- II -

L’air frais du matin saisit Bell en plein visage, et elle se prit à aimer cette sensation. Quand elle respirait, c’était comme si la brise, vibrante, s’engouffrait en elle et se blottissait dans sa poitrine. Un chemin descendait du château vers une forêt. Elle ne l’avait jamais suivi jusqu’au bout, car on lui avait dit de ne pas le faire. Bell n’avait pas beaucoup joué dehors, de toute façon.

Mais ce jour-là, tout était différent. Bell s’était donné le droit d’agir comme bon lui semblait. Elle éprouvait cette fierté piquetée d’appréhension des enfants qui chapardent, l’impression de voler pour la première fois. Or, ce qu’elle serrait entre ses mains, palpitant, fragile et chaud, alors qu’elle descendait le chemin qui menait vers la forêt, c’était sa vie.

Elle marchait avec énergie. Comme elle n’était pas habituée à l’exercice, elle s’arrêtait souvent pour reprendre sa respiration, puis repartait. Un soleil froid de fin d’hiver se levait rapidement. Tout était calme, sauf Bell dont l’âme illuminée dansait tout autour d’elle. Du palais, si on la cherchait, on ne pourrait plus voir d’elle qu’un petit point à la lisière du bois.

Alors qu’elle s’apprêtait à se glisser sous les feuillages, elle vit un arbre, long et mince, qui se mit à remuer. Il était jeune, couvert de ramilles minuscules et de bourgeons, et s’agitait vivement comme pour lui faire signe. Bell s’immobilisa. Elle avait une mauvaise vue, et ses lunettes ne lui permettaient de distinguer avec netteté que ce qu’elle fixait et qui se trouvait au centre de son champ de vision. Le reste était flou. Alors elle passa en revue le tronc, de la cime aux racines, mais il n’y avait pas de racines : c’était une branche qui flottait dans les airs, à quelques centimètres du sol, toute droite. Elle remonta le long de la branche. À un moment apparut un nœud dans le bois, une espèce de boursouflure. En y regardant de plus près, cette boursouflure avait des doigts. C’était une main. Une main si petite qu’on aurait dit celle d’un enfant, si elle n’avait pas été fripée. Bell, pour ne pas avoir le tournis, suivit lentement la ligne, vers la gauche, qui menait de cette main à un poignet, du poignet à un bras. Et puis elle la vit.

Une mendiante, assise en tailleur, s’appuyait sur la branche souple, encore couverte de feuillage. Pour saluer, la femme leva sa main gauche.

― Bonjour, dit-elle, et elle attendit, posant des yeux rieurs sur ceux de Bell.

La femme était maigre comme une fleur sans eau. Bell mit un certain temps à répondre. Cette femme, elle ne la connaissait pas. La tête lui tournait.

― Bonjour, fit la jeune fille, et sa voix partit se fondre dans les chants d’oiseaux.

Il y eut un silence.

― Il fait un peu froid, vous savez, reprit la mendiante, vous pourriez me donner quelque chose ?

La vieille femme n’avait presque rien sur elle. Pourtant elle souriait, car la joie de Bell, à ce moment-là, touchait et réchauffait tous ceux qu’elle approchait et qui étaient un peu sensibles.

― Est-ce que vous voulez mon manteau ? siffla la jeune fille de sa voix aérienne.

La mendiante se redressa pour l’examiner des pieds à la tête, plissant légèrement les yeux. Un sourire étirait ses lèvres fines. Elle reprit d’une voix plus ferme, plus profonde, comme si ce n’était pas la même personne qui parlait.

― Les nuits sont fraîches, et tu pars pour un long voyage, Isabelle. Est-ce que tu es sûre de vouloir me donner ce manteau ?

Bell était interloquée. Un regard amusé perçait sous les paupières plissées de la vieille femme. À la réflexion, cela ne la surprit pas, que cette personne connaisse son nom. On devait parler un peu d’elle, dans le royaume. Sans doute à cause de ses sœurs qui, chaque fois qu’on leur demandait de faire quelque chose, se plaignaient en évoquant leur grosse sœur myope, avec sa voix flûtée, qui passait ses journées à lire dans sa chambre.

C’était ce que pensait Bell, à ce moment-là, mais il faut dire que Bell avait beaucoup d’imagination.

― Ça ira, vraiment, chuchota-t-elle, et elle lui donna son manteau d’un geste précipité.

Elle allait repartir, quand une brassée de feuilles tendres et de pointes piquantes se jeta sur son visage. La vieille femme avait tendu sa branche devant Bell pour l’empêcher d’aller plus loin. Bell sentit monter en elle une once d’agacement.

― Prends ça, en échange.

La mendiante fourra dans les mains de la jeune fille une dent de fauve montée en pendentif. Bell interrogea la vieille femme du regard. Celle-ci eut un mouvement de tête impatient, et lança d’une voix amusée :

― Mets-la à ton cou.

Bell retourna la dent dans tous les sens. Elle était longue comme la paume de sa main, légère, tiède et douce au toucher. Bell la passa autour de son cou et allait remercier la mendiante. Mais quand elle releva la tête, la vieille femme avait disparu.

Elle regarda de tous les côtés. Pas de trace de la mendiante. Elle avait pris le manteau, donné la dent et s’était volatilisée. L’objet était toujours là, chaud dans sa paume. Bell le serra contre elle comme pour s’assurer que tout avait été bien réel. Puis elle revint à elle, haussa les épaules et s’enfonça dans la forêt.

 

 

Marchant au milieu des arbres, Bell se sentait étrangement en sécurité : elle n’était plus du tout visible depuis le palais et risquait moins d’être rappelée dans son enceinte. Son pas se faisait de plus en plus léger.

Les arbres étaient chétifs, le vent passait au travers, les feuilles voletaient, timides et fragiles entre les branches, et elle avait dû ralentir son pas pour ne pas se cogner contre un tronc ni trébucher contre une racine. Pourtant, c’est à ce moment-là que tout changea. Bell avait cru franchir un seuil au moment où elle avait passé le pas de la porte du château, mais elle ne réalisa qu’elle était vraiment partie qu’après avoir traversé la lisière de cette forêt d’arbres fins. À ce moment, elle se sentit, sinon une parfaite héroïne, du moins un personnage de sa propre histoire.

Elle avançait lentement, posant ses mains sur les troncs qu’elle croisait comme on s’appuie sur des épaules amies, quand elle entendit un gémissement. C’était un cri étrange, profond, le genre de lamentation qui pourrait aussi bien venir d’une bête que d’un être humain.

Bell suivit la plainte au milieu des fourrés jusqu’à percevoir, sous les frondaisons, une large ombre grise qui s’agitait en geignant. Elle fixa la silhouette avec attention. Des contours se dessinèrent. Une queue balayait l’espace d’un mouvement nerveux. Un corps était tout entier tiré vers l’arrière, sauf une patte qui ne bougeait pas.

C’était un grand chien, ou peut-être un loup. En s’approchant, Bell compris qu’une de ses pattes avant se trouvait prise dans le piège d’un chasseur.

N’importe qui se serait éloigné de peur d’être mordu, mais Bell n’avait peur de rien. Elle croyait n’avoir rien à perdre. Après un temps, elle osa s’approcher en s’efforçant de faire le moins de bruit possible, mais des ramilles se prirent dans ses cheveux et craquèrent. L’animal avait l’ouïe fine. Il cessa de gémir et ses oreilles aux aguets pivotèrent dans la direction de Bell. Une branche se brisa sous le pas de la jeune fille. La bête sursauta, et un grondement sourd la secoua si fort que la forêt tout entière émit un frisson. L’animal braqua sur Bell ses yeux jaunes et montra les crocs. C’était un loup. Bell se figea et continua d’observer l’animal. Les grognements cessèrent. La forêt reprit sa lente respiration.

Le sang faisait une tache sombre au sol, à l’endroit où la patte du loup était prisonnière du piège. Le loup l’épiait. Bell vit sa silhouette floue se dresser face à elle, se tendre, tressaillir, puis baisser la tête vers sa patte blessée, comme s'il avait soudain oublié sa présence. Au bout d’un moment, l’animal se remit à gémir. Bell s’avança doucement, se tenant à distance de lui, le temps de s’assurer qu’il n’était plus sur la défensive. Il ne la fixait plus, mais suivait chacun de ses mouvements du coin de l’œil.

― Attends, chuchota Bell. Sois calme, tu veux ? Je vais te sortir de là.

Elle chuchotait volontiers parce qu’alors, on ne s’apercevait pas qu’elle avait la voix trop aiguë. Évidemment, le loup n’aurait rien eu à dire sur la question, mais Bell s’imaginait qu’un murmure avait plus de chance de l’apaiser que son sifflement habituel. Il se tenait sur ses gardes, en silence, comme s’il écoutait, comme s’il avait compris qu’elle était là pour l’aider.

Lentement, en guettant les réactions du loup, Bell tendit les mains vers le piège. Quand elle faillit toucher la patte blessée, la bête eut un mouvement de recul. La main de Bell resta un temps en suspens, puis elle se mit à genoux devant le piège, en saisit les deux parties en évitant soigneusement tout contact. Elle appuya de toutes ses forces et le piège se rouvrit, libérant l’animal.

Le loup retira maladroitement sa patte et se coucha à quelques pas pour lécher sa plaie. Bell s’éloigna et s’adossa à un tronc d’arbre. Elle l’examina tandis qu’il nettoyait sa blessure avec un soin méticuleux. Elle aurait aimé avoir une meilleure vue. Même avec ses lunettes, elle ne voyait du loup qu’une ombre mouvante. Il s’arrêtait de temps à autre pour planter sur elle ses yeux jaunes, et elle croisait son regard sans ciller.

― Merci.

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Belisade
Posté le 13/11/2024
Bonjour Baladine,
Les deux rencontres que fait l'héroïne dans ce chapitre marquent le début de son voyage initiatique, du moins c'est comme ça que je le comprend. D'abord la mendiante, puis le loup. Bell les sauve tous les deux, grâce à sa générosité. On se rend compte combien ses problèmes de vue la handicapent. J'ai l'impression qu'elle se débat dans une espèce de cocon qui l'empêche de vivre normalement et que son cheminement va l'aider à sortir de sa chrysalide. Et que c'est elle qui aura vaincu son crabe. Très poétique. Merci pour cette lecture.
Baladine
Posté le 16/11/2024
Bonjour Belisade,
Merci encore pour ce joli commentaire, j'aime bien l'image du cocon et de la chrysalide !
Seol
Posté le 26/10/2024
J'aime beaucoup cette histoire, le conte qui saute en effet tout de suite aux yeux mais bien revisité ! Je trouve également ta plume poétique, ce qui permet de parler de sujets graves et/ou important de manière très touchante, bravo !
J'ai noté deux petites répétitions qui m'ont fait tilter :
"L’objet était toujours là, chaud dans sa paume. Bell le serra dans sa paume comme pour s’assurer que tout avait été bien réel"
"Bell suivit la plainte au milieu des fourrés jusqu’à percevoir, au milieu des frondaisons". Pour celle-ci, ça peut être choisi de dire que c'est vraiment au milieu du milieu.

"Pourtant, c’est à ce moment-là que tout changea. Bell avait cru franchir un seuil au moment où elle avait passé le pas de la porte du château,"
J'aime beaucoup la nouvelle idée que tu amènes ici, un nouveau départ mais plus calme, plus assuré (si j'ai bien compris ?). Cependant, avec le paragraphe qui vient juste avant, elle a d'abord le pas plus léger, puis le ralenti, je verrai bien quelque chose de plus global et peut-être plus explicite sur les émotions quant à ce changement qui s'opère. Je ne sais pas si je suis claire ni pertinente, mais voilà ce que j'ai pensé à la lecture !
En tout cas j'ai hâte de voir où tout ça mènera Bell !
Baladine
Posté le 01/11/2024
Bonjour Seol,
Merci beaucoup pour tes retours, tes remarques sur les répétitions m'ont donné l'occasion de retravailler attentivement ce chapitre et de corriger deux-trois autres éléments au passage !
Pour ta remarque sur le faux-départ, et le nouveau départ, Bell a en effet deux quêtes à mener, dans cette histoire, une dont elle a conscience, et l'autre moins. C'est pour ça qu'il y a deux départs. Le deuxième exige de ralentir et d'ouvrir le regard (ce qui n'est pour l'instant pas son fort ^^). Je vais voir ce que je peux faire pour les émotions à ce moment-là.
Merci encore pour ta lecture et ton commentaire attentif et pertinent :D j'espère que la suite te plaira aussi. Je vais faire un tour de ton côté.
A très vite, donc !
Carmen
Posté le 30/09/2024
Plein d'éléments me surprennent dans ce deuxième chapitre ! La rencontre avec la mendiante rappelle quelque-chose d'ancestral à la Paulo Coehlo, le fait d'entendre le nom complet de Bell (ça pose des questions sur le rapport nom-identité, on se demande si ce surnom lui a été donné par affection ou bien pour la déshumaniser), et je n'aurais jamais cru qu'une simple "Merci." aurait pu faire une aussi bonne chute ! Au plaisir de te lire, Carmen
Baladine
Posté le 06/10/2024
Merci pour ce retour ! C'est intéressant d'avoir ton point de vue sur le nom de Bell et la présence de la mendiante :D
ClaireDeLune
Posté le 02/09/2024
Très bon début d'histoire ! On sent les éléments du conte se mettre en place petit à petit, les indices se trouvent facilement (quand on a l'habitude). Les formules sont souvent très poétiques (j'aime bien "Or, ce qu’elle serrait entre ses mains, palpitant, fragile et chaud, alors qu’elle descendait le chemin qui menait vers la forêt, c’était sa vie." en particulier, elle m'a marquée) ce qui augmente l'immersion, bravo !
Baladine
Posté le 04/09/2024
Bonjour Claire de Lune,
Merci pour ta lecture et ton commentaire, j'ai vu que tu aimais les contes aussi, je serais ravie de continuer nos échanges :)
A très vite,
Claire
Camice
Posté le 31/08/2024
J'aime beaucoup le ton de l'histoire, qui ressemble vraiment à celui d'un conte. Avec une morale qui semble se dessiner au fur et à mesure où elle aide ceux dans le besoin sur son chemin !
Bon courage pour la suite de l'écriture !
Baladine
Posté le 01/09/2024
Bonjour Camice, merci pour ce retour ! A très vite
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