I. Jour du Saigneur

Par Trôme

Parmi les couleurs de ma palette, je privilégiais toujours le rouge. Rien d’étonnant pour un spadassin de la pègre : c’était la teinte du sang. Les poètes consacraient leurs sonnets à la délicatesse des grenades ainsi qu’aux attraits du ciel couchant. Foutaises ! Le rouge évoquait la robe foncée de la picrate, la trogne enluminée d’un ivrogne ou le cul profané d’une pucelle. Embrasement de l’horizon et carnation des portefaix dans la chaleur estivale ? Que nenni ! J’avais côtoyé assez longtemps les bourreaux pour réfuter ces poncifs : c’était la quintessence même des gorges tranchées, des ongles arrachés et des membres mutilés.

Ce devait être celle de mon chef-d’œuvre.

Je privilégiais toujours le rouge, pourtant, je me gardais bien de m’épancher sur mes ambitions artistiques. Bon nombre d’assassins ne comprenaient pas mon aisance à manier le pinceau. Et puis, il valait mieux rester discret. Le véritable danger, pour un citoyen de Carmine, ce n’était pas de se faire trucider au détour d’une venelle. C’était bien pire ! Les rumeurs foisonnaient autant que les imbéciles. Le temps d’en étrangler un ou deux, il était trop tard pour sauver sa réputation. Tino Benedetto, sicaire sans pitié, esthète du meurtre, aspirerait à la renommée en barbouillant des amants sur des gondoles ou des bergères dans les pâturages ? Si l’on colportait ces ragots sur mon compte, même un muet médirait de moi.

Je privilégiais toujours le rouge, et la conspiration qui se tramait en ville s’apprêtait à répandre ses effusions de sang. Dans les sérails ensoleillés du royaume insulaire de Gracula, dans les castels embourbés de la Marche d’Airain ou dans les palais ombrageux de la république d’Albe, les émissaires ducaux célébraient la gloire de leur patrie. Depuis des siècles, le duché de Carmine prospérait en apparence grâce au négoce, au mécénat et au métayage. En réalité, son opulence provenait de la rapine, de la prostitution et de la contrebande. Les prisonniers écartelés sur les places publiques, les veuves garrottées sur des draps poissés de sueur et les orphelins noyés au fond des puits constituaient autant de sujets à peindre. Dès lors, l’hécatombe qui s’annonçait représentait une aubaine pour fignoler la grande toile de mes crimes encore imparfaite. C’était du moins ce que je croyais.

Parmi les nombreux joyaux de la capitale, figurait le Palais Magistral, demeure ancestrale de la famille Maggiore, avec ses colonnades en marbre, ses jardins aux senteurs florales et ses antichambres ornées de tableaux. Tout le gratin de la noblesse se rassemblait là, au cours de fastueux banquets, où les murmures calomnieux se mêlaient aux trémolos des violons. Loin des bordels miteux, où quelque catin me caressait les roustons, lors de nuits sans sommeil. Loin des caves humides, où il m’arrivait quelquefois de châtrer un quidam, pour délier sa langue. Pourtant, au-dessous de ce monde d’apparat, creusées contre son flanc, les catacombes jouxtaient la bâtisse. Les dames d’honneur, plus engraissées que des poulardes, se pavanaient dans leurs corsets de satin, sans se douter que des milliers de cadavres pourrissaient à quelques toises de là, dans les tréfonds de la cité.

Je privilégiais toujours le rouge, mais la noirceur des souterrains me plaisait aussi. N’importe quel paltoquet mouillerait ses chausses à l’idée de s’aventurer au milieu des rats et des ossements infestés de larves. Seul un coupe-jarret comme moi s’enorgueillirait de gambader en ces lieux. À force de fréquenter les morts, on oublierait parfois d’être vivant.

— On t’a coupé le sifflet, vermisseau ? lançai-je à Nicolò Spezza. Même un macchabée se montre plus loquace que toi !

Le blanc-bec ignora ma pique et me toisa à la lueur de la torche. Depuis le crépuscule, nous arpentions les catacombes en quête d’un passage secret. Fils bâtard d’un banquier impécunieux, l’indécrottable Ottavio Spezza, Nicolò Spezza avait rejoint la pègre six mois plus tôt, sur l’initiative de son père. Selon ses dires, ce dernier souhaitait se délester de ce rejeton issu d’un lit douteux à la suite de mésaventures conjugales. Parmi les hommes de main du capo Giovanni, nul ne s’était leurré : cette affaire fleurait la supercherie. En effet, le scélérat s’était endetté auprès de notre vénérable patron, et menait dans les tripots une existence en sursis. Dès lors, confier à nos soins le rebut de sa progéniture le préservait en quelque sorte du gibet. Nicolò Spezza avoisinait la vingtaine, et sa prime amourette datait probablement de la dernière ondée. Néanmoins, il s’était rapidement forgé une réputation de fin bretteur. Une enfance écoulée dans les bas quartiers lui avait enseigné le jargon des ruffians, et les maîtres-voleurs l’avaient formé au maniement du poignard. Personne, en revanche, ne lui avait appris à savourer mes quolibets. Sans doute se hisserait-il au firmament de la gent crapuleuse d’ici quelques années. Il s’était contenté d’acquiescer lorsque le capo Giovanni l’avait désigné pour m’accompagner en mission. Quand d’autres m’auraient presque sauté au cou, en signe d’allégresse, lui m’avait regardé avec une tête d’enterrement. Si je n’étais pas un vieux reître plus habile que lui, il m’aurait flanqué une claque depuis bien longtemps.

Peut-être même un coup de surin.

Le Palais Magistral se trouvait quelque part au-dessus de nous. Trois nuits auparavant, je m’étais introduit au sein de la cathédrale Malacarne, pour espionner une réunion officieuse entre plusieurs membres éminents de la cité. Les conjurés projetaient d’assassiner le duc Alcide Rinaldi dans l’enceinte même de l’édifice, lors de la fête des moissons. Dès lors, ce que j’avais entendu ne présageait rien de bon, sauf pour les malfrats de mon acabit. En cas de branle-bas général, nous dégainions toujours les couteaux pendant que les honnêtes gens tiraient les mouchoirs. À vrai dire, j’en sortais souvent de mon pourpoint moi aussi, pour nettoyer ma lame encore écarlate.

Cette histoire de complot avait égayé les briscards de la pègre qui, depuis trois jours, lançaient des œillades à leurs couperets comme s’il s’agissait de mignonnes. Rien de plus charmant que de pourfendre les freluquets de haut parage, plutôt que le menu fretin habituel au sortir des bouges. Quant à moi, le capo Giovanni m’avait chargé d’éliminer Cesare Maggiore, le chef des conjurés et principal opposant de la famille ducale Rinaldi. Tous les plaisirs se succédaient : du gibier prestigieux, une baguenaude dans les catacombes et le sous-fifre sur qui gouailler.

— Ne te fais pas de bile, vermisseau ! C’est moi qui porterai le coup de grâce, mais tu recevras une belle prime pour m’avoir épaulé, si les gardes ne te charcutent pas avant.

— À moins que notre mouchard ne tourne casaque, signore. Dans ce cas, ils vous débiteront en rondelles aussi.

Sa repartie me rendit perplexe. Notre plan consistait à refroidir le faraud en son logis en pleine nuit. Chez les familles patriciennes, chaque maisonnée possédait son cortège de chambellans et de duègnes, de cochers et de queux. Parmi la valetaille du clan Maggiore, nous avions soudoyé un laquais censé nous conduire jusqu’à un escalier dérobé, à travers ce lacis de galeries. Devant nous, régnait l’obscurité complète. Une mosaïque écaillée se déployait au plafond. Des osselets craquelaient sous nos bottes crottées. À l’abandon depuis des siècles, des candélabres dressaient leurs branches d’airain au-dessus de nos crânes encapuchonnés. Çà et là, quelques couinements et des mouvements furtifs se propageaient au bas des murs. Nicolò Spezza promenait sa torche le long de parois emplies de squelettes. À certains endroits, ne subsistait qu’un trou béant, parfois assez large pour abriter une personne. Une odeur putride émanait de carcasses dispersées sur le sol.

Il nous fallait agir au plus vite, mais le domestique tardait à se manifester.

Peut-être avait-il informé son maître de nos manigances. J’aurais parié les morpions d’une gargotière que Cesare Maggiore avait disséminé quelques estafiers aux abords de ses appartements, prêts à croiser le fer. Le barbon s’érigeait en parangon de vertu auprès de la plèbe. Son carrosse paradait souvent à l’ombre des façades festonnées de linge, et parsemait la chaussée de menue monnaie sous les vivats des mendiants. Devant les échoppes de la Piazza Mercanti ou sur le parvis des églises de Sagratella, ce bellâtre n’hésitait pas à deviser avec la simple harengère ou le vicaire quelconque. De surcroît, tout un arrière-ban de sculpteurs et de chansonniers festoyait à sa table. Mais dans la nef de la cathédrale Malacarne, allongé entre deux rangées de sièges, je l’avais écouté ourdir le complot contre le duc Alcide Rinaldi dans le verbiage du potentat. S’il parvenait à ses fins, Cesare Maggiore s’avérerait pareil que lui, voire pire. Par le passé, une broutille avait scellé l’inimitié entre les deux pontes. De notoriété publique, l’aristocratie s’entre-déchirait toujours pour des peccadilles. En toute franchise, moi, je m’en contrefichais. Plus ces illustres personnages s’étripaient, plus mon gagne-pain prospérait. À l’époque, l’assassinat de Monsignore Smaragdin avait scandalisé la populace. Cesare Maggiore avait profité de l’occasion pour tenter d’instaurer son cousin au rang d’archevêque. Malgré l’influence de sa parentèle, Son Altesse ducale n’avait pas daigné considérer sa requête. Il avait préféré jeter son dévolu sur un prélat d’extraction plus modeste : il s’était agi d’un camouflet aux yeux de Cesare Maggiore. Depuis lors, ce faquin remâchait les mêmes griefs envers le duc. Quant à moi, occire une telle sommité me garantirait la postérité.

Selon l’opinion de mon patron, le capo Giovanni, le trépas de cet insurgé permettrait à la pègre de raffermir son autorité. Dix jours plus tôt, Dante Frigerio, le bras droit du Patriarche, avait été retrouvé sans vie dans une arrière-cour. Sa dépouille présentait d’étranges stigmates, et deux piécettes décorées d’un oiseau couvraient ses prunelles. Nous avions imputé ce meurtre sordide au Choucas. Cet enfoiré nous livrait une guerre intestine dans les bas-fonds depuis plusieurs semaines. Jusqu’alors, il n’avait représenté qu’un adversaire sans envergure, éviscérant des truands de second ordre, au coin de ruelles tortueuses. Mais sa menace s’était récemment accrue, et la disparition de Dante Frigerio avait changé la donne. Si nul n’avait encore jamais miré la caboche du Choucas, son sobriquet suffisait à courroucer le capo Giovanni. Seul point positif dans tout ce merdier : la place de second demeurait inoccupée. À mon grand dam, d’autres limiers convoitaient le même coin de chenil auprès du chef de meute…

— D’après toi, vermisseau, combien de temps il nous reste avant l’aube ?

Nicolò Spezza se gratta le menton, que duvetait un soupçon de barbe.

— J’en sais foutre rien, signore, mais ça fait un moment qu’on marche. M’est avis que ce larbin se pointera d’un instant à l’autre.

— S’il rôdait dans les parages, on l’aurait déjà rencontré. Et je n’aperçois toujours aucun flambeau qui signalerait sa présence.

Nicolò Spezza haussa les épaules.

— Il s’est peut-être paumé, opina-t-il. Faut dire que tous ces détours n’aident pas à se repérer.

— Dans ce cas, nous sommes perdus autant que lui.

— Sauf votre respect, signore, on a vraiment besoin de ce vaurien pour infiltrer le palais ?

— Je me suis bien lesté d’un fardeau comme toi, ricanai-je. Sur un échiquier, tous les pions ont un rôle à jouer.

Impassible, le coquelet posa la main sur son escarcelle.

— On lui a quand même promis une somme rondelette, rétorqua-t-il. Vous pensez franchement qu’il pourrait nous berner ?

— Quand un aigrefin joue un double jeu, vermisseau, il est difficile de connaître ses véritables intentions.

Nicolò Spezza me gratifia d’un regard ambigu.

Ce fut alors qu’une lueur orangée émergea des ténèbres, à une quinzaine de toises environ.

— Le v’là, signore ! Le v’là enfin !

À cette distance, je ne discernais pas encore le maroufle. En principe, une torche se consumait toujours au bout d’un moment. Dès lors, la nôtre risquait de s’éteindre sous peu. Pour échapper à la pendaison, certains hors-la-loi se réfugiaient quelquefois parmi ces allées sinueuses. Puis, ils s’égaraient et dépérissaient, faute de lumière et de victuailles ; et l’on découvrait leurs carcasses, rongées par les asticots, bien des années plus tard, au hasard d’une impasse. Cette perspective ne me seyait guère. La flamme, néanmoins, perdurait tandis que nous avancions vers le bougre. Nous parcourûmes un corridor étroit, ce qui me rasséréna. Même si des assaillants nous tombaient sur le râble, ils ne sauraient se mouvoir dans un espace aussi exigu. À plusieurs reprises, je faillis trébucher sur les cadavres décharnés de donzelles, qui obstruaient le passage. D’un geste brusque, je chassai les mouches qui bourdonnaient autour de moi. En habiles filandières, des araignées avaient tissé leurs toiles dans les angles. Ça sentait la crasse. Pendant que Cesare Maggiore se délassait l’échine sur quelque matelas moelleux dans le fond de son alcôve, toute une atmosphère de caveau s’offrait à moi. Je pressai l’allure. Mes poumons se gonflèrent d’un air vicié. Mes talons commencèrent à s’endolorir. La soif asséchait ma lippe et la faim me tenaillait l’estomac. À mes côtés, le silence de Nicolò Spezza pesait davantage que les braillements de vingt ivrognes dans une taverne. À mesure que nous poursuivions notre chemin, la température s’intensifiait. D’habitude, la fraîcheur des catacombes me glaçait sans cesse l’épiderme. Même les cabrioles nocturnes avec une putain ne me procuraient pas une telle suée.

— J’y comprends goutte, grommelai-je. On dirait que le maraud se déplace : la flamme s’éloigne.

Nous débouchâmes sur une crypte aux vastes dimensions. Dans chacun de ses recoins se haussaient des statues, érodées par les ans. Sur des coffrets ciselés, d’antiques orfèvres à la gloire étiolée avaient gravé au burin des motifs végétaux. Au milieu des sépulcres et des reliquaires voletait un feu follet. Il s’estompa dès notre apparition. Des cierges formaient un pentacle, au centre duquel un individu se tenait accroupi. Une voix fredonna une chanson aux accents mélancoliques. Son timbre, d’abord grave, monta peu à peu dans les aigus. Mes poils se hérissèrent sous l’effet d’une mystérieuse énergie. Çà et là, des braseros s’illuminèrent aussitôt. Drapé dans une tunique de pourpre, le malotru arborait divers bracelets en or, et des anneaux, incrustés de pierreries, baguaient ses doigts effilés. Des scarifications sillonnaient son visage. Portées en pendentif, des griffes de poulet séchées cliquetèrent lorsque le fâcheux se mit debout. Il brandit une dague somptueuse, au pommeau serti de gemmes. Puis, il se taillada l’avant-bras tout en récitant derechef une prière ou une incantation. À un jet de pierre, un homme en livrée macérait dans une flaque de sang, deux piécettes sur les orbites : une scène aussi macabre que l’assassinat de Dante Frigerio. D’emblée, je reconnus le mode opératoire du Choucas.

Rien ne se déroulait comme prévu.

Embusquées au creux d’alvéoles, plusieurs silhouettes surgirent. Je tirai l’épée du fourreau. Des soudards aux gueules balafrées nous encerclèrent. À deux contre trois, j’aurais ouvert le bal bien volontiers. À deux contre six, je serais quand même entré dans la danse tout en recourant à quelque subterfuge. Mais à deux contre une douzaine de sabreurs tout à fait dépourvus d’esthétique charcutière, la partie me semblait mal engagée. Le sorcier proféra dans une langue étrangère ce que j’interprétai comme une injonction avant d’entonner une nouvelle supplique. Sanglés dans des haubergeons, armés de cimeterres, ses affidés resserrèrent leur ronde autour de nous. Les uns se bornèrent à nous décocher des regards hargneux ; les autres s’ingénièrent à cracher des jurons que je n’eus pas l’heur de traduire. Quelle guigne de n’avoir aucun truchement ! Je manquais vraisemblablement tout un répertoire d’obscénités : mon vocabulaire avait toujours pâti d’insultes exotiques. Au ramas des vivants se joignit bientôt la fine fleur des défunts. Les fantômes de grands seigneurs et de preux chevaliers jaillirent hors des tombeaux dans un concert d’appels et de lamentations. Ce spectacle me figea. La splendeur des harnois contrastait avec la simplicité de nos frusques. Malgré le poids de leur équipement, les revenants lévitèrent avec une célérité surprenante. Du gantelet, l’âme d’un prud’homme m’agrippa par le coude.

Je m’étais empêtré dans un joli bourbier, saupoudré de nécromancie.

Alors que les soudrilles se préparaient à nous réserver un sort funeste, le larynx du sorcier vibra comme la corde d’un arc. Le crépitement des braseros s’amplifia alors de manière irraisonnée. Des gerbes d’étincelles s’élancèrent vers les piliers de soutènement, poudrés de soufre et de salpêtre. Une déflagration se produisit. Plusieurs coupe-jarrets furent brûlés vifs. Les chapiteaux ornementés se désagrégèrent, les voussoirs bien agencés se disloquèrent : en un tournemain, toute une architecture séculaire fut réduite en miettes. Mes jambes flageolèrent, et je m’étalai sur le ventre. Mon front heurta une surface dure. Tout un firmament rocheux, constellé de fresques, se fissura au-dessus de nous. Des morceaux de gypse et de rocaille s’affaissèrent en divers endroits. Nos ennemis eurent à peine le temps de contempler ce désastre : la plupart d’entre eux périrent ensevelis. Parmi les hurlements des soldats et les geignements des spectres, je crus percevoir le froissement soyeux d’une étoffe. L’effondrement de la voûte me fracassa le tympan. Simultanément, un nuage grisâtre m’irrita les narines. Mon champ de vision se troubla progressivement. Il s’ensuivit une brume épaisse, opaque, et mes souvenirs s’évaporèrent comme autant de gouttelettes.

Lorsque je recouvrai mes esprits, une souffrance lancinante me saisit à la tempe. De la dextre, je me palpai l’arcade sourcilière : une matière visqueuse me poissa la paume. De la senestre, je sondai le pavé dans l’espoir de tâter ma bien-aimée aux atours métalliques. La garce m’avait faussé compagnie. Des braseros que l’éboulis avait épargnés éclairaient une scène de dévastation. À proximité, une main ensanglantée dépassait des gravats. Sérieusement amochés, de rares survivants gisaient parmi les décombres : un rescapé s’essuya les babines où pendillaient des filaments baveux ; un autre se tortillait comme un ver après la chute d’une colonne qui lui avait broyé la cheville. Nicolò Spezza était étendu contre le cuir de mes houseaux, maculé de sang et de poussière. Le chœur discordant des moribonds s’éleva dans cette pétaudière. J’inspectai les alentours à la recherche du sorcier, mais son corps ne jonchait pas le sol. À portée de flèche, une brèche provoquée par le souffle de l’explosion lézardait la paroi.

Ma convalescence ne dura guère. Malgré mon piteux état, je réussis à me redresser sur mon séant. Un coup de pied dans les côtes de Nicolò Spezza me confirma qu’il respirait encore : le foutriquet tressaillit dans un gémissement rauque. Il faisait grise mine, au sens littéral comme au figuré : de la saleté mouchetait ses cheveux, un hématome boursouflait l’une de ses paupières ; et son oreille gauche ressemblait à une masse pulpeuse. Sans doute n’oyait-il plus qu’à moitié. J’époussetai mon manteau en lambeaux. Du raisiné ruisselait certainement entre mes yeux, et une cacophonie funèbre m’assourdissait. En d’autres circonstances, j’aurais achevé mes compagnons d’infortune de bon cœur. La vie cavalcadait avec son escorte de désagréments. Par exemple, il suffisait de croquer une pomme pour avaler un asticot. La mort, par contre, prodiguait tant de bienfaits : c’était la vermine qui nous rongeait la chair. Plutôt que de finir égorgés comme des pourceaux, les soudards encore frétillants subiraient une lente agonie. Leur destin étant scellé, j’essayai tant bien que mal de démêler l’écheveau complexe de cette affaire. Plusieurs hypothèses survinrent. Manifestement, le sorcier et ses sbires agissaient de connivence avec le Choucas : le serviteur du clan Maggiore avait été tué dans les mêmes conditions que Dante Frigerio. Sans doute le valet avait-il révélé à ses ravisseurs notre dessein d’éviscérer Cesare Maggiore sous la torture. Sans doute le mage avait-il anticipé notre virée souterraine grâce à quelque faculté prémonitoire. Un détail clochait cependant. Pour nous appâter dans cette embûche, le nécromancien n’aurait pu connaître l’emplacement exact de notre entrevue secrète sans la complicité d’un tiers. Par conséquent, un traître à la solde du Choucas se nichait sur le perchoir de la pègre, peut-être même davantage. Des oiselets aux rapaces de haut vol, ce trouble-fête avait pris assez de grade pour transmettre des renseignements aussi confidentiels.

Le pire se profilait devant moi.

Au terme de ces suppositions, je me résolus à déguerpir. Je me relevai. Sans piper mot, Nicolò Spezza traîna la patte jusqu’à un brasero et alluma un brandon. Je lui emboîtai le pas. Alors que nous approchions de la trouée, je devinai la présence aussi hostile qu’insolite de quelqu’un près de nous. Je tressautai. Nicolò Spezza s’immobilisa. Bien campé sur ses jambes, le sorcier nous observait. Nulle ecchymose ne marbrait son visage, nul accroc ne déchiquetait son cafetan. Après toute la caillasse qui s’était écroulée sur nous, ce fieffé salaud s’en était quand même sorti indemne ! J’avais molesté tant de bravaches au cours d’altercations que je m’étais accoutumé aux nez fracturés, aux bouches tuméfiées, aux bajoues couturées. J’avais perforé tant de bélîtres dans mon métier que j’aurais garni une fosse commune sans aucun problème. Pourtant, malgré l’expérience amassée comme un butin au gré de mes forfaits, j’en savais autant sur les noirs enchantements qu’un eunuque en matière de fornication. Dès lors, voir un sorcier sain et sauf après un tel cataclysme, c’était aussi saugrenu qu’un charretier au discours policé ou qu’un nobliau à la probité irréprochable. À mon grand regret, jamais je n’avais fourré le museau dans les grimoires. Sans doute le mage n’avait-il pas encore abattu toutes ses cartes. Sans doute disposait-il de sortilèges bien plus retors que ses invocations nécromantiques. S’il engageait le combat avec moi, le moindre faux pas me coûterait cher…

— Surveille tes arrières, vermisseau ! m’écriai-je.

Nicolò Spezza agita le tortillon ardent devant lui. De sa main libre, il dégaina un poignard et le pointa vers notre vis-à-vis dans une position défensive. Impavide, le sorcier se tint coi.

— En garde, sale fumier ! grognai-je à l’égard de ce dernier. Espèce d’enculé ! Tu me le payeras, crois-moi ! Quand je t’aurai transformé en charogne, je traquerai celui qui nous a jetés en pâture à tes dogues ! Je trouverai ce vendu au sein de la pègre ! Je le buterai !

Je m’emparai aussitôt de mon stylet, dissimulé dans la cambrure de mes reins. Il me sembla que le sorcier se tournât brièvement vers Nicolò Spezza et qu’il prononçât quelques mots à peine audibles. Puis, il se désintéressa de nous. Il fit volte-face et se dirigea vers la percée. Dans la clarté vacillante des brasiers, ce pleutre me parut amaigri, comme si celui-ci avait puisé dans son tissu adipeux les ressources nécessaires pour user de maléfices. Ces puissances occultes, en définitive, n’arrêtaient pas de me plonger dans la perplexité. Contre toute attente, Nicolò Spezza n’empêcha pas le mage de s’enfuir.

— Qu’est-ce que tu fous, vermisseau ? le tançai-je. Ne reste pas planté là ! Rattrape-le !

Alors que je me ruais au contact du sorcier, cette demi-portion s’interposa.

— Où courez-vous, signore ?

L’impudent m’adressa un sourire goguenard. Parce qu’il se savait démasqué, ce dernier tenta de m’attaquer, en vain. J’esquivai son coup, et une lame acérée s’enfonça dans son gosier. Pareille à une tache de peinture, une giclée vermeille m’éclaboussa la maheutre. À défaut de chevalet, je me rabattis sur ces contours juvéniles. Parce qu’il ignorait tout de mes ambitions artistiques, de ce chef-d’œuvre désiré depuis tant d’années, Nicolò Spezza ne mesura pas sa chance de venir compléter la grande toile de mes crimes.

J’étais encore loin de l’avoir parachevée.

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Vitale
Posté le 01/11/2024
Coucou, j'espère que tu vas bien! Ton histoire est bien écrite. Tu as hyper bien décrit les choses qu'on comprend bien l'atmosphère et l'intrigue. Super travail et hâte de voir la suite! :)
-Vitale
Rikiki
Posté le 01/11/2024
Hello !
Un chapitre intense et captivant, où chaque détail, chaque description donne vie à l’univers sombre et impitoyable de Carmine. L’ambiance est riche et immersive, et le narrateur, avec son esprit mordant et son obsession pour le rouge, crée un personnage fascinant. On ressent la tension croissante et l’atmosphère des catacombes. J’ai particulièrement aimé la dynamique entre le narrateur et Nicolò, ainsi que l’intrigue politique qui se tisse en arrière-plan. Hâte de découvrir la suite de ce récit palpitant !
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