je dois crocheter la serrure d’une demeure des quartiers Nord, c’est au moment de ses cours. J’essaye généralement d’aller le plus vite possible, pour m’assurer de n’avoir que quelques minutes à rattraper, mais ça n’en reste pas moins étonnant, ce « mauvais timing ». Vraiment.

A. Chaque. Fois.

Accroupie, silencieuse, j’examine la serrure appartenant à la troisième porte de la sixième rue du quartier Nord. Il me faut deux choses essentielles dont je manque présentement : un trombone plus fin et de la patience. Je me mets à mâchouiller le fil en fer, en prenant soin de n’en aplatir qu’un côté. J’en observe la courbe. Pas sûr qu’elle convienne. Un premier essai me donne la réponse : j’enfonce ce qui reste du trombone dans la serrure, le cale contre le crocher, tourne plusieurs fois, et finalement, dois le mâchouiller à nouveau. Puis, je recommence l’opération, et cette fois-ci, plus concentrée, j’entends un premier cliquetis satisfaisant. Mais tandis que je m’applique à ma tâche, je soupire :

— Ton ventre gargouille, je n’arrive pas à entendre ce que je fais.

Celle dont l’estomac s’exprime si fort se détache du buisson qui la dissimulait. Elle a l’allure des pauvres : elle est maigre, blafarde, et la faim éprouve son regard.

 Elle n’a pas toujours été ainsi. Des années plus tôt, Sylka Katrain était de ces petites filles aux joues roses et rondes, dont les couettes, avec le vent, jouent au jeu de l’insouciance. Longtemps, d’ailleurs, elle n’a manqué de rien. Et comme tous ceux qui ne manquent de rien, jamais elle n’avait envisagé qu’un jour, la faim, la soif et le froid passeraient de mots inscrits dans un manuel d’histoire, à maux quotidiens.

­­— Comment est-ce que tu fais ? chuchote-t-elle en me rejoignant. Comment est-ce que tu as pu m’entendre ?

— Je te l’ai dit : ton ventre. Il me déconcentre.

— Tu as une ouïe anormale.

J’esquisse un sourire furtif qu’elle ne voit pas :

— Je sais. Maintenant, la ferme.

Mes mains reprennent le travail.

— Tu sais qu’ils m’envoient, moi, parce qu’ils ne veulent pas travailler avec toi ?

— Non Syl, ils t’envoient, toi, parce qu’ils ne veulent pas travailler. Laisse-moi me concentrer.

Je grimace sous le bruit délicat du métal. Ma main droite, qui manipule le trombone, tourne encore très légèrement. Je lève la gauche, sans un bruit, pour la poser délicatement sur la poignée. Les paupières toujours closes, les gestes minutieux, j’abaisse la poignée et retire le trombone de la serrure. De mon index, avec satisfaction, je pousse alors la troisième porte de la sixième rue du quartier nord et la laisse s’ouvrir sans bruit.

— Bien.

Je me relève et range les trombones mâchouillés dans la poche de mon pantalon, là où vont les rejoindre, dans quelques secondes, le salaire de leur sacrifice. Je tends une paume impatiente à la jeune femme :

— Argent.

Sylka récupère les règnes grossièrement roulés dans ses vieilles bottes et les place dans ma main ouverte.

— Tiens, grogne-t-elle.

— Ne sois pas si mauvaise. Avec ce que tu trouveras dans cette maison, ce ne sont pas trois billets qui vont te manquer.

Elle s’apprête à rétorquer une acidité quelconque quand je tourne les talons ; je n’ai pas de temps pour ça.

Le Stikos n’est qu’à quelques minutes de la maison bientôt pillée. Son bâtiment, majestueux, peut être aperçu du quartier sud, même des plus petits immeubles. On en voit tout du moins la pointe. Les enfants les plus aisés n’y jettent pas un œil, sûrs d’y passer suffisamment de temps, plus tard, pour se lasser de son marbre pâle. Mais les autres, tous ceux qui n’auront jamais la légitimité d’y entrer, rêvent en l’observant aux nombreux chuchotements qui doivent le traverser. Aux couloirs sombres dans lesquels on décide de tout. Les prochaines Unions sont-elles en train de se faire ? Peut-être que, marchant parmi les étudiants, ignorant de son propre destin, se trouve le futur Régent ?

Comme les choses ont changé.

Si mon entrée au Stikos a bien été grandiose, applaudie, attendue même, par l’ensemble de l’élite Régente, si mon pas leur a paru gracieux, et mon cou, digne et haut, porteur des espoirs de ma lignée, la chute qui a suivi mon ascension n’en a été que plus vertigineuse.

A son suicide, ma mère m’a laissé deux héritages conséquents dont je ne peux me défaire : un savoir incontestable, et l’équivalent d’une vie entière en matière de dettes.

Mon nom, quant à lui, reste un paradoxe que personne n’ose plus prononcer. Et au cœur du deuil, de la honte et de la réclusion sociale, il a fallu que je me débrouille pour survivre.

Je termine le trajet en courant, passe le haut portail imposant, celui fait d’un métal qu’on pourrait croire précieux, franchis les immenses portes noires et dorées, et emprunte le couloir de droite, marbré, long, et sombre.

Lorsque je frappe trois petits coups désolés à la porte de l’Enseignement, on m’ouvre d’un air sévère. Nhils. Je ne sais pas si on peut réellement qualifier Nhils d’« ennemi », il faudrait pour cela qu’il m’inspire un sentiment plus noble que le mépris. J’ai si peu d’estime pour lui que je ne parviens même pas à reconnaître qu’il est objectivement beau. Les Apprenantes dans les couloirs gloussent souvent à son passage et aiment détailler sa peau chocolat, ses yeux noirs, le port élégant de son cou d’héritier. Moi, je le trouve insipide, faible, et sa voix nasillarde dérange mon conduit auditif lorsqu’elle se permet de s’exprimer.

 Il me toise d’un air mauvais avant de reprendre place derrière son bureau.

On me dévisage. J’ai l’habitude. On me dévisage souvent, avec méfiance, avec défi, avec haine. Jamais avec curiosité. Je dérange ; j’ai quelques théories pour me l’expliquer, - le scandale concernant ma mère devançant toutes les autres-, mais je n’ai jamais réellement demandé pourquoi à quelqu’un. La paresse sociale, sans doute.

— Merci Dam Kahn, d’interrompre aussi fidèlement mes Enseignements, lance sans sourire le Vénérable Estrade. Je suis quelqu’un qui a besoin de repères, et j’aurais été troublé de vous accueillir à l’heure convenue.

Une vague de rires discrets glisse sur l’amphithéâtre, je l’ignore en inclinant respectueusement la tête, avant de rejoindre les rangs -le dernier, évidemment-.

Le professeur Estrade, avec sa barbe grisonnante et ses lunettes carrées, semble entretenir consciencieusement l’image qu’on se fait d’un enseignant du Stikos. Il a dû longuement travailler sur son port, choisir minutieusement ses vêtements ; il a dû s’entrainer devant un miroir des mois durant pour obtenir un tel charisme.

— Reprenons, Dem Oxamouar. Quels reproches faisiez-vous exactement à la Régence Continentale ?

Nhils Oxamouar, le seul autre héritier d’une famille fondatrice, -ce qui lui octroyait, avant la chute des Kahn, la place émérite de rival auprès de moi- retrousse ses lèvres brunes et charnues en signe de mécontentement. Il est visiblement agacé de devoir répéter ses propos, simplement pour la retardataire que je suis.

— Je disais qu’il était de notre conscience morale d’en changer le système.

— Oui, vous aviez employé un terme…Vous nous trouviez…quoi déjà ?

— Inhumains, complète l’Apprenant.

— C’est cela.

Le Vénérable Estrade fait mine de réfléchir en tournant sa main dans le vide :

— « Inhumains », répète-t-il, les yeux plissés sous le poids de l’intelligence. J’aimerais que vous soyez plus explicite, cher Nhils.

— Eh bien voilà, - l’héritier Oxamouar semble soudain bouffi de fierté -, la Régence Continentale exploite le Grand Continent depuis des millénaires. Ça, c’est simplement l’aspect concret de la chose : nous prenons leurs ressources pour pérenniser notre confort. Mais ça entraine d’autres problématiques, purement éthiques. C’est une forme d’esclavage. On sait que les rares émigrants de Grand Continent subissent un traitement inégal au nôtre à leur arrivée. On sait qu’on ferme les yeux sur les famines et les guerres, et ce, malgré l’Egalité des Naissances, proclamée par la Régence.

— Bien, bien, réplique le professeur. Mais vous êtes encore trop vague, Dem Nhils. Votre discours pourrait être pertinent s’il était chiffré, et sourcé. Avez-vous cela en stock ?

On sourit au professeur puis on écoute la réponse de Nhils :

— J’ai ça ! se targue-t-il. 5% de la population, et je parle de la rive entière, de la population de ce monde en totalité, détient 95% des ressources et richesses. Ce qui veut dire que 95% du reste du monde se contente des miettes. En l’occurrence : le grand continent, et les quelques continents annexes. Et s’il vous faut des sources… : le rapport officiel de E.E[1].

Ah, E.E… Je ne suis pas étonnée que Nhils les aie cités. Encore une façon détourner de me piquer. Bien sûr, on peut simplement croire qu’il les nomme parce que c’est une organisation particulièrement redoutée par la Régence, connue pour son intégrité, sa droiture, et l’excellence de ses membres en matière de Droits continentaux. Mais moi, je sais que c’est parce que ceux ont eux qui ont mené l’enquête concernant ma mère, et eux aussi qui l’ont faite tomber.

Nhils aime bien me rappeler de temps en temps que mon nom ne vaut plus rien.

— Les derniers chiffres du COGC[2], poursuit-il. Ou plus récemment, les Enseignements historiques du Vénérable Estrade.

La classe rit, et le professeur réplique, les yeux pétillants de malice :

— Des sources qu’on n’oserait nier, donc.

Avant même d’apprécier la seconde vague de rire qui parcourt l’assemblée, le Vénérable enchaîne :

— Mais que se passerait-il alors, pour nous, si le grand Continent décidait de s’unir, une bonne fois pour toutes ?

— Alors, il y aurait l’égalité entre tous.

Oh, bon sang de Penseur…

— Foutaises !

J’ai craché ça, sans le vouloir. Toutes les têtes se tournent vers le fond de la salle, si vite qu’elles font un bruit de vent léger, comme la page d’un livre qu’on déchire. Mais je reste concentrée sur les yeux gris du professeur qui se plissent :

— Auriez-vous un argument légèrement plus construit, Dam Kahn ? s’amuse-t-il.

— J’en ai, Dem, et plus d’un. Mais je voudrais d’abord qu’on stoppe l’hypocrisie ahurissante dans laquelle se vautrent mes camarades.

— C’est-à-dire… ?

— Si le grand Continent ne se rebelle pas, ce n’est pas parce que la méchante Régence actuelle les en empêche, et que Nhils, dans son grand cœur, tente de trouver des solutions à cet impossible problème. Si le Grand C ne s’unie pas, c’est justement parce que Nhils le veut bien.

L’apprenant concerné élève la voix :

— Ne t’avise pas de…

Je le coupe immédiatement :

— JE N’AI PAS FINI. Personne ici, ne veut partager nos richesses. Les guerres et les famines si tristement énoncées vous arrangent largement. Exploiter le grand Continent est l’unique moyen de garder notre niveau de vie. Pas un seul parmi vous ne voudrait revoir son confort et changer de mode de consommation. Alors, je suis tout à fait d’accord pour donner des arguments concrets dans le débat, mais d’abord, je veux parler à des gens qui se regardent en face.

— Bien.

Le Vénérable Estrade, jusqu’à présent droit et élégant, prend le temps de s’asseoir à demi sur son propre bureau.

— Passons, je vous prie, dit-il calmement, sur vos tensions internes, et sur vos raisons respectives de les entretenir. Pourquoi ce « foutaises », si élégamment lancé, Dam Kahn ?

Je me redresse, croise les mains sur mon bureau, les coudes bien solidement posés sur le bois ciré des tables du Stikos :

— Ils ne peuvent pas s’unifier, parce que nous ne le voulons pas. Nous les avons divisés, il y a bien trop longtemps, pour permettre une quelconque entente entre les peuples. Le principal problème est théologique : les religions sont nombreuses, différentes, et toutes, absolument toutes, prosélytes.

— Donc, vous dites que le fait que nous soyons agnostiques est notre principale arme pour la conquête des Continents ?

— Absolument, Vénérable. C’est la conscience aigüe de la mort qui nous a amené à évoluer aussi vite, et à chercher des solutions pour y échapper. Le progrès en est une : les expériences de refroidissement des cellules, l’avancée fulgurante de la médecine en termes de guérison. Sur le Grand Continent, du nord au sud, de l’est à l’ouest, on est persuadé qu’il y a un « après », et qu’il n’est pas si grave de s’entretuer au nom d’une divinité, puisqu’on nous a préparé une nouvelle vie après le décès. C’est un premier point de faiblesse. Mais ce n’est pas le seul. Nous avons distillé nombre de croyances sur leurs territoires, au fil des siècles, qui sont impossibles à défaire à présent.

J’ajoute d’une voix plus vive :

— Et la corruption ! On sait bien, - et pardonnez l’absence de chiffres, Professeur, mais ceux qui les donnent vont en prison -, on sait bien que c’est la Régence Continentale qui nomme les rois du Grand C, qui paie les contrebandiers, et qui fabrique les armes. Pour permettre au Grand C de s’unir, il faudrait, non pas quelques politiciens formés directement au Stikos, quelques rêveurs fainéants, comme mon camarade, qui évoquent la « morale » pour défendre des peuples dont ils se contre-foutent. Il faudrait une réelle Révolution. Et notre confort n’étant pas en jeu, elle n’aura pas lieu. Jamais. Voilà pourquoi toute cette démagogie est de la « foutaise ».

Le professeur Estrade ignore, comme moi, les murmures indignés de l’assemblée ; il plisse les yeux, comme à chaque fois qu’il réfléchit, réunissant ses extraordinaires connaissances pour en synthétiser l’essentiel :

— Votre vision des choses semble un peu trop manichéenne, Dam Kahn.

-—Je peux vous assurer que le manichéisme est à l’opposé de tout ce qui me compose.

— Oui, oui je veux bien vous croire.

Il a dit cela avec un sourire complice et énigmatique, qui s’efface aussitôt que Lya, la blonde potelée du premier rang, lance :

— Tout ça, c’est les Serviteurs.

— Ah oui, pardon, dis-je d’évidence.  On ne t’a peut-être pas prévenue : ici c’est Enseignement Historique, le cours de folklore local doit se donner à trois pâtés de maison.

— Je me vois obligé de vous contredire, Dam Kahn, déclare le professeur Estrade, tout en croisant les bras sur sa poitrine -ce geste a toujours un quelque chose d’autoritaire que je ne m’explique pas-. Mais la légende des Serviteurs est bien au programme d’E.H.

Il y a des murmures enthousiastes tandis que j’attends qu’il développe :

— Après tout, ils sont à la base de notre civilisation. Qu’on y croit ou non, ils ont contribué, -du moins l’idée qu’on se fait d’eux-, à forger la Régence Continentale. Et je vous rappelle qu’on trouve des traces de leur légende au sein même des religions du grand Continent, celles que vous évoquiez avec tant de mépris, il y a quelques secondes.

— Je n’étais pas m…

— On n’écoute jamais le fond d’un propos, Dam Kahn, déclare le professeur Estrade. Toujours sa forme. Et celle que vous adoptez ne me semble pas la meilleure pour se faire entendre.

Je crache, un peu pour moi-même :

— Les conventions sociales sont une perte de temps.

Je regrette d’ailleurs qu’on m’ait entendue. Le Vénérable Estrade hoche gravement la tête de gauche à droite, puis finit par déclarer :

— Vous ne perdrez pas de temps, en passant outre les conventions sociales, Dam Kahn.

Il me regarde directement pour achever :

— Vous perdrez tout.

 

*

 

J’ai grandi dans les quartiers Nord. Je n’y passe plus que pour me rendre au Stikos, et crocheter quelques serrures contre trois billets -ce que j’estime d’ailleurs insuffisant- mais il m’arrive souvent d’hésiter, sur le chemin du retour, à retourner devant la maison de mon enfance pour en observer la façade et les chanceux qui l’habitent à présent.

Je ne le fais jamais. Un coup d’œil sur la ruelle pavée qui y mène me suffiit. A chaque trajet, je me dis que j’aurai le temps, une prochaine fois, d’aller regarder mon jardin, le balcon sur lequel je sortais la nuit pour admirer le ciel, la petite clochette à la porte de bois ; et ainsi, de prochaine fois en prochaine fois, je laisse pousser les mauvaises herbes dans le jardin de ma mémoire.

Maintenant, j’habite un des nids des quartiers sud, si tant est qu’« habiter » soit le terme approprié. On n’habite pas réellement les nids, on y survit, cloitré dans une pièce qui a seulement l’espace pour un lit simple, un lavabo, et une petite table qui sert à tout : manger, étudier, ou qui fait parfois office de tabouret pour les pendaisons trimestrielles. J’ai découvert cette fonctionnalité originale des tables de chevet en trouvant un soir le corps pendu de ma voisine, qui se balançait encore très légèrement d’avant en arrière ; j’ai dû arriver quelques secondes après que le cou ait craqué. Quoi qu’il en soit, un nouveau nid s’est libéré après ça, et je dois à présent supporter les gémissements presque continus de mon obèse de nouveau voisin. Il souffre de je-ne-sais-quelle maladie qui lui cause de fréquentes douleurs. Et les médicaments étant chers, il se contente souvent de pousser de longs râles que les murs décrépits de l’immeuble n’insonorisent pas.

Personne d’autre au Stikos ne vit dans les quartiers sud. J’ai chaque jour une heure de marche pour me rendre aux Enseignements ; sur le chemin du retour, je repense à ceux du Vénérable Estrade.

Alors comme ça, les Serviteurs seront au programme de notre second Cycle. Je me suis montrée virulente quant à eux, je le reconnais. Mais à la vérité, j’ai si longtemps cru en leur existence que je m’en veux, aujourd’hui. Et par extension, j’en veux à tous ceux qui y croient encore.

Je me suis accrochée à leur légende durant des années, persuadée qu’ils viendraient me chercher un jour. C’était pratique d’avoir la foi. Ma mère m’avait gangréné le cerveau avec eux, m’assurant qu’ils existaient réellement, qu’ils attendaient la bonne heure pour m’accueillir parmi eux, qu’un autre destin sommeillait en moi.

Avec le recul, je crois que c’était surtout pour elle une façon d’expliquer mes dons. Elle savait que j’en souffrais, elle tentait de me rassurer. Un « doux mensonge », comme on dit.

J’arrive en bas de l’immense immeuble gris, le cinquante-cinquième de la troisième rue du quartier Sud. Je loge au douzième étage ; l’ascenseur tombe souvent en panne, et souvent lorsqu’un habitant s’y trouve. Alors j’emprunte les escaliers quotidiennement, simplement « au cas où ».

Le voisin gémit encore, je l’entends dès mon entrée dans le couloir.

Nous passons bientôt nos Cycles et mon voisin semble déterminé à m’empêcher de dormir.

Je m’écroule sur mon maigre lit, place d’abord l’oreiller trop fin sous mon crâne, puis tente de le transformer en casque auditif, mais je sais bien que ce n’est pas le son, le problème.

J’attends. Je redoute. Je connais déjà la suite.

Une minute…Deux…

Et voilà, ça commence.  

La souffrance se loge dans ma poitrine, entre mon cœur et mes poumons, appuyant frénétiquement sur les nerfs de mes bras.

Je pousse un long râle lorsque le mal atteint mes deux jambes et je donne un violent coup dans mon mur, comme pour frapper la souffrance. J’ai encore deux cachets d’anti-douleur, que je garde précieusement pour soulager mes maux de tête récurrents. Mais leur utilisation est trop urgente. Je parviens à soulever mon drap, et, titubante, je fouille dans le petit tiroir de la table de chevet. Je récupère les médicaments, boite presque jusqu’à la porte et sors de mon nid. Rouge, épuisée, frigorifiée par la température de mon propre corps, je tambourine violemment à la porte gauche du couloir. Puis je réitère, plus fort cette fois, le souffle écourté, chaud et acide. Je perçois un son irrégulier, des pas claudiquant, et enfin, le cliquetis de la serrure. Le voisin obèse ouvre, les joues rougies, couvertes d’une croute brunâtre, celle des peaux qu’on gratte ; son front à lui aussi perle, et ses yeux jaunis semblent désolés. Je lui tends les anti-douleurs d’un geste impatient :

— Bouffez-ça au plus vite. Si dans vingt minutes vous avez encore mal, je vous promets que je vous achève.

Il examine d’un air ahuri les médicaments que je lui tends. Je ne me contiens plus :

— Allez bordel, prends ces putains de médicaments !!!

Le voisin, malade et sous le choc, abdique sans un mot. Je retourne immédiatement dans mon lit, m’enfouis sous le drap fin, et attends. Cela met bien plus de vingt minutes. Je dois supporter une demi-heure entière de douleur continue ; mais enfin, au cœur de la nuit, je n’ai plus mal. Je réussi, éreintée, à m’endormir, dès que je sens l’effet des médicaments sur le corps du voisin. Un long soupir de soulagement me fait basculer dans l’assoupissement.

Et cette nuit-là, je rêve de nouveau.

 

L’homme sombre est agenouillé devant un arbre sans feuilles et récite quelque chose dans une langue inconnue. La forêt autour de lui, ample, verte, peuplée de hauts troncs et d'épais feuillages, laisse quelques rayons rares apparaître entre les branches.  Mais celui qui accueille sa prière est différent : il n’a plus de feuilles, et il est aussi plus haut, et plus massif. L'homme sombre s'adresse à lui. Je m'approche, faisant craquer sous mes pas les petits morceaux de bois sur la terre. Le bruit interrompt la prière. L’homme sombre cesse net et tourne lentement son visage vers moi. On se fixe. Ce n'était jamais arrivé. Jusqu'ici, j’ai seulement observé l'étrange rituel. Mais voilà qu’il plonge ses yeux immensément noirs dans les miens, et je sens que je viens de voir quelque chose de secret, de voler à l'homme son intimité. Je marche alors à reculons, lentement, sans détacher pour autant mon regard de ses très grands yeux fascinants.

« Hélianne » dit-il, toujours à genoux.

L'homme sombre appuie une main au sol pour se relever. Il se tient maintenant droit, en face de moi et m’examine dans le détail.

« Bientôt, Hélianne. » déclare-t-il.

Il observe ensuite la forêt calme, chaque arbre, chaque branche, puis me fixe de nouveau.

« Tu ne devrais pas être ici. Réveille-toi, Hélianne. »

Je le fais.

Cependant le réveil est plus dur que je l’aurais cru. L’effet des anti-douleurs dure réellement cinq heures. Je les ai donnés six heures plus tôt.

 

 

[1]Ethique et Equité, collectif de renseignement des manquements à l’Egalité des naissances.

[2]Comité d’Observation du Grand Continent

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