— Mesdames et messieurs, la Hiérophante !
Les imposantes portes s’ouvrirent, et la vue du bois massif laissa place à celle d’une salle de banquet remplie de convives profitant de vin et parfumé de bonne chère.
Je m’avançai du pas lent et solennel qui convenait à ce genre d’occasion. Les convives alors en pleine conversation s’étaient tus, même – fait notable – celles et ceux qui étaient ivres. Certains par respect de la tradition, d’autres par curiosité. D’autres encore par crainte.
Certaines têtes m’étaient familières, mais je ne pus les identifier, ne pouvant les observer que du coin de mon œil. Je me devais de regarder droit devant moi. Me dressant de toute ma hauteur cyclopéenne, je m’arrêtai à trois pas du maître de la table puis m’agenouillai.
Ou presque. Je mis un genou à terre mais gardai le dos droit afin de ne pas bousculer ma passagère. Je la sentis bouger, se trémousser sur les coussins rembourrés qui peuplaient le panier que je portais sur mon dos, puis le quitter, glisser au sol et me contourner. Sa petite voix chevrotante s’éleva :
— Merci, ma chère.
J’inclinai la tête puis me laissai aller en arrière sans bruit. Même assise, je restai plus grande qu’elle. Ratatinée par l’âge, voûtée par les ans, la vieille dame se tourna vers le seigneur de la maison.
— Je vous remercie de votre accueil, Ô seigneur. Celles et ceux qui honorent les anciennes traditions sont rares de nos jours.
Le seigneur se leva et lui sourit.
— Vous avoir à ma table est un honneur. Vous n’avez pas gratifié notre humble ville de votre présence depuis plus de trois générations, nous désespérions de vous revoir.
— Oui… Je me souviens de ma dernière visite. Les odeurs d’épices. Le brouhaha constant, les cris des marchands. Et ces figues…
La Hiérophante se mit à regarder autour d’elle, rêveuse. Sa voix était empreinte de nostalgie. Derrière, les bavardages avaient repris.
— J’ai pu observer ce que la ville est devenue.
Elle s’arrêta. Ses yeux étaient rivés droit sur moi, à hauteur de mes épaules, mais je savais qu’elle ne voyait que la ville, et ses innombrables souvenirs. L’écouter à nouveau m’emplissait de plaisir, bien qu’il soit gâché par quelques plaisantins discutant de choses et d’autres.
— Les gens ne sont plus les mêmes, les enseignes non plus. Tel brocante est devenue épicerie, tel bar s’est transformé en bordel. Le marché est plus grand que jamais, les marchandises encore plus exotiques que jadis.
La vieille femme semblait de plus en plus lointaine, plongée dans sa mémoire. Finalement, elle se retourna vers son hôte et continua sur une note plus joyeuse :
— Et pourtant, elle reste la même. Les odeurs sont inchangées, les figues toujours aussi sucrées. Les commerçants sont toujours aussi durs en affaire et les épices aussi parfumées.
Elle sourit à nouveau à ces mots. Derrière elle, j’essayais de contenir ma fureur envers ceux qui discouraient dans son dos et de m’apaiser à l’écoute de la Hiérophante.
— La ville est pareille à celle que j’ai connue, et pourtant si différente… Je trouve cela fascinant, pas vous ?
Le seigneur s’était assis et l’écoutait attentivement. Il éleva la voix pour couvrir le bourdonnement qui régnait dans la salle.
— Vous parlez d’un temps qui m’est inconnu. Mon grand-père était encore jeune lorsque vous êtes venue.
— Mais moi je me souviens très bien de lui. C’est pour cela que je voyage. Pour raconter ce dont je me souviens.
La Hiérophante frappa trois fois le sol de sa canne en olivier pour obtenir le silence, et celui qui lui répondit était si profond qu’il en était presque tangible. Personne ne voulait rater une miette de ce qu’elle avait à raconter.
— Bien.
Sa voix avait changé du tout au tout. Du chevrotement presque nasillard, elle était devenue grave, profonde. Je ne me lassais pas du talent à raconter de la Hiérophante, sorte de magie envoûtante. Sa voix m’inspirait la confiance, je sentais monter en moi l’envie instinctive de l’écouter parler, de me noyer dans ses paroles et ses histoires aussi infinies que passionnantes. Je remerciai une énième fois les dieux de m’avoir permis de l’aider et l’accompagner.
— Ce soir, je vais vous partager l’un de mes souvenirs les plus anciens. Il y a bien des décennies, j’ai rencontré un prince. Comment était-il, me demanderez-vous ? Courageux ? Persévérant ? Compréhensif ? Je vous répondrai qu’il était tout cela, et bien plus encore. Il était l’un de ces princes promis à un royaume situé dans une contrée que vous ne pourriez imaginer, même si je vous la décrivais avec tant de détails et de richesse, que vous auriez l’impression que vos cinq sens ne suffisent pas à les appréhender.
L’assemblée était pendue à ses lèvres. Ces quelques phrases avaient suffi à toutes et tous les mettre à genoux, attendant passionnément que la Hiérophante continue.
— Ce prince, je l’ai connu le jour de son couronnement. Son destin était de succéder à feu son père, et il héritait d’un domaine au faste et à l’exoticité sans commune mesure. Sa cité se balançait au gré d’arbres qui avaient vus naître les anciennes traditions ; ses terres étaient modestes mais prolifiques ; son peuple était heureux et avait confiance en leur souverain. J’arrivai dans cette ville par un beau jour de printemps, frais mais revigorant. Son nom s’est perdu dans les âges, mais je peux vous dire que jamais je n’ai revu sa pareille. Les arbres étaient épais comme dix chênes, les bâtisses de bois colorées et confortables, les habitants accueillants et chaleureux et les feuilles formaient un toit qui laissait passer une lumière tamisée agréable à l’œil.
La vieille dame s’éclaircit la gorge et prit une petite gourde en bambou accrochée à sa ceinture afin de boire une seule longue gorgée. Son public avait les yeux rivés sur elle ; certains prenaient une large goulée d’air. On aurait dit qu’il s’agissait de la première depuis que la vieille dame s’était mise à conter. Pour ma part, je savais que la Hiérophante ne se désaltérait pas pour étancher sa soif mais pour garder son public averti, avide de ses paroles. J’étais moi-même époustouflée par la puissance d’un tel stratagème. Alors qu’elle se remettait à parler, je me préparai à replonger au cœur de sa mémoire, raccourcissant instinctivement ma respiration.
— Cette ville était d’une telle merveille… Sa disparition est l’un de mes plus grands regrets… Mais revenons à notre prince. À force de pérégrinations, tantôt dans les maisons au faîte des arbres, tantôt à découvrir des petits champignons dans les plats épicés qu’on me proposait, j’arrivai à une bâtisse plus grande que les autres. J’entrai et découvris une décoration comme je n’en avais jamais vu. Les fleurs aux mille couleurs accrochées un peu partout côtoyaient des tapisseries aux motifs complexes et une délicate odeur d’encens emplissait l’air. Un jeune homme apparut alors, couvert d’un manteau de plumes aussi chamarré que les fleurs de la pièce. « Votre présence en ce jour nous honore, Hiérophante », me salua-t-il. « Je n’osais plus espérer votre venue. »
Il s’agissait là de la seconde magie que la Hiérophante semblait posséder. Alors qu’elle contait, elle était devenue le prince. Je ne le connaissais pas et pourtant j’avais l’impression de me tenir aux côtés d’un vieil ami dans le besoin. La vieille dame s’était relevée, avait carré ses épaules et avait pris ce que je comprenais être sa voix. Elle reproduisait même sa posture quelque peu affalée et ses gestes lents, langoureux.
— En effet, le prince – Parharo de son nom – m’avait invitée à son couronnement. Cependant, lorsque je le vis, je sus qu’il cherchait également une réponse, un conseil. Ses yeux, qui auraient dû pétiller de joie et d’insouciance, étaient ternes, songeurs et soulignés de fins cernes que son abondant maquillage peinait à dissimuler. Sa démarche, d’ordinaire droite et franche, était hésitante et mal assurée lorsqu’il s’approcha de moi afin de me saluer. Que pouvait donc miner à ce point la vigoureuse jeunesse de ce roi en devenir ? Cette question, je la lui posais après qu’il m’eut donné l’accolade et offert vin et fruits, assis sur des coussins moelleux. Il me regarda d’abord d’un air effaré, comme s’il avait cru que je ne verrais pas son tourment. Puis il fut gêné que je m’en fusse rendu compte si aisément.
Elle éclata d’un doux rire cristallin qui retentit sous le haut toit de la salle. Il n’était pas moqueur mais réellement amusé, compatissant avec le jeune prince qui avait cru pouvoir cacher son désarroi à la Hiérophante.
— Et j’en ris. Le prince perdit toute contenance, craignant de s’être couvert de ridicule face à l’éminent personnage que je suis. Il comprit qu’il n’en était rien et rit de bon cœur avec moi, soulagé que j’aie vu sa peine et heureux que je la comprenne.
Je regardai l’assemblée autour de nous. Leurs yeux étaient toujours ancrés sur la forme frêle et imposante de la vieille femme-prince. Un sourire amusé, presque enfantin étirait leurs lèvres et ils étaient détendus, qui sirotant du jus de goyave, qui suçotant un raisin.
— Il me raconta donc ce qui lui pesait sur le cœur, plus confiant, ses craintes envers moi évanouies. Il se leva et écarta grand ses bras, faisant voleter son bel habit de plumes. « Voyez-vous ce manteau ? Il m’accompagne depuis ma plus tendre enfance, présent de mon père pour son fils aimé. À ce jour, il reste mon bien le plus précieux. »
La Hiérophante s’était mise à tournoyer, imitant le mouvement du vêtement drapé sur ses épaules. Je me laissai aller en arrière, étendant mes longues jambes, appuyée sur un bras, l’autre replié sur mes cuisses, un petit sourire aux lèvres. Peu importait qu’il s’agisse d’une taverne crasseuse sur le bord du chemin ou de la cour raffinée d’un roi, tous les lieux étaient égaux lorsqu’il s’agissait de conter.
— « Je l’ai maintes fois réparé, remplaçant les plumes tombées. J’en pris grand soin et, à mesure que passaient les années, je l’ai agrémenté de plumes exotiques et variées. Mon père l’admirait, il est ma plus grande fierté. Du moins le fut-il... » Le prince se rassit et continua, sans parvenir à repousser sa mélancolie. « Aujourd’hui, mon père est mort. La maladie a eu raison de lui. Et lorsque je dois devenir roi, être digne des espoirs que l’on place en moi, je n’ai plus son soutien d’alors, sa voix apaisante et ses douces réprimandes, sa main rassurante sur mon épaule tremblante et ses mots aimants... »
Recroquevillé, le prince s’était refermé sur lui-même, presque roulé en boule. Envolée, la fougueuse jeunesse. Évaporée, l’heureuse allégresse.
— À l’approche de la cérémonie, je cherchais du réconfort dans mes souvenirs. Je me drapais de mon cher manteau, cherchant sans doute à me rapprocher un peu de celui qu’avait été mon père. Mais au moment de l’enfiler, je me rappelai celui que mon père m’offrit, tel qu’il était et non pas tel qu’il est à ce jour, tout paré de nouveaux plumages.
Un long soupir qui me broya le cœur s’échappa de sa bouche. Nous touchions au but, nous allions savoir ce qui le tourmentait. Lorsqu’il voulut reprendre, sa voix se brisa. Il avait beau tenter de continuer, ses mots se cassaient dans sa gorge et seule une éructation à mi-chemin entre le sanglot et le début de phrase franchit ses lèvres.
— Dans… Dans ces magnifiques tons d’ocre et de cyan. Si doux et rêche par endroits… Je revois mon père me le montrer. Son sourire qui qui éclaire son visage lorsqu’il… lorsqu’il voit le mien alors que je… découvre son présent.
Les larmes s’étaient mises à couler à flots, creusant ses joues basanées de sillons salés. Je restai sans rien dire devant le spectacle désolant de ce prince désespéré à la tristesse infinie. Il éclata d’un sanglot déchirant, tenta de se reprendre, calmant sa respiration hachée, tamponnant ses yeux humides. Il prit une large goulée d’air et continua :
— Lorsque ce souvenir si cher m’est remonté, je n’ai pu m’empêcher de me demander si l’affection que je porte à ma parure est légitime. Après toutes ces substitutions, après tous ces renouvellements, s’agit-il encore du même manteau ?
Le prince était désormais posé, calme à nouveau. Il semblait même plus… serein. Comme si le fait de s’être confié l’avait délesté d’une partie de son fardeau.
— Aujourd’hui plus que jamais j’ai besoin de soutien, j’ai besoin de sentir les bases de mon existence solides afin de pouvoir gouverner au mieux. Mais un de ces piliers s’effondre, et pas des moindres... Avant, j’avais l’impression de retrouver un peu de mon père lorsque je revêtais cet habit. Désormais, j’ai l’impression de singer l’homme que j’ai été. Il me semble parfois même n’avoir jamais été cet homme, celui qui s’est construit grâce à l’amour de son père et pensait le retrouver dans un mensonge…
Il eut un nouveau soupir, cette fois-ci pour se donner du courage.
— Aidez-moi, je vous en conjure. Votre sagesse n’a d’égale que votre mémoire, et si la moitié de ce que l’on dit de vous est vrai, vous êtes la seule à pouvoir m’aider à trouver réponse à mes questions.
Nous avions atteint le cœur du problème, la source de son malheur. Le prince irradiait d’espoir, presque autant que son désarroi était profond. La Hiérophante garda le silence quelques temps, laissant le prince réfléchir à ce qu’il venait de dire. Puis elle se mit à lui parler, tentant de l’aider de ses conseils, de le rassurer par ses propos. Mais jamais elle ne répondit clairement à sa question. Elle avançait des pistes, donnait des indices, le guidait sur son chemin de doutes. Elle lui parla du passé, de souvenirs et de ce qui ne pouvait être retrouvé. Elle lui parla de tristesse, de deuil, de ceux dont ne subsistait que la mémoire. Enfin, elle lui parla de fierté, d’héritage et de l’amour que vouaient les proches disparus.
Le prince médita un long moment ses paroles. Les yeux dans le vague, l’esprit concentré sur ce que lui seul pouvait voir, il resta immobile de longues minutes. Toujours silencieux, il finit par se lever et s’inclina profondément devant la Hiérophante, mains jointes sur le cœur en signe de respect et d’immense gratitude. Lorsqu’il se redressa, le doute n’avait pas quitté ses yeux, mais il était plus nuancé, moins désespéré. La rhapsode se leva à son tour et lui sourit affectueusement. Ils échangèrent quelques mots et la Hiérophante prit congé de lui, appelant de ses vœux un long et paisible règne. Le prince ne parut pas déçu de la voir le quitter, bien au contraire. Il lui souhaita bonne route avec enthousiasme et la regarda disparaître entre les branches des arbres gigantesques.
— Ainsi quittai-je cette cité aussi magnifique que singulière, laissant le prince aux mains de ses pensées, libre de trouver ses propres réponses. Malheureusement, mes pas ne m’y ont jamais ramenée, et elle n’existe désormais que dans mes souvenirs.
Et ainsi finissait son histoire. Comme à chaque fois, j’avais l’impression de me réveiller, de sortir d’un rêve au long cours. Je fis jouer les muscles de mes bras et de mes jambes, me levai et étirai mon dos en baillant très largement. Face à moi, la vieille dame avait recommencé à discuter avec le seigneur de sa voix chevrotante.
— Ce fut un honneur, dame Hiérophante. On m’a longuement chanté les louanges de vos histoires, et le grand-père de mon père m’avait parlé de vous lorsque j’étais très jeune, avant qu’il ne décède. Mais Je comprends désormais qu’il ne s’agit pas que de recevoir et de tirer des conclusions de ce que vous nous contez. Le vivre en fait partie intégrante.
— Vos compliments me touchent, seigneur Jamshid. Revoir votre ville si effervescente et pleine de vie m’a procuré un immense plaisir également. Je dois malheureusement me remettre en route, je ne puis résider chez vous. Soyez assuré que votre magnifique cité sera contée, dans toutes ses facettes, passées et présentes. Puisqu’en dépit de tout, il s’agit toujours de la même ville.
Ledit seigneur Jamshid se leva et s’inclina devant la frêle silhouette de la Hiérophante.
— Soyez en remerciée mille fois. Mes terres vous seront toujours ouvertes et vous y serez accueillie à travers les âges, soyez-en certaine. Que les vents vous soient favorable, à vous et votre compagne.
La Hiérophante s’inclina légèrement, faisant attention à son dos, puis fit demi-tour et s’avança vers moi, le clac de sa canne résonnant sur le sol carrelé. Lorsqu’elle m’eut rejointe, j’avais déjà sanglé le panier sur mon dos et m’assurai qu’il était solidement attaché. J’arrêtai mon inspection pour reporter mon attention sur ma passagère.
— Vous avez été incroyable, comme toujours. J’ai beau savoir à quoi m’attendre, je suis invariablement happée par votre façon de conter. Je ne m’en lasserai jamais.
— Et vous, Marzena, ne cesserez donc jamais de me le répéter ? rétorqua-t-elle avec un sourire espiègle. Vos compliments me touchent, mais il me semble que nous nous connaissons depuis assez longtemps pour nous passer de ce genre de platitudes.
Son ton exprimait un reproche qu’elle savait vain. Ce n’était pas la première fois que nous en discutions et elle me connaissait assez pour savoir qu’il ne s’agissait pas de la dernière. Je lui adressai toutefois un grand sourire et m’agenouillai pour lui permettre de grimper dans le panier.
— Non, m’arrêta-t-elle. Je vais marcher un peu, au moins tant que nous sommes en ville. Je veux, non, je dois sentir ses effluves, voir ses merveilles et éprouver ses réalités autrement qu’enfermée dans une cage d’osier.
Elle me dépassa de sa démarche claudicante.
— Ne me fais pas cet œil-là… Je ne suis pas si fragile, du moins pas encore, et je ne risque pas de me faire écraser par la foule avec toi à mes côtés. Je ne suis pas un vieux monument en train de tomber en poussière, que je sache ?
J’acquiesçai à contre-cœur, réprimant un soupir, et lui emboîtai le pas. Je n’avais pas mon mot à dire. Je savais qu’elle avait raison, que si elle passait son temps enfermée dans mon panier elle ne pourrait mener à bien sa tâche. Mais son entêtement et la vigueur forcée qu’elle affichait m’inquiétaient. Elle avait beau dire, l’âge ne l’avait pas gâtée et je craignais pour elle.
Nous franchîmes à nouveau les lourdes portes de bois massif et nous retrouvâmes dehors, au sommet de la colline sur laquelle était construit le bâtiment. La cité du seigneur Jamshid, Tab’Eriz, s’étendait à nos pieds. Je savourai ce court interlude de calme tout en descendant. Nous étions encore assez loin pour ne pas entendre le vacarme incessant qui y régnait, et pour y avoir goûté le matin même, je n’étais pas ravie à l’idée d’y retourner. D’autant que je n’allais pas passer inaperçue.
Je profitai d’être au-dessus des innombrables bâtisses pour observer le magnifique paysage qu’offrait la descente. La ville s’étalait sur plus d’une lieue à la ronde, amas de briques de terre sèche enduites de chaux progressant en cercle autour de la butte. Je voyais également le port au loin, construit à l’extrémité ouest. La vue était imprenable depuis là où nous étions. Les bateaux qui m’avaient paru gigantesques étaient désormais plus petits que mon auriculaire et de minuscules silhouettes s’affairaient dans les rues et sur les quais. Je ne pouvais distinguer leurs activités, mais je les devinai aussi curieuses que variées.
Au-delà s’étirait la mer. Je ne l’avais jamais vue avant d’arriver dans cette péninsule, vaste étendue d’eau salée aux innombrables merveilles. Il me paraissait impossible de décrire ce que je ressentais face à elle. Je comprenais enfin pourquoi mon père n’y était pas parvenu lorsque, enfant, je lui demandais de me raconter ses voyages. Le soleil créait de magnifiques reflets à toute heure de la journée, lui donnant sa teinte rosée à l’aube et orangée au crépuscule. J’avais rarement contemplé spectacle plus hypnotiquement beau et poétique.
Nous arrivâmes tranquillement au bas de la colline, moi de mes grandes et lentes enjambées, elle de son petit pas rapide, et nous nous engouffrâmes dans la foule. Ou plutôt, la Hiérophante s’y engouffra et la foule s’écarta devant moi. Elle était majoritairement composée d’humains, bien que nous croisions de temps en temps un de mes semblables profitant du marché ou une ondine qui faisait escale.
La balade dura le reste de la journée. Ma tête tournait à force de sollicitations de marchands à la criée, de vapeurs s’échappant d’établissements douteux dans des rues toutes aussi douteuses et de séances de dégustation d’aliments inconnus au beau milieu de la rue. Mais plus que tout, c’était le bruit constant qui résonnait dans mon crâne, même après m’être extirpée de la partie commerçante pour suivre la rhapsode.
Nous nous dirigeâmes vers le port pour admirer la mer une dernière fois avant de nous en aller, savourant de délicieux beignets fourrés d’une viande juteuse et odorante. Alors que nous discutions calmement, des enfants des quais s’étaient attroupés autour de nous. La Hiérophante passait rarement inaperçue, de même que le duo insolite que nous formions. Je restai en retrait et laissai la vieille dame conter.
Elle dit cette fois-ci une fable qu’elle avait apprise peu avant notre rencontre, lors de son passage chez les cyclopes. Il y était question d’un putois et d’une rose. Le premier apercevait la seconde au détour de son chemin, alors qu’il s’apprêtait à aller chasser. Ayant humé la délicieuse odeur de la fleur, il décidait de faire un détour pour la sentir de plus près. Cependant, la rose le chassait dès que le putois l’approchait.
« Pourrais-tu, s’il-te-plaît, rester bien loin de moi ? Tu empestes tant que mes pétales se flétrissent à mesure que tu approches. Ce fumet que tu dégages est bien plus que malodorant. »
« Comment ? Se récriait le putois. Vous êtes bien orgueilleuse, dame rose. J’ai connu des accueils chaleureux, mais celui-ci, non content de se permettre de juger mon odeur, ne sent que l’orgueil et la suffisance. Sachez, dame fleur, que ce fumet me défend face à l’agresseur, aussi bien que tes épines face au cueilleur. »
S’ensuivait une discussion aussi comique qu’animée durant laquelle l’insupportable rose rabaissait le modeste putois. Il y était question de convenance et de conformisme, et même si la fable n’avait rien de subtil, elle avait l’avantage d’être simple et divertissante.
Le putois finissait par partir, préférant exposer son odeur à qui en reconnaissait la valeur ou n’en avait cure.
Je ne me départis pas de mon sourire de toute la fable. J’avais grandi avec celle-ci et de nombreuses autres, et j’appréciais autant que j’étais honorée d’entendre la Hiérophante les raconter devant moi. Les enfants partirent un à un, remerciant le vieille dame de ses enseignements comme il se devait et courant rentrer chez eux.
Nous nous mîmes en route peu après, lorsque le dernier d’entre eux eut déguerpi. Le soleil se couchait, semblable à une orange sanguine posée sur l’horizon. Je restai contempler la mer quelques instants, sachant que nos pas allaient nous mener loin de ces eaux lors des prochaines semaines.
— Le spectacle est magnifique, n’est-ce pas ?
La Hiérophante m’avait rejointe et admirait la vue à mon côté.
— Époustouflant. Je n’ai jamais rien vu de pareil.
Silence.
— C’est parce qu’il n’a pas son pareil.
Nous restâmes ainsi encore quelques temps, profitant une dernière fois du vent salé qui s’infiltrait dans nos vêtements et faisait onduler mes longs cheveux. Le silence s’installa entre nous et perdura lorsque nous délaissâmes le port, sans vraiment nous concerter.
Cette dernière était tout aussi effervescente de nuit que de jour, mais l’ambiance était différente. Les habitants et habitantes avaient accroché des lanternes aux parois de verre multicolores. La lumière était produite par une sorte de grosse luciole que l’on enfermait à l’intérieur. Les senteurs étaient différentes. L’odeur du marché constant et de la foule restait, bien entendu, mais elle était diluée par celle du tabac et de l’encens. L’agitation était d’un autre genre également. Le capharnaüm des étals et le braillement incessant des vendeurs avaient laissé place au son feutré des gens s’effleurant et aux discussions posées arrosées d’alcool de gentiane ou d’eau de vie de prune. Les passants étaient presque aussi nombreux que dans la journée mais ils étaient beaucoup plus calmes, comme si la nuit était le moment où ils vivaient réellement, où ils pouvaient être eux-mêmes et profiter de leur cité.
Il nous fallut deux bonnes heures pour nous extirper des rues de Tab’Eriz. Nous nous perdîmes de nombreuses fois dans ses ruelles sinueuses, revenant sur nos pas par mégarde, débouchant dans des culs-de-sac, nous retrouvant parfois bloquées par des habitants buvant joyeusement au beau milieu du chemin. Lorsque les portes de la cité furent en vue, le soleil avait cédé sa place aux deux lunes depuis bien longtemps. C’est donc exténuées et sans un regard en arrière que nous nous engageâmes sur la route qui nous mènerait où bon nous semblerait.
— Par ici, décida la Hiérophante en désignant un petit chemin qui s’enfonçait dans l’intérieur des terres. Nous avons un saule à rejoindre pour le solstice et une très vieille amie à saluer.
— Bien, ma dame, acquiesçai-je. Montez, maintenant. J’ai le sentiment que nous n’allons pas trouver d’abri de sitôt dans ces plaines plates.
Je m’abaissai afin de lui permettre d’accéder au panier
— Ton sentiment est juste, Marzena. Merci encore de me prêter tes jambes, me souffla-t-elle en grimpant.
Je ne dis rien mais esquissai un sourire alors que j’installai confortablement le cocon d’osier sur mon dos. Je bénissais chaque jour celui qui m’avait mise sur la route de la Hiérophante.
Je trouvai un abri à la mi-nuit. J’installai la vieille dame, déjà assoupie malgré les cahots, et m’enroulai dans ma couverture. Je ne pouvais m’endormir totalement de peur de laisser la Hiérophante sans défense, mais les cyclopes n’avaient besoin que de peu de sommeil, ce qui m’était d’une grande aide. Les nuits étaient courtes car il nous fallait marcher.
Inconsciemment, alors que je glissai dans mon état de semi-torpeur, je me mis à ressasser de vieilles inquiétudes. Était-ce à cause du refus auquel j’avais fait face ce jour-là ? À cause du pas toujours plus raide de ma passagère ? De ses rhumatismes qui semblaient toujours plus douloureux ?
Celle qui m’angoissait le plus m’assaillit directement, celle concernant la succession de la Hiérophante. Sa mémoire était millénaire et s’était transférée de génération en génération, perdurant à travers les âges. Ses enseignements et sa sagesse étaient précieux, mais elle n’avait toujours pas évoqué la question de sa suite ni rien fait en ce sens. Je la voyais décliner de semaine en semaine, de jour en jour presque. Et elle n’avait toujours pas pris de disciple.
Je me retournai sur le sol poussiéreux, tentant de me convaincre que ces questions ne me regardaient pas. Peut-être la Hiérophante avait-elle tout prévu ?
En vain. Mais la Hiérophante prendrait-elle même une disciple ? Personne ne savait comment la mémoire était transmise, si elle était bel et bien enseignée à une successeuse. Elle perdurait, c’était tout ce que l’on savait, tout ce qui importait. Et pourtant, je ne pouvais m’empêcher de m’inquiéter.
Je dormis mal cette nuit-là, et j’accueillis le soleil avec soulagement lorsqu’il se leva enfin. Je paressai un peu, savourant ses rayons chauds qui me chatouillaient le visage puis m’attelai à la préparation du petit-déjeuner. Frugal mais consistant, nous l’avalâmes sans nous presser.
J’aidai la Hiérophante à se lever, laissant le temps et la chaleur assouplir ses vieilles articulations. Je maudissais souvent la coutume qui interdisait à la vieille dame d’accepter l’hospitalité. J’avais beau savoir que cette tradition venait certainement des dieux eux-mêmes, je ne pouvais m’empêcher de fulminer en voyant la Hiérophante réprimer une grimace de douleur lorsqu’elle tentait de bouger un membre ou de se relever.
J’oubliai bien vite ma rancœur inutile, absorbée par ce que me racontait la vieille dame alors que je levai le camp. Nous parlions peu car nous vivions absolument tout ensemble, et ce depuis des mois, des années. Je me souvenais du jour où elle m’avait demandé de l’accompagner comme si c’était hier, et pourtant l’adolescente qui avait accepté était désormais une femme mûre et réfléchie. Je n’avais jamais songé à compter les jours à ses côtés, et je n’en regrettai aucun où je marchai de ville en village, de conte en histoire. Au fur et à mesure que le temps était passé, notre respect mutuel s’était mué en une sorte d’amitié fusionnelle, et je ne me voyais plus vivre autrement.
Lorsque nous fûmes prêtes, j’accueillis la vieille dame dans mon panier d’osier et me mis en route. La journée fut agréablement ensoleillée. Le chemin traversait les plaines vers le nord-est, en direction d’un saule et d’une vieille amie. Je marchai à travers les champs, tantôt entourée d’épis de blé dorés, tantôt encerclée par des plants de maïs m’arrivant à l’épaule. La terre battue était chaude sous mes pas et elle s’élevait en volutes de poussière sèche lorsque je posais ou levais mon pied.
Nous croisâmes d’autres marcheurs qui nous tinrent compagnie. Pèlerins, marchandes ou simples vagabonds, la discussion était agréable mais je les distançai invariablement de mes larges enjambées. Ils me saluaient chaleureusement et je leur rendais la pareille alors que je m’éloignai, loin de se douter de ce que je transportais sur mon dos.
Une fois, un guerrier vêtu d’une élégante armure écarlate et argent nous dépassa à toute allure sur son grand destrier, lance à la main. Il semblait se diriger vers la ville que nous avions quittée plus tôt, messager de quelque nouvelle qui ne nous concernait pas. Les nuages de poussière qu’il soulevait m’irritèrent les yeux et la gorge, si bien que je toussai jusqu’à un ruisseau où je pus me désaltérer. Heureusement, la Hiérophante ne fut pas touchée.
Les journées s’écoulèrent ainsi, au gré des rencontres et des abris, parfois pluvieux et boueux mais surtout radieux et secs.
Le paysage se mit à changer, subtilement, après une semaine de marche. Les disparurent au profit de bosquets d’arbres et de prés inexploités, le chemin se fit moins poussiéreux, plus humide et le soleil était plus fréquemment caché par de petits nuages cotonneux. Une agréable brise soufflait sur nous, et nous finîmes par quitter les vastes plaines pour des collines boisées, suivant toujours le même chemin.
Ce soir-là, je trouvai du bois et pus faire un petit feu. Bien qu’il ne soit pas nécessaire, il avait quelque chose de réconfortant avec ses flammèches orangées et ses bûches calcinées. Je me laissais bercer par ses crépitements et m’assoupis profondément, oubliant tout, rêvant tout mon saoul.
Je me réveillai peu après l’aube, dans la fraîcheur humide qui suivait la rosée. Le toit de feuilles qui nous avait protégées de la pluie filtrait la lumière du matin, laquelle tombait en longues colonnes de nacre pâle. Une légère brume flottait dans le sous-bois, entre les troncs éparses, lui donnant une ambiance mystique.
Je me levai parfaitement reposée, les yeux encore embués de sommeil. La Hiérophante avait ravivé mon brasier de la veille et une bouilloire était posée dessus. Je rejoignis la vieille dame qui s’affairait après m’être longuement étirée. Il y avait longtemps que je ne m’étais pas sentie aussi sereine.
— Cela fait plaisir de voir que tu es encore capable de profiter d’une bonne nuit de sommeil, m’accueillit-elle avec un sourire.
Celui que je lui adressai en réponse me parut un peu faible. Un autre de nos vieux désaccords qu’elle avait tenté de régler de nombreuses fois, mais je n’arrivais pas à calmer mes inquiétudes bien qu’il ne lui soit jamais rien arrivé.
J’acceptai la tasse fumante qu’elle me tendit et la humai, devinant le parfum de la verveine et de la menthe poivrée fraîchement cueillies. Je trempai mes lèvres mais les plantes n’avaient pas encore assez infusé. Je la mis donc de côté.
— De quoi as-tu rêvé ?
La Hiérophante s’était également servie et attendait ma réponse, tasse à la main. Elle était plus que friande de nouvelles histoires, aussi farfelues qu’elles soient. J’avais pris l’habitude de lui raconter mes rêves lorsque je l’avais compris, et elle prenait plaisir à prendre la place du public, bien que je ne sois pas aussi bonne conteuse qu’elle.
Nous passâmes la matinée à discuter, revenant sur certains de mes songes, faisant des remarques sur notre environnement ou appréciant simplement les arômes de notre infusion. Lorsque le soleil fut au zénith, je fis remarquer que nous devrions nous mettre en route, et la Hiérophante acquiesça.
Les quelques temps que nous passâmes à traverser ces bois furent magiques de bien des manières. Les bruits qui nous entouraient nous tenaient compagnie. Craquement de branches, battements d’ailes ou pas précipités d’un animal qui nous fuyait, bruissement de feuilles dans le vent ou encore chants d’oiseaux, ils brisaient notre silence habituel. Les odeurs peuplaient également notre chemin. Bien souvent, nous sentions celle du bois mouillé et de la mousse, mais elle changeait de temps en temps, lorsque nous nous approchions de la tanière d’un animal sauvage ou d’un bosquet d’herbes odorantes. Toutes ces sensations m’étaient connues, mais elles paraissaient nouvelles, différentes, et je pris plaisir à redécouvrir la forêt.
Nous rencontrâmes une jeune femme qui traversait également les bois. Elle eut d’abord l’air surprise et méfiante, mais se détendit lorsque je la saluai chaleureusement. Il s’avéra que nous avions une partie du chemin en commun, et elle décida de marcher avec nous.
Elle s’appelait Naelle et vivait au nord de la forêt, dans une auberge qui accueillait les cueilleurs et cueilleuses de champignons en automne. Elle se montra très curieuse, posant énormément de questions sur les cyclopes. Je lui répondis avec joie car il y avait longtemps que je n’avais pas parlé des miens. J’évoquai nos coutumes, les clans qui nous composaient, la terre qui m’avait vue naître. Je lui expliquai notre cuisine, nos jeux et nos histoires d’enfant. Ses yeux pétillaient à chaque nouveau paysage que je lui décrivais, chaque nouveau plat que je lui présentai.
Quand vint la nuit, elle voulut me mener dans un petit refuge construit pour celles et ceux qui sillonnaient la forêt. Je réalisai donc que je ne lui avais pas présenté ma passagère. Je le fis et n’eus pas besoin de lui expliquer la raison de mon refus. Plus nous allions au nord, plus les gens se souvenaient de la Hiérophante. Nous marchâmes un peu plus, en quête d’un endroit où passer la nuit.
Nous jetâmes notre dévolu sur une grande pierre moussue sur le bord du chemin. La soirée fut joyeuse. Naelle agrémenta notre repas de canneberges et de pain plat aux graines de tournesol et notre veillée d’histoires qu’elle avait entendues ici ou là. Elle semblait avoir beaucoup voyagé malgré son jeune âge. Nous restâmes éveillées bien trop longtemps, discutant de choses et d’autres, riant pour finalement aller nous coucher épuisées.
Naelle resta avec nous quatre jours avant que nos routes ne se séparent. Ce furent quatre agréables journées, et je regrettai de ne pouvoir lui promettre de revenir la voir.
Nous fîmes une seconde rencontre, bien plus insolite cette fois-ci. Peu après que la jeune femme nous ait quitté, alors que nous longions un ruisseau, j’aperçus une petite forme aux membres allongés. Elle faisait environ un pied de haut, son petit corps d’écorce sans cou était surmonté d’une feuille de chêne en guise de tête et elle me fixait, immobile. Je me figeai, interloquée.
— Que se passe-t-il ?
Je m’étais arrêtée un peu brusquement, une pointe d’inquiétude transparaissait dans la voix de la Hiérophante.
— Tout va bien, fis-je en réponse. Je, euh… C’est juste que… que…
Je n’arrivai pas à trouver les mots.
Je sentis la vieille dame tâtonner dans le panier, puis réussir à en ouvrir le panneau. Elle sortit sa tête et je lui indiquai le petit être qui nous regardait fixement. Un petit rire lui échappa, entre soulagement et surprise.
— C’est un esprit de la forêt. Tu n’en avais jamais vu ? Ne t’inquiète pas, ils sont inoffensifs.
Elle rentra dans le panier et le referma.
— Ne leur prête pas attention, sinon ils vont nous envahir.
Je regardai l’esprit encore quelques instants puis hochai la tête lentement et me remis en marche. Il ne bougea pas mais continua à me suivre du regard, tournant sa petite tête feuillue.
Je le distançai rapidement, suivant le conseil de la Hiérophante, mais un second esprit m’attendait quelques pas plus loin. Il était courtaud et avait une feuille de laurier en guise de tête. Je lui accordai un coup d’œil, mais lorsque je détournai mon regard, il se posa sur un troisième, paré d’une feuille d’églantier aussi grande que son corps. Dès lors, ils se mirent à apparaître de toutes parts, sortant de terriers et de trous dans les troncs, de sous les cailloux qui jonchaient la rive, tombant des branches. La Hiérophante avait beau m’avoir rassurée, j’étais intimidée face au nombre d’esprits qui s’entassèrent de l’autre côté du ruisseau.
Certains s’assirent, se contentant de me fixer, d’autres se mirent à chahuter, poussant leurs congénères pour avoir plus de place. D’autres encore imitèrent joyeusement ma démarche, marchant en parallèle. Je ne pus qu’être émerveillée par le spectacle de ces petits êtres à l’air innocent. J’en croisai des centaines, tous avec leur morphologie et leur feuille différente en lieu et place de tête. Lorsque je dus m’éloigner du ruisseau pour suivre le chemin, il se figèrent tous, me regardant m’éloigner. Ils avaient l’air triste de me voir les quitter. Puis l’un d’eux lança un petit cri, sorte de pépiement aiguë, et tous le suivirent, semblant nous souhaiter bon voyage, Je les saluai de la main avec un sourire et me retournai, pour de bon cette fois.
Cette rencontre féerique fut la dernière de notre longue traversée. Nous sortîmes de ces collines aux bois mousseux après plus de deux semaines de marche, les poumons pleins d’air frais et la tête remplie de merveilles. Le paysage changea à nouveau, tout aussi magnifique, quoique bien différent. Une grande plaine, de hautes montagnes s’élevant à son extrémité et des arbres poussant ici et là. Elle paraissait aussi accueillante que sauvage. Ce soir-là, la Hiérophante décida de m’en révéler un peu plus sur notre objectif :
— Te souviens-tu ce que je t’ai dit lorsque nous avons quitté Tab’Eriz ? Que nous devions rejoindre un saule et rencontrer une très vieille amie, continua-t-elle alors que je hochai la tête. Il s’agit d’un seul et même objectif, en vérité. Le saule que nous devions rejoindre se situe au milieu de cette plaine, du moins pour l’instant. Et la très vieille amie… Il s’agit de la Marche-Monde.
J’ouvris grand les yeux, interloquée, mais ne dis rien, laissant la Hiérophante finir.
— Oui, elle existe vraiment, même si je pense que tu n’as plus trop de doute quant à la véracité des vieilles histoires. Notre… mission est très similaire. Nous sommes consœurs, pourrait-on dire. C’est une amie chère.
Ses yeux se perdirent dans le lointain, probablement en direction du fameux saule.
— Seulement voilà, mon corps se brise un peu plus chaque matin, et je ne peux même plus marcher. Je suis vieille, Marzena, très vieille. Je me sens mourir un peu plus à chaque jour qui passe.
Mes yeux s’emplirent de larmes que je ne pus retenir à cette annonce. Je le savais, je la voyais moi aussi tous les matins mettre plus de temps à se lever, j’entendais ses vieilles articulations grincer. Malgré mes inquiétudes, j’avais espéré, espéré qu’elle finirait par aller mieux, préférant me mentir plutôt que me préparer à accepter l’inéluctable. Je ne pouvais plus fuir désormais.
Je ne dis mot, laissant les larmes couler le long de mes joues.
— Je tiens absolument à atteindre ce saule. Ce sera mon chant du cygne, en quelque sorte.
Elle m’adressa un sourire tendre qui me déchira le cœur. Je laissai échapper un sanglot et posai ma tête sur ses genoux, laissant libre cours à mon chagrin.
— Ce n’est pas encore fini, mais je veux que tu saches que je te suis reconnaissante pour tout, Marzena. Pour avoir accepté de me porter toutes ces années, pour ta compagnie et bien plus encore. Du fond du cœur, merci, me murmura-t-elle.
Nous restâmes ainsi une éternité, ma tête posée sur ses genoux, elle caressant affectueusement mes longs cheveux. Je comprenais pourquoi elle avait décidé de me le dire maintenant. Je pouvais d’ores et déjà faire mon deuil, me préparer à rebâtir ma vie sans elle. Mais je savais d’avance qu’il me faudrait la majorité voire l’entièreté de ma longue vie pour pouvoir à nouveau vivre normalement, sans que le spectre de la Hiérophante ne vienne me hanter sans arrêt. Je regardai le vide, finissant par me calmer. Je devais avoir pleuré toutes les larmes de mon corps, sans exagération.
Puis me revint en tête la question de sa succession. Si elle devait mourir d’ici quelques jours, qui allait hériter de sa mémoire ? Je lui posai la question, laconique. Elle parut sur le point de dire quelque chose, mais se ravisa, comme si elle s’apprêtait à dévoiler un immense secret. Elle se contenta d’une réponse évasive, mystérieuse :
— La mémoire demeurera, Marzena. Elle a toujours été, et elle sera toujours. N’en doute pas.
Nous finîmes par aller nous coucher sans un mot, mais nous ne pûmes trouver le sommeil. Lorsque le soleil se leva, nous mangeâmes avec l’énergie de la paresse et partîmes avec le même enthousiasme.
La journée parut interminable, de même que la nuit et les quelques unes qui suivirent. Le silence, d’ordinaire serein et léger, était aussi lourd que du plomb, comme si l’annonce de la veille pesait constamment sur mes épaules. J’avançais tant bien que mal, du moins mentalement. Je ne pouvais ralentir mon pas, je devais mener la Hiérophante à ce fameux saule.
Nous y arrivâmes au crépuscule. Il se dressait un peu à l’écart du chemin, grand et majestueux. Son feuillage était magnifique, resplendissant de verdure et de bonne santé, et sa silhouette se découpait dans le paysage contrasté du ciel orangé. Je quittai le chemin de terre, gravissant la petite butte d’où il dominait la plaine. J’installai confortablement la Hiérophante qui ne pouvait plus tenir debout, même à l’aide de sa canne. Elle me parut si faible, si minuscule et fragile alors que je la portais pour l’allonger sur son lit de coussins. Je laissai mon panier négligemment sur le côté, sachant qu’il ne me servirait plus.
Dans les derniers rayons du soleil, une femme apparut sur le sentier. Elle venait de la direction opposée à la nôtre et avançait d’un pas vif. Lorsqu’elle fut assez proche, je pus voir qu’elle était de taille moyenne, à la musculature svelte et aux cheveux roux ramenés en une longue tresse qui lui descendait jusqu’au bas du dos. Elle nous fit de grands signes de la main dès qu’elle nous vit et accéléra encore le pas, se hâtant de nous rejoindre.
Elle monta la butte quatre à quatre, puis ralentit à notre approche, adoptant une démarche plus… solennelle.
— Bonsoir, Marzena, fit-elle en arrivant à ma hauteur avec un hochement de tête.
Elle posa au sol le sac qu’elle portait et s’approcha de la Hiérophante. Elle s’agenouilla et prit ses mains parcheminées dans les siennes.
— Ma vieille amie, commença-t-elle avec tristesse, je dois te voir mourir à nouveau. Cela me désole… Il y avait longtemps que nous ne nous étions pas rencontrées alors que tu étais dans un tel état de souffrance et de fragilité.
— Ma vieille amie… répondit la Hiérophante. Il y avait longtemps, en effet. Longtemps que je ne m’étais pas sentie aussi vieille, longtemps que je n’avais pas entendu mes os grincer au moindre mouvement. Mais surtout, il y avait longtemps que nous ne nous étions pas vue. Je suis heureuse de pouvoir passer ma dernière nuit avec toi, encore une fois.
Elles affichaient toutes deux un grand sourire, empreint à la fois de tristesse et de la joie de ces retrouvailles. Je m’assis et les regardai, muette. Elles parlaient de choses que je ne connaissais pas et n’étais pas censée savoir. J’avais face à moi les deux plus illustres marcheuses du monde, qui sillonnaient terre et mer pour le raconter aux autres.
— Eh bien, fêtons ! s’exclama la Marche-Monde en se relevant soudainement. J’ai avec moi des gâteaux à la cannelle, des noix de cajou salées au romarin et plein d’autres merveilles gustatives !
Elle sortit une quantité impressionnante de nourriture de son sac, entassant condiments et sucreries partout où elle le pouvait. De mon côté, je m’éloignai, en quête de bois pour un feu. Je marchai quelques temps avant de trouver quelques branches sèches. Le ciel était dégagé et les innombrables étoiles étincelaient, de mêmes que les deux lunes, pleines et d’une blancheur éclatante. Je gardai la tête en l’air, me perdant dans l’immensité bleutée de la voûte céleste. J’envisageai un instant d’interroger les étoiles, comme l’avait fait la Marche-Monde. De leur demander comment faire pour continuer quand la Hiérophante ne serait plus là. Pendant un instant, je faillis le faire. Celui d’après, mon impulsion me parut ridicule.
Quand je revins, les deux amies étaient en pleine discussion. Je ne savais pas depuis combien de temps elles ne s’étaient revues, mais elles semblaient avoir beaucoup de choses à se raconter. Je les observai un instant, immobile, et décidai d’oublier ma tristesse pour profiter de cette dernière soirée. Je m’assis avec elle et nous discutâmes de tout et de rien, mais surtout de rien.
À minuit, la Marche-monde se leva, s’épousseta et recula de deux pas.
— Mesdames, si vous voulez bien m’excuser, le devoir m’appelle. Cette nuit, les lunes sont pleines, et j’ai une très vieille promesse à tenir. Même si ce n’est pas un fardeau, loin de là.
Sur ces mots, elle se fendit d’une courte révérence et se retourna.
— Ô lunes, vous qui veillez sur nous depuis les cieux, vous qui vivez ensemble depuis plus d’années qu’on ne peut compter, vous dont la curiosité n’est jamais satisfaite !
Elle avait écarté ses bras et scandait ses phrases en direction des deux astres.
— Je vous retrouve cette nuit pour honorer notre pacte ! J’ai parcouru le monde pour vous, je l’ai vu de mes yeux, et je viens vous le raconter, comme nous l’avons convenu il y a tant d’années !
J’observai le spectacle, médusée. Tout le monde connaissait l’histoire de la Marche-Monde. Veuve, elle avait demandé aux lunes si elle pouvait les rejoindre car elle ne trouvait plus goût à la vie. Ces dernières s’étaient étonnées de la requête car, pour elles, le monde était rempli de mystères qu’elles ne pouvaient voir. Elles voulaient en apprendre plus sur lui, ses merveilles, sa réalité. Elles proposèrent donc à cette femme qui ne voulait plus vivre d’être leurs yeux et leurs jambes, de le parcourir et de le leur raconter. Depuis ce jour, elle sillonnait les terres et les mers, ayant repris goût à une vie de découvertes sans fin.
Puis, quelque chose d’étrange se passa. Les lunes grossirent, grandirent à tel point qu’elles prirent toute la place dans le ciel. Et elles continuèrent, comme si elles étaient en train de se rapprocher. Je ne pouvais bouger, pétrifiée. Lorsqu’elles eurent l’air assez proches pour que je les touche, une silhouette éthérée émergea de l’immense surface blanche, main tendue. La Marche-Monde la saisit, confiante.
Je clignai des yeux, et lorsque je les rouvris, toutes avaient disparu. Lune, femme, forme éthérée. Je clignai à nouveau, plusieurs fois, mais elles ne réapparurent pas. J’abandonnai et me tournai vers la Hiérophante, troublée par la disparition aussi prompte que mystérieuse de la Marche-Monde.
— Elle a toujours été comme ça… Et le sera toujours, j’imagine. Elle aime se donner en spectacle. Elle ne rate jamais une occasion de se faire remarquer. Je suis sûre que vous vous entendriez à merveille.
La vieille dame me fit un grand sourire depuis sa tanière de coussins et de couvertures. Je parvins à maîtriser les larmes qui me montèrent aux yeux en m’approchant d’elle. Elle n’avait pas bougé de la soirée, s’éteignant lentement, sûrement. Elle avait prit grand plaisir à revoir son amie, j’en étais certaine. Mais la fin n’avait jamais été aussi proche, je le savais, je le voyais.
— Je crois qu’il est temps pour moi de m’endormir une dernière fois. Marzena…
Je la fis taire d’un geste. Parler n’était pas nécessaire. Les mots ne pouvaient exprimer ce que nous ressentions, ce que nous devions nous dire.
Nous fîmes donc nos adieux en silence. Je laissai ensuite la Hiérophante dans son cocon douillet et allai m’enrouler dans ma couverture, le cœur gros.
Je tombai dans un sommeil profond, opaque. J’y restai longtemps, errant dans cette étendue sombre. A force d’avancer, je finis par voir apparaître des souvenirs, des moments que j’avais partagés avec la Hiérophante. Je revis le jour de notre rencontre, celui où elle conta la première fois devant moi et nombre d’autres. Chacun me réchauffait le cœur un peu plus, transformant ma tristesse en deuil, allégeant ma douleur.
Lorsque j’arrivais au bout, je revis le prince malheureux, les bois dans lesquels nous passâmes nos derniers moments conviviaux, la nuit où elle m’annonça la vérité que je refusais de voir. J’émergeai de ce sommeil pour plonger dans une vaste étendue de calme, le cœur léger malgré la perte que je savais devoir essuyer, puis je basculai dans un sommeil sans rêves. Silencieux.
Marzena…
Marzena…
À la troisième fois, je m’éveillai, je m’ouvris à cette voix qui m’appelait. J’étais encore endormie, je le savais. Et pourtant, je voyais une femme devant moi. J’essayai de parler, me demandant où j’avais atterri, mais elle ne m’en laissa pas le temps.
— Marzena, ma chère. Je te dois la vérité. J’y ai longuement réfléchi, mais je te suis trop obligée pour te cacher quoi que ce soit. Ce que je vais te dire, tu ne le répéteras à personne.
Il s’agissait de la Hiérophante. Estomaquée, je hochai la tête machinalement et la laissai continuer.
— Je viens de mourir. Tu m’as demandé plus tôt qui me succéderait et la réponse est : personne, en un sens. Némiosne n’a confié la mémoire dont il était le gardien qu’à une seule personne. Cette personne, c’est moi. Depuis lors, je me suis réincarnée ; à chaque mort, mon âme voyage dans le corps d’un nourrisson né à cet instant. C’est la raison pour laquelle il m’a jugée plus apte à détenir sa mémoire, à l’enrichir. Lui était divin, immortel. Moi, je pouvais vivre mille vies, du début à la fin, goûtant aux joies de la jeunesse ainsi qu’à celles de la vieillesse, gardant une trace de ce qui fut, à jamais.
Le silence s’installa un court instant avant qu’elle ne reprenne :
— Désormais, je dois te laisser, et pour de bon cette fois-ci. Adieu, Marzena.
Je la regardai s’éloigner, laissant sa forme étrangement familière disparaître. Puis je secouai la tête et rassemblai toutes mes forces pour hurler :
— Vous ne vous débarrasserez pas de moi comme ça ! Je vous retrouverai, et je finirai ma vie comme je l’ai commencée : à vos côtés ! Je vous le jure, vous m’entendez ?! Je vous retrouverai !
Elle s’évapora définitivement, mais je crus voir un sourire affleurer ses lèvres.
Je me réveillai peu après. Lorsque je me levai, je vis que la Marche-Monde était revenue, où qu’elle soit allée. À ses pieds s’élevait un petit monticule de terre auquel elle rendait un dernier hommage. Elle se releva, inclina la tête à mon intention puis repartit aussi simplement qu’elle était arrivée.
De mon côté, je restai ainsi, les yeux dans le vague, mais l’esprit fixé vers un seul objectif.
Où que la Hiérophante soit, je la retrouverais.