Tous les soirs à 11 heures, Pedrolino attend. Devant la porte du petit théâtre, il a les mains qui tremblent et le sourire cassé, confus, de ceux qui savent qu'ils ne sont pas vraiment doués pour sourire. Il a un peu peur.
Pedrolino est un clown presque blanc – un demi-blanc, un blanc fâché, un peu mâché. Dans ses habits trop grands pour lui, ses émotions prennent toute la place. Parfois, il se demande où est la sienne et il aimerait bien mieux les attraper, ses émotions cachées partout sous les coutures, dans les ourlets.
Tous les soirs à 11 heures, Colombine sort de scène. Elle a des boucles brunes qui font comme des ressorts, un sourire petit et beau comme un grelot – un grelot qui donne envie de sourire aux gens qui ne savent pas sourire sans Colombine. Quand Pedrolino la voit, il a le cœur qui voit flou.
Pedrolino l'attend, tous les soirs à 11 heures. Il tient une tulipe rouge, parce qu’il sait qu’elle aime les fleurs – même s'il ne sait pas qu’elle préfère le jaune des jeunes jonquilles qui brillent comme les lucioles à l'intérieur des lampadaires.
Dans ses mains qui tremblent et sous son sourire cassé, confus, la tulipe a les pétales qui frissonnent, qui ressemblent à des ailes qui voudraient s'envoler.
Tous les soirs à 11 heures, Colombine prend la fleur et un bout infini de son cœur de clown gris. Ses yeux doux déposent sur lui le pollen invisible des moments refuges, des instants à l'abri. Pedrolino fait bien attention à ne pas la frôler, parce que Colombine est fragile : ses joues ont le rond des petites bulles de savon qu’il ne faut pas crever.
Tous les soirs à 11 heures, Pedrolino lui raconte en silence toutes les choses cachées dans ses habits trop grands pour lui, sous les coutures, dans les ourlets. Mais les réponses de Colombine sont comme des gouttes de pluie trop fine, la pluie chagrine qui mouille sans qu’on la voit tomber :
– Pourquoi ne sais-tu pas sourire, Pedrolino ?
Tous les soirs à 11 heures, Colombine s’éloigne en refermant sur lui un monde de fleur fanée, de terre brûlée, de gueule cassée. A chaque fois, Pedrolino se dit qu’il ne peut pas sourire, si elle s’en va – il se dit aussi qu’elle resterait, s’il savait.
Il ne sait pas.
Tous les soirs un peu tard, Pedrolino rentre chez lui, dans un coin allumé de la lune presque blanche – un demi-blanc, un blanc fâché, un peu mâché. Il est le gardien des nuits où le noir n’a pas encore tout avalé, la lumière des moments où il n’y a presque pas de lumière. Autour de lui, le ciel se creuse toujours comme un nid pour regarder les étincelles qui poussent sur Terre.
Un soir à 11 heures, Colombine ne vient pas lui voler sa tulipe. Devant la porte du petit théâtre, Pedrolino a soudain le cœur qui bat mal, qui sonne creux – son estomac a le mal de mer des bateaux qui tanguent trop. Il a du sel qui pique sur les yeux et les joues.
En rentrant chez lui, Pedrolino a les mains qui tremblent et le visage noirci, brouillé, des clowns qui ont des sentiments trop gros cachés dans leurs ourlets. Il est un peu triste.
Les pétales de sa tulipe sont devenus gris et lourds, si lourds qu’ils le font trébucher sur le bord des trottoirs – ou peut-être est-ce le poids de son cœur arlequin suspendu dans le vide. Pedrolino le sent devenir sec et dur comme du pain, celui dont on laisse des morceaux derrière soi pour ne pas oublier son chemin.
Lui préfère détacher des morceaux de tulipe, parce que ça fait moins mal.
Une fois seul sur la lune qui s’allume, Pedrolino réfléchit.
Il pense qu’on n’est pas forcément triste, quand on ne sourit pas.
Que parfois, on est juste trop malhabile pour sourire droit.
Que lui, tous ses gestes font toujours tout de travers.
Et soudain, Pedrolino a une idée.
Le grand soir à 11 heures, Pedrolino n’attend pas Colombine devant la porte du petit théâtre. Lorsqu’elle sort au-dehors, elle découvre un ruban de pétales de tulipes qui frissonne sur la route qui la mène à la haute colline. Son sourire grelotte quand elle marche à pas doux dans la nuit pleine de vent.
Le grand soir à 11 heures, Pedrolino l'attend sur la haute colline, les mains dans ses habits où se tiennent tous enfouis les sentiments qu'il n'avait pas trouvés. Il les serre contre lui pour être bien sûr de ne pas rester seul, pour garder le courage des clowns gris qui avancent en n’étant pas bien sûrs, d’habitude.
Il a un peu peur, mais il a son idée.
Lorsque Colombine s'approche de lui, Pedrolino fait bien attention à ne pas la frôler, parce qu'il pense qu'aujourd'hui, il est le plus fragile. Il ne sait pas encore qu'elle préfère le jaune des jeunes jonquilles au rouge trop vif de ses tulipes, qu'elle a pour lui dans sa poitrine de beaux sourires comme un millier de boutons d'or. Qu'elle l'attend depuis longtemps, derrière la porte du petit théâtre.
Le grand soir à 11 heures, Pedrolino lui dit enfin toutes les choses qui comptent pour lui, qui lui ressemblent, qui ne sont pas sûres :
Qu'il pense qu'on n'est pas forcément triste, quand on ne sourit pas.
Que parfois, on est juste trop malhabile pour sourire droit.
Que lui, tous ses gestes font toujours tout de travers.
Ce soir-là, Pedrolino a demandé à la lune de lui offrir son croissant le plus blanc – un blanc bien franc, un blanc tout simple. Il lui a demandé de s'endormir spécialement de travers, pour attacher sur le noir de la nuit le plus beau des sourires, le plus grand vu sur Terre.
Il dit à Colombine qu'il l'aime comme il vit tout là-haut, pas très droit, balancé, les cils tout collés par les gouttes de pluie fine et chagrine qu'on ne voit pas tomber – qu'il a besoin qu'elle lui apprenne comment montrer qu’il est heureux, si elle veut bien.
Depuis ce grand soir, Pedrolino a les mains qui tremblent et le sourire cassé, confus, de ceux qui n'ont plus le cœur qui bat mal, qui sonne creux. Il voit toujours flou, mais quand il s'approche de Colombine, il peut frôler sans avoir peur les deux fossettes sur ses joues rondes.
Et quelque part dans sa poitrine, il a un petit sourire qui le chatouille.
Bravo pour cette jolie histoire profondément humaine.
C'était formidable et magnifique, merci pour ce moment
Et puis je suis toujours autant fan de tes trouvailles si parfaites, comme les pétales de tulipes semées pour retrouver son chemin… j’adore, j’adore, j'adore!
Bonne continuation !
Après, j'aime le fait qu'il lui offre des fleurs rouges, la couleur de la passion. Ca se voit qu'il l'aime. C'est dommage qu'il ne comprenne pas tout de suite que c'est réciproque.
Heureusement que ça fini bien pour les deux.
Tout en légèreté, tu nous dépeins des personnages entiers et sensibles qui tâtonnent la vie d’une main fragile, hésitante, trébuchant parfois sur leurs erreurs. Ton texte est rempli juste ce qu’il faut, tout en justesse et sans être saturé, de jolies images poétiques qui viennent illustrer ce que ressent Pedrolino. Ce clown gris qui ne sait pas sourire, aux antipodes de ce que sa condition lui impose, est un personnage très fort. Un corps et un cœur chargés d’émotions qu’il peine à afficher « au-dehors », mais ce sera finalement porté par cette fragilité, cette douceur, et cette maladresse qu’il parviendra à exprimer l’essentiel. Je trouve aussi que c’est un joli pied-de-nez (rouge) aux stéréotypes, aux dictats de façade et aux idéaux inatteignables qui tentent de gommer nos différences et notre vulnérabilité. Je ne me lasse pas de te relire, et d’avoir à chaque fois une larme qui sourit en coin. :)
Ce texte est un bijou, j'espère qu'il y en aura d'autres. Je les lirai avec plaisir !
Il y a des histoires qui sont des cadeaux. Merci.
Moi aussi j'ai un petit sourire qui me chatouille dans ma poitrine en lisant cela ! C'est tellement magnifique et émouvant, j'en suis toute retournée ! Encore une fois, cette sensibilité, cette délicatesse et cette justesse créent un potage de mots succulent. Je ne sais pas comment tu t'y prends pour faire ressentir de si fortes émotions dans le cœur du lecteur, mais en tout cas, je suis en émoi devant la finesse de ta plume - oui, encore une fois.
Elle m'évoque de la dentelle, ou une pétale de rose - pardon, de tulipe ! ;)
Ton texte rafraîchit ma journée par sa beauté tout simplement, tes personnages sont irréellement attachants. Merci pour toute cette douceur... <3
Puisse l'imagination être toujours avec toi !
Pluma.
C'est tout plein de poésie et de douceur, cette belle petite histoire trop mignonne. J'ai beaucoup aimé les leitmotiv et les "miroirs" que tu mets dans le texte. C'est un petit conte qu'on a envie d'entendre chuchoté au moment du coucher, bien blottis au fond de son lit.
Merci pour ce moment de douceur. ~
Ce texte est sublime. Il est empreint de poésie, plein de non-dits et de questions sans réponses qui n'en auront jamais, et ce n'est pas un problème. Pedrolino est magnifique, Colombine aussi, et cette fin me donne envie de sourire tellement elle est belle. Un peu enfantine, beaucoup poétique, totalement magnifique, et tous les sentiments provoqués par l'ambiance (douceur, calme, plénitude) se bousculent.
Merci, merci, merci pour toute cette beauté ❤
Je ne sais pas si Pedrolino et Colombine sont la Lune et le Soleil mais finalement je m'en fiche d'avoir une réponse. J'ai aimé la maladresse de Pedrolino et ses sentiments cachés dans les coutures. J'ai aimé cette conclusion sur ce personnage peut être maladroit mais tellement attendrissant.
Merci pour ce beau moment de douceur.
J'ai failli rater la publication de ton DLP (comment ça j'ai oublié de checker les nouveaux ? ;_;), et ça aurait été vraiment dommage, parce que ton texte vaut vraiment le détour !
J'aime beaucoup la manière dont tu détournes le registre premier de l'Arte, pour en faire quelque chose de doux, poétique, et qui m'a vraiment agité quelques choses dans les tripes (non, c'est pas le cassoulet de midi, mauvaise langue !)
C'est très bien écrit, juste dans le choix des mots et des émotions, et lourd d'un sens que je trouve beau, sans être ni moralisateur ni trop appuyé pour devenir lourd.
De la justesse, de la poésie, un très beau texte !
Du très très haut niveau, comme toujours. Tu es d'une justesse incroyable, d'une poésie époustouflante.
Je voudrais pouvoir te lire encore et encore et encore !
J'espère sincèrement que mes autres histoires te plairont au moins autant que celle-ci, en tout cas. <3
C'est vraiment très joli ! Je découvre ici une plume très poétique, imagée. Pedrolino est très attachant !! Je sais même pas quoi te dire 😅
Ce conte est très beau, très touchant, très fort ^-^
Bravo !!! <3
Ce joli commentaire était tout à fait suffisant pour me coller un sourire gigantesque, j'imagine donc qu'il n'y a pas grand-chose de plus à dire !
Tu m'ôtes les mots de la bouche et tu chamboules mon cœur, Fauchelevent ! Comment oses-tu ?
Je me retrouve à sourire comme une enfant, tes mots m'ont touchée profondément. Je me suis directement attachée à Pedrolino et son côté en marge, à vouloir faire comme les autres sans y parvenir. Tes descriptions sont un délice aussi, elles donnent vie à ton texte et lui confèrent une dimension très poétique et, paradoxalement, très vraie.
Je suis ravie que les DLP m'aient permis de découvrir ta plume, c'est un vrai gros coup de cœur. Il me semble avoir lu quelque part que tu doutais, mais tu as très bien fait de poster.
Merci beaucoup pour ce moment de lecture tout en poésie et en douceur, je vais garder un œil sur toi désormais ♥
Je suis très heureuse que Pedrolino t'ait touchée, c'est un petit personnage qui est resté très longtemps chez moi et qui était plutôt heureux de sortir à l'occasion de ces DLP.
J'espère que mes autres histoires, présentes ou à venir, sauront susciter chez toi un aussi joli enthousiasme que celui que tu m'as offert ici, en tout cas !
J'aime vraiment tes écrits. On retrouve ce qui m'avais profondément touché dans Lazare : des personnages un peu amochés et profondément humain, une vrai qualité d'écriture qui te façon d'adoucir la douleur/la rudesse de leurs sentiments - sans pour autant les effacer. Juste ce qu'il faut de pudeur je dirais.
Il y a juste le passage ou Colombine ne vient pas qui m'a un peu perturbé. On comprend tout a fait par la suite que ce passage est nécessaire pour la suite. Sur le moment, je me suis vraiment demandé, mais pourquoi ? que faisait-elle ? Mais je n'ai pas d'idée de ce qu'il aurait fallu, pour que cela ne m'interrompe pas....
En tout, vraiment, très beau conte. Merci de nous le partager.
J'ai effectivement une tendresse toute particulière pour les personnages pour qui la vie, d'emblée, va être compliquée (plus compliquée que pour la majorité des gens, en tout cas). Les personnages maladroits, disgracieux, porteurs de handicaps... Peut-être mon propre handicap y est-il pour quelque chose, même sans y penser. Je trouve apaisant de montrer tout ce qui peut se cacher derrière, tout ce qu'ils comportent d'aspirations et de désirs, eux aussi.
Je suis vraiment très heureuse que ce petit conte t'ait autant plu que Lazare, en tout cas. <3