L’air était doux. Et dans le ciel, Nora pouvait voir danser des nuées de paillettes de toutes les couleurs. Les plaines bleutées s’étendaient à perte de vue rythmées par quelques collines qui venaient découper cette fresque surréelle. Un chant d’oiseau, rejoint par le tambourinement galopant d’une bande d’équidés, installa le début d’une symphonie naturelle.
Tout semblait parfaitement synchronisé sur les battements de coeur de la petite fille. Au loin, Nora aperçut la silhouette de ce qui s’apparentait à une immense construction, peut-être un château comme ceux qu’elle avait vus dans les nombreux livres de contes dont elle se nourrissait. L’enfant ferma les yeux et inspira tout l’air que ses petits poumons pouvaient contenir. Son nez se délectait au passage d’une farandole d’odeurs de sucre et de fruits en tous genres. Et lorsqu’elle rouvrit ses petits yeux verts, Nora flottait dans le vide. Prise de panique, elle faisait battre ses jambes comme par peur de se noyer, mais cela n’eut pour seul effet que de lui faire gagner de l’altitude. Alors tel un poisson dans l’eau, l’enfant glissait dans le ciel au travers des nuages et du sable qui flottait dans les airs.
Et l’orchestre du rêve s’emballa, les oiseaux tournoyaient autour de Nora, la prairie se mit à fleurir, et, dans une explosion de couleurs et de senteurs, notre aventurière s'élança vers le château. Mais à mesure qu’elle s’en approchait, le vent s’intensifiait et les nuages se densifiaient. La musique se mit à dissoner, le ciel laissa la place à l’obscurité du néant et Nora perdit l’équilibre. Elle se mit à chuter, de plus en plus vite, mais sous elle, il n’y avait aucun sol. Des formes et des couleurs en tous genres venaient la traverser, le bruit devenait assourdissant. Et soudain, elle rouvrit les yeux.
La petite fille était assise sur son lit, les yeux emplis de peur, elle peinait à trouver de l’air, comme si on venait de lui sortir la tête de l’eau. Dehors, la pluie battait les grandes fenêtres du manoir. Il faisait tellement sombre, Nora ne savait pas dire si le jour se levait ou si la nuit jouait avec elle. Ses petits pieds vinrent s’aventurer sur le parquet, et ses bras se saisirent du couvre-lit pour s’y réfugier. Postée devant la fenêtre, elle fit glisser un morceau de sa cape de fortune sur le carreau. Débarrassé de la buée, il laissait apparaître la grande tour et ses quelques fenêtres allumées. Nora, qui n’avait de toutes façons, plus envie de se rendormir pour cette nuit, enfila une tenue plus appropriée pour se promener dans les couloirs. Elle sortit donc de sa chambre dans une petite robe à carreaux, mais sans penser à se pourvoir de souliers.
Sa promenade la mena jusqu’au hall d’entrée. En bas, elle voyait tout un tas d’inconnus s’affairer. Certains transportaient des fleurs, d’autres tiraient péniblement de gros sacs, de farine ou de riz, vers les cuisines desquelles on pouvait entendre l’agitation. Les bruits de casseroles qui s’entrechoquent, les couteaux qui battent le plan de travail et le beurre qui frémit. Tout cela mit la petite fille en appétit, mais il semblait que l’heure du petit déjeuner ne soit pas encore arrivée. Nora continua son périple sans croiser personne, pas un enfant. Elle était la seule debout.
Ses petits pieds profitaient de la douceur des longs tapis qui couvraient le parquet. Elle était fascinée par tout ce qui l’entourait. Il y avait d’immenses peintures illustrant divers paysages de la France et d’ailleurs. Certains tableaux étaient si grands qu’elle avait l’impression de pouvoir entrer dans ce monde qui prenait vie sous ses yeux. L’autre côté du couloir était essentiellement composé de vitres, sur lesquelles la pluie battait encore son plein. Les gouttes d’eau ne prenaient plus la peine de s’accrocher aux carreaux, elles se laissaient glisser sur les fenêtres, et de l’intérieur, Nora avait l’impression de marcher sous une cascade. Au bout du couloir, le parquet laissait la place à un carrelage composé de larges dalles de pierre. La petite fille continua à avancer sans penser qu’elle était à pieds nus. Alors, au contact de la pierre froide, Nora eut un léger sursaut. Il était trop tard pour renoncer, elle venait de faire tout ce chemin, juste pour voir ce qu’il pouvait y avoir dans la tour. Notre amie continua donc son chemin sur la pointe des pieds, en sautillant pour éviter le froid.
Le passage entre l’aile ouest et la tour était marqué par une immense voûte de pierre. L'accès aux étages inférieurs était bloqué par une grille en acier, fermée par une serrure dorée, gravée de motifs floraux. Les étages inférieurs n’intéressaient pas la jeune fille, qui cherchait seulement à voir ce qui pouvait se passer au sommet, mais elle ne put s’empêcher de remarquer que la serrure était en réalité composée de cinq trous aux formes diverses. En penchant sa tête par dessus la rambarde de l’escalier, Nora ne vit que le vide, qui s’étendait à perte de vue. Elle entama donc son ascension vers le sommet. À chaque étage, il y avait quatre portes, de formes, de tailles et de couleurs différentes. Nora avait envie de toutes les ouvrir pour satisfaire sa curiosité. Mais les portes n’avaient pas de serrure, pas de poignées, et la jeune fille avait beau essayer de les pousser de toutes ses forces, aucune d’entre elles ne s’ouvrit.
Nora continuait de gravir les nombreuses marches de cet escalier sans fin. À certains étages, il y avait des portes condamnées, recouvertes de briques. Et au bout d’une bonne quinzaine de minutes à monter péniblement les étages, la jeune fille arriva dans une immense pièce qui occupait toute la surface de la tour. Sur le sol, Nora sentait une pellicule de sable lui chatouiller les pieds. Elle ne put s’empêcher de remarquer qu’il s’agissait de la seule pièce de tout le manoir qui n’était pas impeccable. Sous le sable, Nora apercevait son reflet dans un immense miroir, et chaque fois qu’elle essayait d’enlever le sable pour mieux se voir, le sable revenait.
Au centre de l’immense salle, se tenait un escalier en colimaçon, inondé par un puits de lumière. Notre amie comprit qu’il s’agissait là du dernier escalier à gravir pour atteindre le sommet de la tour, et tandis qu’elle s’avançait, le sable se mit à flotter autour d’elle. Sa vision était obstruée par un brouillard granuleux, et alors qu’elle pensait avoir atteint la rampe de l’escalier, une voix l’interpella : “ Mademoiselle Nora ? Mademoiselle ? “
Cette voix lui était familière, elle fut suivie d’un bruit de porte, d’une série de pas, et son corps se mit à s’agiter dans tous les sens.
« Mademoiselle Nora, réveillez-vous ! »
Nora se réveilla en sursaut. Devant elle se tenait Eric qui s’agitait dans tous les sens à la recherche d’une tenue pour la jeune fille.
« Nous allons devoir apprendre à nous lever, je ne compte pas courir après vous tous les matins ! lança le valet.
— Me lever ? Mais je me suis levée, tôt ce matin, je suis allée dans la tour, il y avait du sable, et tout flottait, et… s’affolait Nora.
— Ma chère enfant, vous délirez complètement… La tour est fermée par une porte qui fait cinq fois votre taille, je vois difficilement comment vous auriez pu y entrer, sans compter qu’il vous est interdit de vous en approcher, vous le savez, répondit Eric. Dépêchez-vous, tout le monde vous attend en bas ! »
Nora enfila donc la robe que lui tendait le jeune homme en soupirant. Ce dernier arrangea sa coiffure et l’emmena dans le couloir. La jeune fille marchait en traînant les pieds, la mine basse et les sourcils froncés, elle était convaincue de s’être levée cette nuit. Dans le hall tout était en ordre, aucune trace de l’agitation dont elle avait été témoin. Au bas de l’escalier, Nicole accueillit Nora avec un grand sourire et la conduisit vers la salle de réception dont les portes étaient fermées. Eric poussa les lourdes portes, et de l’autre côté, tous les pensionnaires du manoir étaient réunis : enfants, adolescents, enseignants, cuisiniers… Tout le monde était là sauf le directeur. Nora reconnut Irène, qui discutait avec le vieil homme de la veille. Et à peine eut-elle posé le pied à l’intérieur de la grande salle, que tous se tournèrent vers elle et lancèrent ensemble un “Bienvenue Nora !”, puis ils reprirent leurs discussions respectives. Nicole posa sa main sur les épaules de la jeune fille et l’accompagna jusqu’à ses deux compères qui continuaient de discuter, l’air grave.
« … si nous n’agissons pas tout de suite ! terminait Irène.
— La décision revient à M. Lameyran et vous le savez Irène ! répondit l’aîné.
— Avec tout le respect que je dois à notre ami, il n’est même pas venu la saluer ! renchérit la gouvernante.
— Vous savez comme moi, que la situation est déli…
— Ahem ! Mes amis, je vous présente notre nouvelle pensionnaire, Nora, lança Nicole en interrompant le vieil homme.
— Nora ! Enfin, j’ai le plaisir de te rencontrer. J’ai beaucoup entendu parler de toi tu sais. Madame Preunelle est une vieille amie. Oh, excuse-moi, j’oublie mes civilités, je m’appelle Philéas Grandecour, directeur adjoint de cet établissement.
— Soyez la bienvenue mon enfant, je suis sûre qu’Eric vous a déjà parlé de moi, je m’appelle Irène, je suis gouvernante ici.
— Bonjour… répondit timidement Nora, encore troublée par les évènements de la nuit.
— Et bien mon enfant, vous avez l’air d’humeur bien bougonne ? Y aurait-il un problème avec votre chambre, n’êtes-vous pas bien installée ? demanda Philéas.
— Mademoiselle affirme s’être levée avant tout le monde ce matin, et s’être introduite dans la tour, expliqua Eric en s’invitant dans la conversation.
— Dans la tour ? Non c’est impossible ma chère, seuls certains membres du personnel et moi-même sommes autorisés à y entrer, répondit le directeur adjoint.
— Je n’y suis moi-même pas entré depuis plusieurs jours, poursuivit Eric.
— Tu as sûrement rêvé Nora, cela nous arrive à tous, tu arrives dans un lieu que tu ne connais pas, tu dois te poser beaucoup de questions, ajouta Nicole pour essayer de la rassurer. Eric, emmenez-la avec les autres, Médior attend pour démarrer le cours de peinture. »
Eric s'exécuta donc et emmena la jeune fille prendre son petit déjeuner. En s’éloignant, Nora entendait la conversation se poursuivre : « Il me faut retourner auprès de lui, il aura besoin d’aide, prévenez-moi à l’arrivée du général, demanda Philéas. »
Nora mangea son petit déjeuner sans adresser la parole à qui que ce soit. Tout le monde la regardait en chuchotant, ou agissait juste comme si elle n’était même pas là. Dehors sur les vitres, l’eau coulait à flots.
Quelques minutes plus tard, après être repassée par sa chambre pour se débarbouiller, se brosser les dents et faire son lit qu’elle avait quitté à la hâte, Nora était dans l’atelier du manoir, situé à une bonne centaine de mètres du bâtiment principal. Dans la pièce il y avait des enfants de son âge, d’autres plus jeunes et certains plus vieux. Tous savaient ce qu’ils avaient à faire. Ils se promenaient d’un bout à l’autre de l’atelier pour attraper un pinceau, un pot de peinture ou de l’eau propre, quelques uns étaient munis de couteaux et de brosses pour travailler la sculpture. Il y avait toutes sortes de travaux disposés autour des apprentis artistes, peintures, sculptures, de terre ou de pierre, certains dessins plus légers et quelques fabrications en bois et en carton.
Médior s’approcha de la nouvelle venue pour se présenter et expliquer ce qu’ils faisaient ici.
« Bonjour Nora, je me présente, Médior Florisson, j’enseigne les arts ici depuis une dizaine d’années. Il n’y a pas ici de sujet ou de contrainte, je te demande juste de choisir un souvenir, une sensation et de le retranscrire avec la technique qui t’inspire. Tu peux te servir dans tout ce que tu trouves autour de toi et tu ne dois pas hésiter à venir me voir si tu veux un conseil. »
Notre amie n’eut pas à se faire prier pour aller s’affairer. Elle attrapa des craies grasses et une pile de feuilles, puis elle s’installa dans un coin de l’atelier, à l’écart, juste devant une fenêtre. Pendant toute la matinée, en faisant fi de la récréation, Nora posa sur le papier les images qui lui hantaient la tête. Une mer rosée, de l’herbe bleue, un château, mais surtout, une immense tour remplie de portes, une serrure dorée et sur tout ce qu’elle illustrait, elle ajoutait un bruit ambiant, un brouillard granuleux, comme un nuage de sable qui flotterait.
À la fin de l’atelier, une cloche annonçait l’heure du déjeuner. Tout le monde se précipita pour rejoindre la salle de réception, en laissant l’atelier dans un bazar incroyable. Nora n’avait même pas remarqué l’agitation, elle était plongée dans ses dessins. Médior qui venait de terminer de ranger les chevalets, la peinture et autre matériel, s’approcha de la petite fille et s’agenouilla pour observer son travail.
« C’est une chose d’être passionnée, mais il ne faut pas oublier de manger, lança-t-il en souriant. Montre moi ton travail, oh… de la craie grasse, c’est un choix intéressant…
— Tous les crayons étaient pris, répondit timidement Nora.
— Je vois, je vais te dire quelque chose de très important Nora, ici, dans mon cours, comme dans tout le manoir, il n’y a rien que l’on ne puisse partager. J’ai moi-même eu du mal à aller vers les autres au début, mais je t’assure que personne ne mord ici. À part Moumoufle…
— Moumoufle ? C’est bizarre comme nom pour un enfant…
— C’est le nom du chien, expliqua Médior en riant.
— Je me disais aussi, sourit Nora.
— Je me demandais quand tu allais me montrer ton sourire ! Ce sont là de très jolis dessins Nora, tu veux bien me les laisser pour que je les regarde de plus près avant le prochain cours ?
— Oui… Oui, bien sûr.
— Merci, et maintenant, allons manger veux-tu ? Je crève de faim, en plus ce midi c’est pommes au four, crois-moi tu ne veux pas rater ça. »
Nora et son nouvel ami partirent donc déjeuner. Médior invita son élève à se joindre à lui à la table du personnel, ce qu’elle accepta volontiers. Elle mangea donc entourée de Médior et de Nicole qui discutaient de leur matinée et de ce qu’ils feraient le week-end, d’Irène et Eric qui ne savaient pas s’accorder sur la couleur de nouveaux rideaux de l’aile Est et de tout un tas d’autres personnes dont elle n’avait jamais entendu parler.
Après le repas, les pensionnaires avaient droit à une pause, avant de reprendre les activités de l’après-midi. La pluie avait laissé la place à un soleil timide, et tout le monde en profita pour aller prendre l’air. Nora n’était toujours pas décidée à aller rejoindre ses camarades, elle marchait tranquillement autour d’une immense fontaine. La cloche retentit à nouveau et elle suivit le groupe vers l’entrée de la bibliothèque. Avant de rentrer, elle leva la tête vers le sommet de la tour qui dépassait.
La bibliothèque était immense, elle comptait quatre étages qui faisaient le tour du bâtiment et un espace central, occupé par divers bureaux et autres salons de lecture. Pendant tout l’après-midi, les élèves étaient libres de lire ce qu’ils voulaient, et il y avait de quoi s’occuper parmi les dizaines d’étagères qui composaient le lieu. Suspendus au plafond, on pouvait apercevoir quelques squelettes de volatiles, des maquettes d’engins volants et une reconstitution du système solaire. Nora ne savait pas où donner de la tête, elle se promenait entre les vitrines qui hébergeaient divers bibelots, des masques et tout un tas de pierres taillées. Pendant sa visite elle voyait des lecteurs solitaires, des passionnés en train de prendre des notes, des plus vieux faisant la lecture aux plus jeunes, des plus jeunes faisant semblant de lire, mais tout le monde semblait heureux d’être là.
La petite fille monta les escaliers pour atteindre le deuxième étage. Et alors qu’elle naviguait entre Molière, La Fontaine et Verne, elle passa à côté du couloir reliant la bibliothèque au manoir. C’était plus fort qu’elle, elle devait en avoir le coeur net. Elle pénétra dans le couloir afin de rejoindre l’entrée de la tour. Arrivée devant la grande arche, une porte massive lui bloquait l’entrée. Elle s’approcha, pour essayer de comprendre comment une porte avait pu pousser en quelques heures. Mais alors qu’elle allait poser sa main sur le bois abîmé, une voix l’interpella : “ Excuse-moi ? Tu es perdue ?” Une jeune femme se tenait à côté de Nora, les cheveux châtains foncés, attachés par un ruban vert, elle avait les yeux marrons et un chemisier bleu clair, rentré dans un pantalon taille haute. Dans ses bras, l’inconnue portait tout un tas de livres et de carnets, tout droit sortis d’une autre époque.
« Je m’appelle Jeanne, j’étudie ici depuis quelques années, et toi, c’est quoi ton nom ?
— Nora, je suis arrivée avant hier.
— Alors dis-moi Nora, qu’est-ce que tu fais ici ?
— C’est cette porte… Je suis venue ce matin, et elle n’était pas là. J’en suis sûre, mais personne ne me croit.
— La vérité est une notion complexe. Il y a parfois des choses que l’on voit, qui sont invisibles aux d’autres. Cette porte par exemple, elle a toujours été là, chaque fois que je suis passée ici et… je passe souvent par ici pour aller dans la bibliothèque. Mais si tu me dis qu’elle n’était pas là ce matin, je te crois.
— C’est tout de même bizarre non ? Je me lève, il n’y a pas de porte, et ensuite… Je me réveille à nouveau, dans mon lit, et la porte apparaît.
— Bizarre, étrange, magique ? Voilà des mots que tu utiliseras souvent ici, il n’y a qu’un pas entre ce qui existe et ce qui n’existe pas. Tout dépend de ta capacité à y croire ou non.
— Je ne comprends pas…
— Eh bien cette porte, tu n’en avais jamais entendu parler auparavant ?
— Non, je n’avais pas visité cette partie du manoir.
— Tu es donc venue, la porte n’existait pas, et maintenant que tout le monde te soutient qu’il y en a une, tu reviens et ?
— Et maintenant elle est là… Mais comment c’est possible ? Est-ce que si j’arrête de croire en la porte, elle disparaît ? Mais comment je peux ne plus y croire maintenant qu’elle est là devant moi.
— Possible, impossible. Tu auras tout le temps de répondre à tes questions. En attendant, que dirais-tu d’un petit tour de la bibliothèque ? »
Jeanne invita donc Nora à retourner dans le monde merveilleux de la littérature, mais au moment de passer l’entrée du bâtiment, la petite fille aperçut Philéas au loin, accompagné de Nicole, Médior, un général décoré et d’autres hommes en uniforme. Philéas leur faisait sans doute faire un tour du propriétaire, et les intéressés semblaient captivés.
Nora écoutait Jeanne avec passion, elle sentait chez elle le même amour des livres qu’elle vivait depuis ses six ans. Après avoir fait le tour des différentes collections appropriées pour la jeune fille, et des espaces dans lesquels elle pouvait s’installer, Jeanne entraîna sa cadette jusqu’à un espace reculé du troisième étage. La jeune femme sortit une petite clé de sa poche, et l’inséra dans la serrure d’une grille de métal rouillé.
« Cet endroit est normalement réservé à certains membres du personnel, mais le directeur m’a confié un double de la clé pour que je puisse satisfaire ma curiosité. Tu ne dois dire à personne que nous sommes venues ici, ce sera notre petit secret. »
Le passage menait à une plateforme de métal qui surplombait toute la bibliothèque, les deux filles s’engagèrent sur un escalier qui faisait le tour d’une très impressionnante maquette de la Terre que Nora avait vue d’en bas. En l’empruntant, la petite fille s’arrêta un instant devant l’Afrique, qui faisait approximativement sa taille, les yeux écarquillés. Elles atteignirent enfin le dernier étage qui semblait n’être accessible que par cet escalier et Jeanne posa les livres qu’elle portait, sur l’un des bureaux vides.
L’étage était un peu plus petit que les autres à cause du toit, et tout semblait en attente. Des dizaines de livres étaient ouverts, accompagnés de feuilles couvertes de notes et de schémas. Dans un coin de la pièce, les deux chats que Nora avait aperçus la veille se reposaient sur un vieux fauteuil en cuir.
« Bienvenue dans mon royaume ! Tous les livres qui peuvent répondre à tes questions sont ici, il s’agit de la collection privée de notre directeur, en ce qui me concerne, je suis là tous les soirs, il te suffit de venir me trouver. »
Nora ne savait pas quoi dire, elle venait de se faire une amie, mais surtout, elle avait rencontré quelqu’un qui acceptait de la croire. Pendant le reste de l’après-midi, les jeunes filles étudièrent en silence. Nora voyageait de livre en livre, il y avait de tout, des contes, des essais, de la fiction, de la philosophie, parfois un peu des deux. Elle ne comprenait pas tout mais n’hésitait pas à demander conseil à son aînée.
Aux alentours de dix-sept heures, tout le monde fut rassemblé au rez-de-chaussée pour fêter l’anniversaire du petit Guillaume qui soufflait ses cinq bougies. Et tandis que Nora était toujours plongée dans ses pensées, le garçon s’approcha d’elle et lui tendit sa part de gâteau.
« Tiens, c’est un peu ta fête aussi aujourd’hui » lança-t-il timidement en repartant aussitôt se chercher une deuxième part. Nora était submergée d’émotions, elle devint toute rouge et une larme vint couler sur sa joue. Nicole discutait avec Jeanne, et toutes les deux arboraient un grand sourire à l’égard de la jeune fille.
Pendant que tout le monde célébrait l’anniversaire de Guillaume, Nora alla se positionner devant une fenêtre pour admirer le jardin. Elle vit alors Philéas et ses suivants à nouveau. Ils avaient perdu leur air grave et discipliné, et emprunté un air hagard, comme si les visiteurs s’étaient endormis pendant la visite…
Les jours qui suivirent, Nora se sentit plus à l’aise avec ses camarades, mais elle préférait tout de même rester seule pendant les récréations. Médior suivait de près les créations de la jeune fille, et discutait avec elle de la source de son inspiration. Et tous les après-midi, Nora étudiait avec Jeanne dans la bibliothèque. Parfois, elles se promenaient dans le manoir, et Jeanne prenait plaisir à faire découvrir à sa cadette, les merveilleux endroits que renfermait le manoir.
Un jour de neige, au début du mois de novembre, monsieur Saignon, un professeur de sciences de la vie et de la Terre, emmena les étudiants dans un jardin, au-delà de la serre. Il leur montrait toutes sortes d’arbres, de fleurs et de plantes. Parfois le groupe s’arrêtait pour regarder passer une compagnie de hérissons, un groupe de chevreuils, un renard et d’autres animaux qui vivaient simplement. Enfin, il leur demanda de se promener dans le jardin, afin de trouver un sujet qui donnerait lieu à quelques recherches, à présenter aux autres en fin de semestre.
Nora se laissa donc porter par les senteurs de l’automne. Elle se promenait dans le jardin, entre les lauriers et les saules. En s’approchant d’un parterre de trèfles, recouvert de feuilles d’érable rouges comme des tomates, elle aperçut l’un des hérissons qui semblait perdu, ou plutôt, dans l’attente, comme quelqu’un qui attendrait un ami sur le quai de la gare.
Elle s’approcha de l’animal et lui demanda s’il était perdu. Sans que cela ne surprenne la jeune fille, le hérisson fit non de la tête, et s’éclipsa de l’autre côté d’une haie. Nora fit le tour pour essayer de voir où il se rendait et s’en suivit une poursuite dans le jardin. Après quelques minutes de course, notre amie avait perdu la trace de la boule de piques. Les voix de ses camarades s’étaient tues, et la lumière du soleil commençait à faiblir. Nora avait atterri dans ce qui ressemblait à un grand potager, aux allures de jardin français. Il y avait toutes sortes de citrouilles et autres cucurbitacées, au milieu de buis taillés, à l’image de figures géométriques complexes. Ci et là, on pouvait trouver un vase de pierre, un bassin d’eau recouvert de fougères de moustique, dans lequel se prélassait un banc de carpes, et quelques statues habillées de mousse.
Nora s’avança prudemment, l’air était léger mais elle n’était pas rassurée par ce lieu, qui semblait suspendu dans le temps. La jeune fille passa au dessous d’une arche de rosiers qui gardait l'accès d’une deuxième serre dont l’enfant n’avait pas entendu parler. Sa curiosité la poussa à s’engager à l’intérieur de la verrière, dont la porte était ouverte. Elle y découvrit des plantes plus exotiques, des fleurs aussi grosses que sa tête et des dizaines de papillons qui virevoltaient dans les airs. De longs tuyaux récupéraient la pluie du toit pour l’amener dans les différentes parcelles de terre. Au fond de la serre, une série d’établis couverts d’outils de jardinage, témoignaient d’une activité régulière et récente. Nora ne put s’empêcher de jeter un oeil aux différents flacons, dessins et autres notes dispersées un peu partout. L’organisation du lieu laissait imaginer la personnalité du responsable. Certains flacons étaient brisés, des pots cassés, la terre jonchait le sol et même si l’on pouvait voir les traces de l’utilisation d’un balai, on ne l’avait passé que sur certaines zones, comme par routine. Les dessins ressemblaient à ceux que Nora pouvait faire, et les notes n’étaient qu’un assemblage de mots sans réelle cohérence.
Des pas se firent entendre, une silhouette imposante progressait à l’extérieur de la serre. Nora, cachée derrière l’un des piliers de métal, parvenait à voir un homme, il avait le visage d’un enfant mais le corps d’un adulte. Cheveux courts, le regard vide et l’air béat, l’inconnu portait un habit de travail vert et marchait pieds nus au milieu des débris de verre et de terre cuite. Dans ses bras, il tenait un énorme sécateur et un bocal contenant diverses graines et une grenouille qui se détendait. Arrivé à ses établis, il se mit à renifler comme s’il avait détecté la présence de la petite fille. Nora n’était pas sereine, l’homme se rapprochait d’elle en bousculant tout ce qui traînait sur son passage, elle essaya donc de se faufiler en tirant avantage de sa taille, mais alors qu’elle s’approchait de la porte, elle fit tomber un pot qui vint se briser sur le sol.
Le jardinier tourna brusquement la tête, et se lança à la poursuite de Nora qui courait aussi vite qu’elle le pouvait. Et alors qu’elle passait sous le rosier à nouveau, son poursuivant s’arrêta comme s’il était bloqué par une grille. Il se mit à grogner, et à gémir, puis à pleurer. La jeune fille, terrifiée, continua sa course afin de retrouver le groupe. Mais les buissons se ressemblaient, et la nuit venait de tomber. Elle continua de chercher son chemin comme elle le pouvait, jusqu’à tomber sur Irène qui tenait une vieille lampe à gaz.
« Elle est ici ! Je l’ai trouvée, cria-t-elle pour alerter ses collègues qui rappliquèrent dans les minutes qui suivirent. Qu’est-ce qui t’a pris de t’éloigner du groupe ? demanda la gouvernante en haussant le ton.
— Je… Je voulais aller voir… et…
— Aller voir quoi ? Ne t’a-t-on pas dit que tu devais respecter les règles ? Le domaine est immense, et si tu t’étais perdue dans la forêt ? Si tu étais tombée dans un trou ? Dans un étang ?
— Je… Je…
— Il va falloir apprendre à obéir mon enfant !
— Irène, ne vous énervez pas, s’invita Philéas, accompagné de Nicole, Médior et monsieur Saignon.
— Que je ne m’énerve pas !! Vous savez comme moi que ce domaine peut réserver des surprises… Oh, et vous ! Vous tombez bien, ajouta-t-elle en désignant le professeur de sciences. Comment avez-vous pu laisser une de vos élèves se perdre ?
— Je… Et bien je devais être occupé avec un …
— Aucune excuse à votre incompétence ! Je m’en doutais. Nora, tu es consignée à l’intérieur du manoir pour la semaine qui arrive !
— Irène tout de … tenta Médior.
— Une semaine, fin de la discussion.”
Tous ensemble, ils retournèrent au manoir, Eric s’occupa de préparer une soupe à Nora qui était gelée et, plus que tout, déboussolée. Pendant ce temps dans le couloir Irène et Nicole argumentaient la pertinence de la punition.
« Une semaine Irène, vous allez lui faire manquer la sortie dans les cavernes…
— Il faut qu’elle apprenne, nous ne pouvons pas la laisser se mettre en danger comme cela.
— Laissez-là venir, je la surveillerais moi-même.
— Non c’est non. Elle a besoin de cadre.
— Vous êtes si… bornée, et rude !
— Croyez-vous que je sévisse par plaisir ? Ma seule préoccupation, c’est la sécurité de cette jeune fille, il faut bien que quelqu’un agisse en adulte de temps en temps !
— Et pour monsieur Saignon, vous n’allez pas…
— Oh ! Croyez-moi, je le trainerais jusqu’au bureau de monsieur le directeur s’il le faut, mais cet incapable va entendre parler du pays.
— Je doute que Philéas vous laisse f…
— Je le trainerais lui aussi si besoin.
— Irène, vous savez comment peut être monsieur Lameyran lorsqu’il s’agit de sécurité…
— Un enseignant doit savoir veiller sur ses élèves, sinon il peut aller planter des radis ! »
La gouvernante partit dans ses quartiers et Nicole souhaita une bonne nuit à Nora, après l’avoir accompagnée jusqu’à sa chambre. Dans son lit, la petite fille était encore sous le choc. Elle fixait le plafond et ne cessait pas de se retourner. Mais après une dizaine de minutes, ses paupières devinrent lourdes et elle se laissa entraîner par les flots en direction du monde des rêves.
De retour dans un monde qui commençait à lui être familier, Nora s’assit sur le haut d’une colline pour admirer le paysage. Elle n’était plus d’humeur à explorer, elle avait vécu suffisamment de péripéties pour aujourd’hui. Et tandis qu’elle perdait son regard sur l’horizon, une petite créature vint se loger contre le corps de la rêveuse. Une petite tête bleue, couverte d’écailles, quatre pattes griffues et une queue aussi longue que son corps. Un petit dinosaure.
Très belles descriptions dès le début ! C’est très immersif et j’imagine parfaitement la scène !
« Et lorsqu’elle rouvrit ses petits yeux verts, Nora flottait dans le vide » C’est parfaitement correcte mais à la lecture j’ai eu l’impression qu’il y avait une petite fille qui en ouvrant les yeux vit Nora flotter alors que c’est la même personne.
« Prise de panique, elle faisait battre ses jambes » l’imparfait est dommage ici, car il empêche une tension de ce mettre en place. Un passé composé donnerait plus de dynamisme et ainsi plus de stress.
J’ai beaucoup aimé le passage d’idylle à cauchemar. Très bonne idée.
« Nous allons devoir apprendre à nous lever » vous apprendre à vous lever non ?
« Quelques minutes plus tard, après être repassée par sa chambre pour se débarbouiller, se brosser les dents et faire son lit qu’elle avait quitté à la hâte, Nora était » le était à l’imparfait sonne étrangement vu que l’énumération des actions précédente appel à un passé simple à une immédiateté (au passé) de l’action.
Je suis vraiment intriguée par l’histoire ! J’ai dû mal à faire des liens, mais je pense qu’à cette échelle, c’est normal ! J’ai hâte d’en découvrir plus du coup ! Et j’adore toujours autant Nora !
Je ne vois pas trop comment tu imagines remplacer de l'imparfait par un passé composé. "Prise de panique, elle a fait battre ses jambes" ça sonne faux, peut-être un passé simple "Prise de panique, elle fit battre ses jambes" plus s
oudain ou parlais-tu d'un participe passé "Paniquée, elle faisait battre ses jambes" plus dans la durée (je vais garder ça d'ailleurs).
Le nous c'est une façon de parler assez courante chez les valets, le personnel de maison en général.
Quant au passé simple plutôt que l'imparfait, je ne pense pas que cela soit judicieux dans ce contexte.
"Plus tard, après s'être préparée, Nora était dans dans l'atelier" Ça établit une situation et je peux enchaîner avec des actions.
"Plus tard, après s'être préparée, Nora fut dans l'atelier"
Ça termine l'action.
Enfin c'est mon ressenti bien sûr.
Merci beaucoup pour les commentaires et bonne lecture :)
Comme tu le sens, ce que je déduis de l'imparfait c'est seulement une perte de dynamisme et surtout qu'on s'inquiète pas du tout pour le personnage. Mais ça reste subjectif bien entendu, tu es le maître de ton histoire.
Concernant le nous du valet je n'avais pas compris, merci de m'éclairer.